juin 2009

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Une page d’histoire pour remettre ce blog sur les rails.
Parmi les plus belles œuvres de l’interactivité d’avant l’interactivité (au sens du numérique).

Bill Viola, He Weeps for You, installation, 1976*, Détail [sur Youtube].

Texte de Bill Viola :
Ce travail fait allusion à la philosophie traditionnelle de la correspondance entre le microcosme et le macrocosme, ou croyance selon laquelle toute réalité supérieure dans l’échelle de l’être se reflète et est contenue dans la manifestation et le mode d’être des ordres inférieurs.
Les religions anciennes ont exprimé cela comme la correspondance symbolique de l’ici-bas (la terre) et du divin (les cieux) et on retrouve cette idée dans les théories de la physique contemporaine qui montrent comment la moindre particule de matière contient des connaissances et des informations sur l’état du système tout entier.
Dans cette installation, j’ai tenté de créer un « espace accordé » où non seulement tout est enfermé dans une seule cadence rythmique mais où un système dynamique interactif est produit dans lequel tous les éléments na goutte d’eau, I’image vidéo, le son, le spectateur et la pièce elle-même) fonctionnent ensemble de manière unifiée comme un instrument unique et plus grand.
L’œuvre repose sur un processus d’agrandissement : en modifiant l’échelle de ce qui devrait être normalement un événement accessoire pour l’amplifier à la fois visuellement et acoustiquement jusqu’à ce qu’il domine l’espace. Un examen plus serré révèle que le processus unificateur qui sous-tend l’œuvre est un phénomène optique.
La goutte d’eau agit elle-même comme une lentille et s’intègre de la sorte au système optique de la caméra vidéo. On peut voir une image de l’espace tout entier et de ceux qui s’y trouvent, image dont on constate qu’elle est contenue dans la structure anamorphique de chaque goutte d’eau.
Cette distorsion optique accroît à mesure que la goutte gonfle pour finalement tomber hors de l’image et s’écraser sur la surface amplifiée qui se trouve en dessous, inaugurant alors un nouveau cycle.


Entretien, 1998, SFMOMA.

*Bill Viola est né en 1951. Au moment de He Weeps for You, il a 25 ans.

Le site de Bill Viola : http://www.billviola.com/

Au cœur de toutes ces configurations se trouve l’évidente faculté de la vidéo à capter et à transmettre les apparences vivantes, en « temps réel », c’est-à-dire, comme l’énoncent les informaticiens, avec un temps de réponse compatible avec le processus en cours. Ce processus, pour l’artiste, c’est la pensée, la sensation, la vie même. L’œuvre de Bill Viola He Weeps for You, créée en 1976, accomplit ce temps réel dans l’intimité des mécanismes sensibles de son spectateur. Car c’est le corps qui est proprement saisi : dans une vaste pièce obscure, un tuyau descend du plafond, une goutte d’eau en coule très doucement. Une caméra vidéo couleur la filme de très près. L’image de la goutte est projetée sur le fond de l’espace. Le spectateur qui, lui, est éclairé, se voit pris dans le système optique de la goutte qui grossit et tombe avec un bruit d’impact amplifié. Mais déjà une nouvelle goutte se forme et emplit lentement l’écran, avec l’image renversée de ce qu’elle « voit » : celui qui se regarde, collé au mur, assujetti au temps qui coule. Rarement machine de vision n’est aussi organique, quasi biologique. La conscience existentielle, même pathétique, n’émerge-t-elle pas du plaisir d’une communication globale mais restreinte à son seul écho instantané et solitaire ? Ou bien résulte-t-elle de l’expérience d’une anamorphose et d’une amplification opto-électronique de la relation au réel ?
Jean-Louis Boissier, « Machines à communiquer faites œuvres », La Relation comme forme, Presses du réel, 2008, p.102.


Bill Viola, He Weeps for You, installation, 1976

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zachmann
Photo © Patrick Zachmann, Tiananmen, mai 1989.

