Sur l’interactivité

Notes pour une théorie 
esthétique de l’interactivité *

Jean-Louis Boissier

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1. Définition de l’interactivité

Le terme d’interactivité, bien qu’il ait eu précédemment un certain usage dans le domaine scientifique, s’est imposé, à la fin des années 70, pour répondre à une situation nouvelle. Il s’agissait de désigner la qualité, le type de dialogue que l’on peut avoir avec une machine, ou plutôt, parce que cette machine est très automatique, parce qu’elle présente une certaine autonomie, la manière dont une machine « comprend » et « répond ».

Pourquoi cette nécessité ? L’ordinateur, le processeur qui en est le centre, présentent la caractéristique d’une très grande opacité. Si l’on s’en tient à une description très simplifiée, on dira que ce qui s’y exerce est un ensemble gigantesque, rapide et complexe d’opérations qui, au plus près du plan matériel, consistent en deux états d’un flux électrique. Ces deux valeurs permettent, par leur combinaison, de supporter toutes les opérations qu’exécute le processeur, c’est-à-dire l’envoi d’instructions et le traitement des données d’un programme.

On peut noter que cette interprétation des entrées et sorties induit déjà, à elle seule, le caractère dialogique du dispositif informatique. On parlera aussi de « mode conversationnel ». Au demeurant, cette dernière expression reflète la situation où la relation entre le travail de l’ordinateur et son utilisateur reposait sur le « texte » s’affichant à l’écran. L’interactivité suppose une rapidité convenable de cet échange, c’est l’origine de l’expression « temps réel » que l’on peut traduire par l’expression stéréotypée qui vient inévitablement dans toute description de l’interactivité : « à chaque instant » « la machine répond… », « l’utilisateur peut… », etc.

Le numérique appelait une relation de contrôle, d’envoi et de réception d’informations toujours plus rapide et plus intense. Si l’on peut dire que le numérique porte l’interactif dans son principe, il a fallu un certain développement technique spécifique pour que l’interactivité réussisse à compenser la « boîte noire » qu’est a priori l’ordinateur. C’est ainsi que la notion d’« interface » a considérablement évolué. On a du mal à imaginer que les premiers ordinateurs n’aient eu ni clavier ni écran, alors qu’aujourd’hui l’ordinateur tend à s’assimiler à eux et fait oublier son « unité centrale ».

Il est vrai que la miniaturisation des processeurs a conduit à leur intégration directe partout où ils sont nécessaires, dans des objets que l’on n’assimile pas à des ordinateurs : automobiles, téléphones, machines à laver, jouets, etc. On peut citer à ce propos les installations centrées sur des vidéodisques des années 80 où l’on pouvait se passer d’ordinateur pour piloter l’accès aux images en utilisant des mémoires « mortes » (EPROM), autrement dit des « puces » programmées par transformation physique et définitive.

Les interfaces ont évolué en fonction de la nature et de la puissance de l’interactivité, ainsi les manettes de jeu. Mais il arrive aussi un point où c’est le programme qui se complexifie pour permettre une interface simplifiée et « intuitive » comme les écrans tactiles. Dans le domaine spécifique du couplage vidéo et interactivité, c’est l’image vidéo elle-même qui fait figure d’interface principale, ou tout au moins d’élément relationnel à parité avec la commande proprement dite. Pour étayer l’indépendance des relations rapportées à leurs termes, l’image de la conduite automobile peut être adoptée à propos de la situation de l’image dans la plupart des projets vidéo-interactifs : si le volant, l’accélérateur, etc. sont des interfaces de la conduite, c’est-à-dire de relation entre comportement de la voiture et configuration de la route, on comprend bien que le conducteur intègre dialectiquement, ce qu’il voit, ses gestes et ce qu’il perçoit en retour dans la course du véhicule, en particulier l’« image » cadrée par le pare-brise. Dans cette comparaison, les différents compteurs du tableau de bord sont à comparer aux interfaces graphiques qui sont elles aussi inhérentes au principe d’interactivité.

