février 2008

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Deep Play propose une nouvelle lecture de l’un des événements les plus médiatisés de l’année 2006 : le match de la finale de la Coupe du monde de football entre la France et l’Italie. Sur 12 écrans, Harun Farocki expose l’implication de différents industries, technologies et logiciels dans la production, l’exploitation et la réception de cet événement médiatique. Farocki poursuit ici le questionnement de l’image et de sa perception que l’on retrouve depuis ses premiers films, montrant à quel point l’observateur dépend de son environnement et des forces prédominantes. L’acte d’observation se révèle être une opération très complexe surtout quand la technologie de vision intervient.

Inspiré par la première Guerre d’Irak, Serge Daney avait décrit l’expérience du « visuel » comme la « vérification optique d’une procédure de pouvoir quel qu’il soit technologique, politique, publicitaire, militaire » (1). Les images « opératoires » défilant sur les 12 écrans de Deep Play relèvent bien du « visuel », allant d’enregistrements de caméras de surveillance jusqu’aux études de la motricité humaine effectuées par des entreprises spécialisées telle qu’Ascensio et MVTec. Objets d’analyse et de décodage, Farocki se réapproprie ces données, les met en relation les unes avec les autres et crée ainsi l’ « altérité » que Serge Daney voyait comme nécessaire à la réflexion vis-à-vis des images.

Dans un entretien paru dans Hors Champ Farocki commente : « Tant d’intelligence humaine pointée sur une surface de quelques centaines de mètres de gazon ! … Ils font finalement avec le soccer ce qu’ils ont fait pour les usines, les champs de batailles. » (2)

Comme des « animaux dans une réserve » (3), les joueurs de foot sont méticuleusement détectés et étudiés. L’analyse des mouvements dans ce milieu clos, en rappelle bien d’autres : par exemple, le contrôle des déplacements des prisonniers dans la cour de la prison de haute sécurité Corcoran que l’on a pu voir à travers une caméra de surveillance, dans son film Images de prisons (2000). Farocki y intégre également des vues d’écrans de contrôle sur lesquels les objets d’analyse sont réduits à des points lumineux. « Il suffit de cliquer sur chacun des prisonniers pour que soit déclinée son identité. » (4) Avec ce film, Farocki crée un lien entre la prison et le supermarché. Dans Les Créateurs des mondes de consommation (2001), il se concentre sur les mouvements des consommateurs : « Il suffit de cliquer sur chacun des clients pour qu’apparaisse la liste de ses achats » (5). Des observations permettent de calculer les chemins des clients potentiels et de voir les emplacements les plus rentables pour les produits. Les joueurs de football représentés par des points révèlent, pour leur part, la vitesse et la direction de leurs courses, leurs trajectoires ou le nombre de fois qu’ils ont touché la balle.

Farocki montre la capacité de la technologie à identifier des formes singulières jusque dans leurs moindres détails et à repérer leurs emplacements spécifiques mettant en lumière l’influence de ces mécanismes sur notre perception. Chaque mouvement devient un processus d’analyse abstrait que ce soit dans la prison, sur le terrain de football ou au supermarché.

En ce qui concerne la Coupe du monde, les mouvements se déroulent encore dans un système réduit : non seulement l’espace est délimité, mais le nombre de règles à suivre est restreint. Selon Farocki, il est ainsi assez facile de traduire les images en mots par la reconnaissance des actions et des coordonnées. On voit, sur un des écrans, des reconstructions de mouvements élaborés avec la notation chorégraphique de Laban, le système de transcription du mouvement humain, développé par le danseur Rudolph von Laban et publié en 1928 sous le titre Kinetographie.

Les joueurs de football dans Deep Play semblent transparents : les nombreuses caméras de surveillance et des chaînes de télévision rendent visible chacun de leurs mouvements sous tous les angles. Les logiciels des sociétés spécialisées permettent des analyses quantitatives comme qualitatives de leurs déplacements sur le terrain.

Mais si, à la prison de Corcoran, Farocki insiste sur des mouvements totalement contrôlés allant jusqu’à la mise à mort exécutée par la technologie même dans un espace où « angle de vue et angle de tir coïncident »(6), il se révèle moins pessimiste au sujet du football. Dans un entretien avec la Radio Suisse Romande, Farocki constate que la technologie est encore incapable d’influencer sur le résultat final du match comparant le jeu de foot à « une grande loterie en mouvement »(7).

Malgré tout, la surenchère d’observation, d’analyse et d’interprétation a un impact sur les attitudes des joueurs et le déroulement du jeu. Les technologies qui enregistrent et transcrivent les mouvements créent des images opératoires et de contrôle. Celles-ci se traduisent par une rationalisation du jeu et produisent des modèles comportementaux. Les calculs des sociétés spécialisées révèlent les défauts des joueurs jusqu’au moindre détail et mettent en abîme la possibilité d’une maîtrise du corps perfectionnée. Dès lors, une adaptation des sujets aux images divulguées se met inévitablement en place. La question se pose de ce qui reste du caractère spontané et hasardeux du jeu.