Lorsqu’on saisit un texte sur ordinateur, situation désormais quotidienne et quasi universelle, on ignore que ce qui apparaît comme une évidence, les caractères affichés, dans une certaine forme typographique, en réponse à l’action d’une touche du clavier selon un modèle qui semble hérité de la machine à écrire, n’ont pas existé d’emblée avec les ordinateurs. Le « mode conversationnel » cité plus haut en est peut-être l’ancêtre direct, mais il faut savoir qu’une telle « conversationv» concerne un échange avec le programme et qu’il peut tout autant, par exemple, produire des images.

Une remarque, historique encore, concerne la présence de la vidéo dans l’ordinateur. Ici encore elle semble naturelle, notamment au regard de l’écran vidéo inclus dans la machine. Cependant, la numérisation de la vidéo, comme des images en général, mais particulièrement du flux vidéo, s’est longtemps faite attendre, jusqu’à la fin des années 80. Ainsi, les premiers dispositifs traitant interactivement la vidéo le faisaient soit sur une vidéo laissée analogique (par exemple avec le vidéodisque ou laserdisc, de la fin des années 70 au début des années 90), soit sur une vidéo numérisée « à la volée », autrement dit non enregistrée, apte à s’afficher de façon homogène avec des textes ou signes graphiques.

Avec la série des observations qui précèdent, on peut comprendre que la notion d’interactivité gagne à être prise et conservée dans son sens technique, telle que l’informatique l’a développée depuis le début des années 80, comme système de relation « homme-machine ». Nous éviterons par conséquent l’élargissement idéologique qui prévaut aujourd’hui dans l’usage du terme interactif, y compris quand il désigne une relation entre personnes. Il faut toutefois tenir compte, pour une bonne compréhension des pratiques artistiques impliquant l’interactivité, des divers emplois culturels de l’idée d’interactivité contemporaine. Parallèlement, il convient de connaître les divers courants artistiques qui ont déployé des notions d’action, de performance, de « participation du spectateur », d’environnement, d’œuvre ouverte, d’aléatoire et de variable, etc., toutes notions qui ont précédé et accompagné le développement de l’interactivité et qui peuvent apparaître comme prolongées par l’emploi effectif dans l’art de cette technologie.

2. Dramaturgie de l’interactivité

Depuis l’apparition des programmes interactifs au début des années 80, la notion d’écriture interactive s’est progressivement dégagée. On a parlé assez tôt d’une « dramaturgie de l’interactivité ». L’emploi du mot dramaturgie, qui appartient au théâtre, est une indication sur la problématique de l’interactivité en art. Au théâtre, la dramaturgie est essentiellement un travail sur le texte, un pont entre le texte, la mise en scène, le jeu des acteurs, qui a des répercussions sur tout événement qui a lieu sur la scène mais aussi, peut-on dire, entre la scène et la salle et jusque chez les spectateurs.

Les spectateurs — on hésite toujours sur les mots pour les qualifier — les exécutants, les opérateurs d’une œuvre interactive sont impliqués dans une expérience dramaturgique. Si on les qualifie de joueurs, on se rapproche de la réalité à condition d’entendre le jeu comme plus proche du théâtre, précisément, que du jeu vidéo. Dans toute dramaturgie, il y a une dimension temporelle, il y a un déroulé de la situation, un enchaînement de relations qui donnent lieu au « drame ». Du côté de l’interactivité, la dramaturgie se confond plutôt avec la notion d’expérience, mais elle possède aussi la dimension d’une fiction vécue qui existe au théâtre.

En employant ce mot, on tend à dire que les images interactives se déplient bien au-delà de ce que prend en charge ordinairement l’image. L’image interactive règle, dans une certaine mesure, la façon dont elle va être reçue, dont elle va être transformée, dont elle va elle-même répondre. C’est ce jeu relationnel complexe incluant le feedback du spectateur qui peut donner lieu à dramaturgie.

La peinture elle-même, le tableau, ont historiquement considéré cette question : dramaturgie interne au tableau, place réservée — ou non — au spectateur, effet en retour du regard porté sur le tableau instaurant une « histoire ». Mais on comprend bien que l’interactivité suppose une mutation de la scène qui est une réponse effective et adaptée.