Lev Manovich souligne au sujet de la diffusion de la guerre du Golfe : « On ne voyait non seulement des images de la guerre, mais des images par lesquelles la guerre a été effectuée. »(8)  Une fonction stratégique est peut-être inhérente à certaines images dans le contexte du match de foot. En tout cas, il est sûr que l’imagerie réappropriée par Farocki permet aux joueurs de connaître des informations révélatrices sur l’équipe adverse.

Anne Zeitz

Notes
1. Serge Daney, « Avant et après l’image », in Revue d’études palestiniennes, n°40, été 1991
2. « D’une image à l’autre : conversation avec Harun Farocki », http://www.horschamp.qc.ca/
3. Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers, Paris, Minuit, 1990
4. Harun Farocki, « Images de prisons », in Harun Farocki Films, Paris, Théâtre Typographique, 2007
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Entretien de Martine Béguin (Radio Suisse Romande) avec Harun Farocki, 07.08.2007 (voir sur ce site : http://www.arpla.fr/canal20/adnm/?p=269)
8. Lev Manovich, « Modern Surveillance Machines », in Ursula Frohne, Thomas Y. Levin & Peter Weibel, ed. CTRL Space Rhetorics of Surveillance from Bentham to Big Brother, Karlsruhe, ZKM/Center for Art and Media, 2002 (trad. A. Zeitz)


Harun Farocki, Deep Play, 2007, installation pour 12 écrans, Documenta XII, Kassel.
© Courtesy the artist, Greene Naftali Gallery, New York. Photos : Julia Zimmermann, Documenta.

Harun Farocki est né en 1944 à Nový Jicin (CZ), il vit à Berlin (DE). Il est à l’origine cinéaste et réalisateur de télévision. Depuis quelques années, son travail s’est orienté vers l’art contemporain. À la Documenta de Kassel 2007, Deep Play propose, sur 12 écrans, une analyse critique et scientifique de tout un ensemble d’images produites au cours de la finale de la coupe du monde de football 2006 à Berlin, des images de surveillance du stade aux transmissions de télévision, de la capture scientifique et analytique en temps réel de la situation de jeu à l’affichage automatique de l’activité de chaque joueur, de la reconstruction en 3D de phases décisives aux commentaires calmes mais passionnés de grands connaisseurs du foot-ball. Il semble que ces 12 écrans restent synchrones, autrement dit, qu’ils suivent en parallèle le cours du jeu.

One-and-a-half billion people saw exactly the same images of the World Cup final in Berlin’s Olympic Stadium last year. Harun Farocki interprets this phenomenon – the monopolisation of live pictures – as the television industry’s staging of the world. On twelve monitors in the rotunda of the Museum Fridericianum, his video installation Deep play (2007) presents original material from the television broadcasting companies alongside digitally processed images that simulate the mathematical analysis of the game. There is no commentary, only the unfiltered voices of sports commentators, police and TV stage-direction which expose the process of perfection to which the telecast is subjected.

Extrait du site de Documenta XII, 2007.

« Des images qui savent se traduire en mots »

Un entretien avec Harun Farocki à la Documenta de Kassel, mardi 7 août 2007, par Martine Béguin, de la Radio Suisse Romande.


Martine Béguin, Harun Farocki

Cliquer ci-dessous pour écouter l’entretien à la RSR :
ou bien télécharger le mp3

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Décrit par Pierre Marcelle pour Écrans, supplément web à Libération : comment on va vers l’abandon de la souris (notons que cette remarque est datée du jour du Nouvel An chinois, année du rat — ou de la souris —).

Révolution sexuelle. Chaque samedi, la techno-chronique de Pierre Marcelle.

Le but, bien sûr, c’est de faire toujours plus portable, moins lourd et moins encombrant. Ce sont très naturellement les fabricants d’ordinateurs qui ont commencé, qui coupèrent un jour le cordon ombilical reliant à l’engin l’adjuvant bien commode, familièrement baptisé « souris ».
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À l’École des Beaux-Arts de Tokyo (Graduate School of Film and Media Art, Yokohama, dont Masaki Fujihata est le doyen — on le voit ici faire le discours d’ouverture de Pocket Film Festival Japan le 7 décembre 2007 —), on a remarqué des vidéo-projecteurs à très courte distance, avec une étonnante capacité de projeter sur le mur tout en étant posés au sol (technologie de correction numérique). À vrai dire, on en avait vu de semblables, utilisés en rétro-projrection dans une exposition du Centre pour l’image contemporaine de Genève en avril 2005 (Aernout Mik).
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