Un autre terme, qui appartient lui aussi au théâtre, est : argument. Ce mot est important parce qu’il porte à la fois la signification d’exposé préliminaire qu’il a pour une pièce et l’indication plus philosophique ou plus psychologique du projet, de l’effort d’implication. L’argument d’un objet interactif est comme un moteur, un jeu de leviers et de ressorts qui incite le spectateur à mobiliser son intérêt et à intervenir sur le cours du fonctionnement de cet objet. L’argument dramaturgique d’une œuvre interactive, c’est sa capacité à s’actualiser, à passer d’un potentiel à une chose réalisée.

Une objection intervient généralement à propos de l’interactivité et de sa dramaturgie : « tout cela est programmé ». Il y a là une part de malentendu : on prête à l’interactivité deux obligations « naturelles », alors que ce ne sont que deux éventualités. La première est celle de l’ouverture de l’œuvre, au sens de Umberto Eco, L’Œuvre ouverte (1962), c’est-à-dire une polysémie organisée et revendiquée, la possibilité et l’attente, de la part du lecteur, d’une interprétation décisive pour le sens de l’œuvre. La deuxième est celle de la liberté supposée du destinataire de l’œuvre, liberté qui se heurterait à des limites, à des contraintes, au « faux aléatoire » d’un programme. Si l’on prend l’image, souvent effective dans les projets interactifs, d’une déambulation que le spectateur viendrait à exercer, on peut remarquer que le principe d’un trajet n’est pas nécessairement antinomique d’un comportement autonome et « libre ». Mais on peut comprendre aussi qu’un trajet puisse comporter des surprises, des hésitations, des zones de flou, des bifurcations, des obligations, etc. et que toutes ces figures relèvent d’un projet artistique. L’exemple des jeux vidéo est là également pour illustrer les capacités d’une programmation à intégrer règles du jeu et jouabilité (c’est-à-dire ici plaisir de jouer).

Quand Alfred Hitchcock parle d’une « direction du spectateur », il ne se soucie de leur liberté que pour mieux la canaliser et surtout, il instaure un parallèle puissant, qui peut fort bien inspirer des scénarios interactifs, entre spectateurs et acteurs. La question est donc plutôt d’éviter que ce malentendu soit développé par les auteurs eux-mêmes, sauf bien sûr si leur intention est de porter une critique ironique sur l’idéologie de l’interactivité. Enfin, il faut probablement éviter de considérer une interactivité générale et générique et être à même d’en distinguer les nuances, les diversités de régimes et, pourquoi pas, les degrés d’intensité.

Dans une optique qui relève de l’intelligence artificielle et des sciences cognitives et en référence à l’évolution de la cybernétique, on a pu proposer, au début des années 2000 (Edmond Couchot, Michel Bret, Marie-Hélène Tramus), l’expression « deuxième interactivité » : à l’interactivité de la simple commande et de la rétroaction succéderait une interactivité apte à s’auto-engendrer, à être en quelque sorte interactive avec elle-même sur le mode de l’apprentissage, de l’adaptation et de l’émergence. Malgré son intérêt intellectuel, les conséquences artistiques d’une telle distinction restent incertaines. En matière de dramaturgie, un simple déclenchement, un simple bouton de sonnette, « une porte ouverte ou fermée », peuvent suffire.

3. Figures de l’interactivité

Nous considérons ici implicitement le travail sur l’interactivité comme relevant d’un travail sur des formes. Et, de fait, l’usage est venu progressivement de parler de design d’interactions ou de design de l’interactivité (interaction design). La question, si elle est traitée plus théoriquement, renvoie à des concepts de logique qui sont succinctement abordés plus loin dans « Image-relation ».

C’est ici qu’intervient encore la notion de figures de l’interactivité. Au sein de la recherche sur les formes de l’interactivité, elle permet une définition plus proche du fonctionnement signifiant. Elle emprunte également à la linguistique et à la rhétorique. Elle engage la production en matière de vidéo-interactivité vers une écriture et vers une scénarisation.

La bifurcation, le prolongement alternatif d’une situation dans une direction ou l’autre, est à coup sûr la figure la plus directement concevable. Les expériences du Laboratoire, toujours axées sur la vidéo comme matériau d’une proposition interactive, permettent d’en percevoir à la fois le caractère général et les mise en œuvre particulières. On pourrait la nommer « degré zéro » de l’interactivité, si ce n’est qu’une version de la bifurcation la concurrence dans ce registre : il s’agit du déclenchement. Le passage d’un état d’immobilité ou d’attente à celui d’un déplacement, d’une transformation, d’une transition est incontestablement une bifurcation.

Mais, décrivant cela, on vient de pointer la suspension. Cette figure est, elle aussi, primordiale et symptomatique du problème de l’interactivité dans sa dimension spatio-temporelle. Car, si un scénario interactif s’attache facilement à envisager les comportements relatifs du programme et du joueur, il doit obligatoirement prévoir ce qu’il advient du programme quand le joueur n’agit pas. La suspension, par exemple par une mise en boucle, est alors la réponse prioritaire. Mais ce pourrait être au contraire une « fuite en avant », le déroulement contrôlé ou aléatoire du programme. Notons qu’une telle figure se rattache à la suspension en ce sens qu’elle suspend l’obligation d’une interaction. Une figure connexe est la rétention : c’est un état en suspens qui retient malgré tout les interventions du joueur pour les mettre à exécution de façon différée. L’inversion, comme la mutation, peuvent être vues comme des bifurcations dont le moment est potentiellement plus variable et plus dispersé.

À ces figures qui désignent des structures essentiellement internes, répondent des figures qui relèvent directement de la prise en compte du lecteur : la comparaison, la désignation, la procuration. Cette dernière se révèle très précieuse car elle touche à la conception même de l’image vidéo-interactive. Au demeurant, elle est extrêmement fréquente dans les jeux vidéo. Plutôt que de donner un accès direct à une intervention du lecteur sur le contenu de l’image, un personnage intermédiaire, un truchement sont délégués à le faire. On pourrait parler aussi de délégation.

C’est ici qu’intervient une modalité des plus importantes, qui rattache le travail sur l’interactivité à toutes les pratiques de la mise en scène, de la représentation ou de la présentation artistiques. Il s’agit de la distanciation. Distance peut être synonyme d’écart d’avec le naturalisme, de recul critique, de mise en évidence du processus techno-artistique lui-même, etc. On notera plus loin comment Deleuze introduit à ce propos le terme d’« aberrations ».

On aborde par là des figures qui présentent une nette dimension psychologique : attraction, satisfaction, répulsion, frustration. La déception est, dans le champ esthétique de l’interactivité, une modalité de l’œuvre particulièrement puissante, comme généralement dans l’art contemporain. Elle met en évidence un fonctionnement de l’œuvre basé sur la promesse et l’intention d’un côté et la déconstruction et la révélation du faire de l’autre.

La plupart des mots exprimant une relation et une action peuvent évoquer une certaine mise en forme interactive. Il ne s’agit pas ici de faire l’inventaire et encore moins de dresser le tableau synoptique des figures de l’interactivité; mais ce projet serait pertinent pour mettre en relief le caractère performatif, voire d’acte de langage, du potentiel sémiotique de l’interactivité.

4. Image-relation

Dès l’instant où l’image se recentre sur des potentialités d’interactions signifiantes, il devient légitime de chercher à la nommer de façon spécifique. Une image qui résulte de relations, une image qui fait relation, peut être désignée par l’expression image-relation. Il convient alors d’examiner la pertinence du mot autant que ce qu’il implique. Si toute œuvre peut être envisagée sous l’angle de la relation qu’elle instaure dans sa réception, le terme relation s’impose pour caractériser des objets qui sollicitent une intervention effective de leurs destinataires, c’est-à-dire l’exercice d’une interactivité. La relation caractérise l’articulation de ses éléments constitutifs, mais aussi la liaison de ces éléments au stade de sa production, à un contexte, à un réel de référence. En ce sens, la notion de relation concerne aussi bien la synthèse que la saisie, ces opérations externes et internes qui caractérisent à la fois la création et le fonctionnement de l’œuvre.

Historiquement, le premier usage du mot relation désigne un témoignage, un rapport et donc un récit. C’est un rapport, au sens où l’on rapporte quelque chose, où l’on fait un rapport d’enquête, et, à partir de là, un rapport tout court, c’est-à-dire une relation logique. Contrairement à ce que l’on croit spontanément, la relation est d’abord ce qui relate et ensuite seulement ce qui relie. La pertinence de cette expression en matière d’art interactif bénéficie de ce redoublement de sens. Faire la relation d’une chose, c’est articuler ses circonstances et ses raisons, en rendre compte, ce qui peut encore signifier modéliser. Il y a simultanément, dans l’opération de modélisation, récit et calcul. Or les mots employés : compte, rapport, relation, appartiennent à ces deux domaines. Que le terme de modélisation apparaisse ainsi dans la chaîne des dénominations retient particulièrement l’attention, car la relation qu’exerce l’interactivité est travaillée par le numérique, virtualisée à travers un modèle.

Une analyse philosophique et logique de la relation met en évidence qu’elle n’est pas une propriété des objets mais qu’elle se situe entre eux, autrement dit qu’elle est toujours extérieure à ses termes. De ce fait, la relation peut se modifier, prendre des formes diverses, sans entraîner les éléments qu’elle associe. Ce constat est fondamental pour une approche formelle de l’interactivité et donc pour une juste compréhension de son travail dans l’art. L’usage de l’expression image-relation doit également lui être rapporté, aussi bien sur le plan théorique qu’expérimental.

À partir du concept de Gilles Deleuze concernant le cinéma, qui veut qu’« image-mouvement » et « image-temps » soient des « présentations directes » du mouvement et du temps, il est possible de proposer une image-relation qui soit la présentation directe d’une interaction. Il convient donc d’examiner ici la notion d’image-relation telle qu’elle est conçue, par Deleuze précisément, dans le champ du cinéma.

L’image-relation occupe une place particulière dans la classification historique de Deleuze puisqu’il lui attribue une fonction particulière dans la «crise de l’image-action », comme clé du passage de l’image-mouvement à l’image-temps, passage dont on sait qu’il est fondateur du projet des ouvrages Cinéma 1 et Cinéma 2. Dans l’image-temps, la fonction sensori-motrice de restitution du mouvement tend à passer au second plan de telle sorte que le cinéma s’attache à rendre directement compte du temps lui-même. Le cinéma devient un équivalent du temps. L’image-relation est située au moment de cette transition, pour amorcer le passage de l’image-mouvement à l’image-temps. Son mécanisme étant axé principalement sur la restitution des relations, le temps en devient le milieu d’exercice.

Parmi les films emblématiques de l’«image-relation », le film d’Hitchcock La Corde, parce qu’il se présente comme un unique plan séquence, a une continuité très particulière qui souligne que sa substance est d’abord le temps. Que reste-t-il à la mise en scène lorsqu’on n’a qu’un seul lieu, qu’un seul moment étendu, sans failles, sans ellipses ? Les relations internes à ce temps lui-même, entre personnages, aux objets, au décor. Tout est pointé en termes de positions, de comportement, de gestes, de psychologie. Plus encore, au delà du jeu relationnel que le film reproduit et produit et que le spectateur peut saisir, le film instaure, ce qui est typique d’Hitchcock, une autre dimension de ce jeu relationnel qui implique directement le public, une « direction du spectateur ». Dans la scène finale où le crime initial, auquel on n’a pas assisté, est découvert, le jeu de la caméra, accompagnant l’acteur et son discours, reconstitue le meurtre qui était lui-même une mise en scène.

Un film de cinéma peut être compris comme le résultat d’une opération visant à vider le mouvement de sa dimension temporelle. Le temps de la projection sera ensuite apte à réactiver ce mouvement. La puissance du cinéma, de l’image-temps, tient sans doute à cela : ce qui actualise l’image est le temps qu’apporte le spectateur lui-même. Dans un processus comparable, l’image-relation dépend, pour son activation, d’une quantité de relation fournie par le lecteur, ou joueur. La transcription ou la figuration d’une action par l’image interactive ne consiste-t-elle pas, en définitive, à vider cette action de sa dimension relationnelle, pour la donner à remplir à nouveau par la relation qu’apporte l’acte du réception. Vient à l’esprit la métaphore, probablement trop simple, du lait en poudre : pour le boire il faut lui restituer la substance universelle qui lui a été retranchée, l’eau. Avant même de le consommer, on jouira de l’effervescence de sa réhydratation. Il y aurait donc une entité relation universelle, détachable des comportements quelconques, comme il existe du temps détaché des mouvements quelconques. Et si cette relation, comme ce temps, retrouvent malgré tout une singularité performative, ce sera en faveur de l’appropriation de l’œuvre par ses lecteurs, regardeurs et joueurs, et de son adéquation aux circonstances de la réception.

5. Perspective relationnelle

Alors que la modernité a, en plusieurs étapes, imposé sa critique au dispositif perspectiviste, comme à l’idée même de perspective, l’étude de l’interactivité et singulièrement de la vidéo-interactivité permet de reconsidérer la perspective dans les circonstances du numérique. Cette approche expérimentale, qui se partage entre investigations conceptuelles et essais techniques, entre analyses esthétiques et productions artistiques, a conduit à la proposition d’une perspective relationnelle. Il convient de souligner ici, de nouveau, que ces expérimentations, apparentées à l’art, ont en commun de travailler ce qu’on appellera globalement le cinéma interactif, c’est-à-dire concrètement l’alliance de la vidéo et de l’interactivité, en conservant à la vidéo son caractère de prise de vues optique. C’est pourquoi, si une perspective doit être comprise comme un dispositif, au sens de ce qui règle le rapport entre production et réception de l’œuvre, le dispositif que nous décrivons a pour caractéristique de croiser la perspective de la prise de vues à une autre perspective, qui relève de l’interactivité. À une perspective référencée à l’optique, peut s’adjoindre une dimension référencée au comportement relationnel.

Considérons maintenant une perspective strictement interactive. L’informatique y tient la place qu’a la géométrie dans la perspective optique, elle agence et règle un jeu d’interactions qui s’intègre à l’image, ou plutôt qui fonde l’image. La perspective est ce par quoi on peut capter ou construire une représentation visuelle. La perspective interactive est à même de saisir et de modéliser des interactions, de décrire des relations. Si l’on prend le parti d’envisager la relation en tant que forme, et si l’on conçoit une image-relation on peut découvrir l’utilité de ce nouveau type de perspective. On va voir que la perspective interactive projette les interactions dans un espace relationnel, elle les place à distance et les rend ainsi perceptibles, identifiables et jouables.

La perspective qui construit géométriquement une image implique une continuité et une réversibilité entre réel et figuration. La virtualisation des interactions que produit l’interactivité numérique présente elle aussi ce double caractère de continuité et de réversibilité. C’est pourquoi, s’il est possible de concevoir une perspective globale, que l’on peut nommer relationnelle, il doit être possible d’explorer et de démontrer l’homogénéité des deux pôles de cette perspective, l’optique et l’interactif. L’enjeu sera alors de trouver comment mettre la perspective selon l’optique en perspective selon l’interactivité.

Dans le champ des images, le retour du calcul et son efficience sans précédent à construire des espaces virtuels et à simuler des points de vue pourraient laisser craindre que tout un pan de la critique du sujet et de l’illusion perspectiviste ait été oublié. Au contraire, dans le champ des réseaux, une perspective de la lisibilité est venue contrecarrer une perspective assimilée à la seule visibilité. Adopter le terme de perspective, c’est assumer le poids historique d’un dispositif pour tenter de le déplacer une nouvelle fois, pour l’associer à une jouabilité. La perspective relationnelle ne peut pas s’émanciper du visible et du lisible mais elle doit se centrer sur le jouable. Dans une telle définition, s’il y a vision à travers, c’est-à-dire perspective, c’est dans un espace temporel et relationnel. Le dispositif de la perspective a été et reste donc un dispositif relationnel. S’il est attaché historiquement à l’image et à la vision, il doit être considéré aussi à partir des relations de tous ordres qu’il construit : relations optiques, relations de distances et d’échelles, relations topologiques et chronologiques, relations événementielles et performatives.

* Ces notes sont extraites de l’ouvrage Vidéo-interactivité, à paraître à Genève en 2011.