En mars-avril 1989, je me suis rendu à Pékin avec Jean-Paul Goude que je conseillais pour le repérage d’artistes — acrobates, pratiquants des arts martiaux, acteurs de l’opéra de Pékin, musiciens populaires, danseurs de hip-hop, etc. — qui participeraient au défilé des 200 ans de la Révolution française, le soir du 14 juillet 1989, sur les Champs Élysées et la Place de la Concorde. Il y avait à Pékin une ambiance intéressante. Parmi nos diverses rencontres, nous avons été reçus par un vice-ministre des affaires étrangères qui avait un trait remarquable au moins : il portait des baskets. Il faut dire que nous avions une lettre de mission signée par le Pésident François Mitterrand, ce qui ouvrait bien des portes. Après les manifestations de la Place Tiananmen et leur répression sanglante le 4 juin 1989, tout fut annulé. La Chine était présente en tête du défilé du 14 juillet, mais représentée par des Chinois de Paris. Un ami de l’École des Beaux-Arts de Pékin était venu à Paris pour l’exposition Les Magiciens de la Terre au Centre Pompidou dont il avait assuré une part du choix des artistes : Fei Dawei. Il resta en France. Il y vit aujourd’hui encore. Des artistes, Ma Desheng, Ling Fei et d’autres furent, dans une certaine mesure, aidés à rester en France.

Les Magiciens de la Terre, collectif, sous la direction de Jean-Hubert Martin, Centre Pompidou, 1989.

Il se trouve que, pour une exposition que je préparais pour la Cité des Sciences de La villette, « Images calculées », j’étais en contact avec l’Université de Genève. Et c’est là que j’ai vu pour la première fois le Web en fonctionnement. C’était il me semble à la même époque. Pour ce que j’ai pu mesurer, l’écho de Tiananmen restera souterrain, y compris dans le milieu artistique que je connais un peu, ne serait-ce que par les nombreux étudiants en art venus de Chine. Il y a eu beaucoup de changements partout, et en Chine. Parmi eux, Internet. Je trouve confirmation de ce point de vue dans ce que dit Ai Weiwei, artiste et architecte des plus audacieux et iconoclastes, fils du grand poète Ai Qing (1910-1996) pour qui « le Web est la révolution des vingt dernières années » (voir l’article de Libération ci-dessous).
Ces derniers jours, à l’approche du 20e anniversaire de Tiananmen, Internet est l’objet, en Chine, d’une censure renforcée. Je renvoie les lecteurs aux articles de presse à ce sujet. Mais je veux souligner un aspect : comment échapper ou narguer les moteurs de recherche de la censure : parler du « 35 mai » et des « crabes de rivière » (voir l’article du Monde ci-dessous).
J.-L.B.

Aéroport de Pékin, avril 2006. Photo ©JLB.

Le Monde
Un « cyber-Tiananmen » permanent sur Internet
03.06.09 à 15h53

Pékin correspondance

Depuis le matin du mercredi 3 juin, les forums de discussion en ligne chinois sont remplis de commentaires au sujet d’envahissants et pernicieux « crabes de rivière », surnom donné aux censeurs.

Pourquoi ? Car le mot, hexie, crabe de rivière en chinois, se prononce comme « harmonie », le concept cher au président Hu Jintao. Un concept que les internautes associent à la mise au pas implacable de l’Internet. Si l’alerte générale a été ainsi donnée, c’est que jamais l’Internet chinois n’aura été « harmonisé » si sauvagement.

Twitter, le site de messagerie instantanée, qui était très populaire en Chine parce qu’il échappait jusqu’alors à la censure, a été rendu inaccessible ce matin. Flickr, site d’échange de photos, est également bloqué. Sur Xiaonei, l’équivalent chinois de Facebook, un message indique aux utilisateurs qui mettent en ligne des articles qu’il faut « attendre que votre texte soit examiné ». Sur le moteur de recherche Baidu, dans la section consacrée aux babillards étudiants, les derniers messages datent du 26 mai et un avertissement prévient, en rouge, qu’il est « est actuellement impossible de mettre des messages en ligne ».

Si les 20 ans de Tiananmen auraient pu passer inaperçu parmi les jeunes, tant l’omerta règne, la prolifération soudaine de « crabes de rivière » a probablement un effet inverse : les internautes ne peuvent que s’interroger sur ce qui épouvante à ce point leur gouvernement. Beaucoup répondent par le sarcasme et la satire : les caonima, lamas des hauts plateaux dont le nom chinois se prononce comme « nique ta mère », sont devenus des figures populaires sur la Toile. Les internautes les utilisent pour lancer des attaques et leur font chanter à tue-tête l’hymne national chinois sur des vidéos en ligne.

En réalité, la Toile est bien le lieu d’une repolitisation spectaculaire de la jeunesse ces dernières années: à la faveur de faits divers qui mettent en émoi des millions d’internautes, comme le cas récent de Deng Yujiao, jeune employée qui a tué un officiel qui tentait de la violer dans un salon de massage, les débats publics s’enroulent très vite autour des notions de « corruption », de « contre-pouvoir », de « nécessité de supervision citoyenne », de « liberté d’expression », de « censure » et de « presse libre ».

L’internaute chinois passe à l’acte : des « enquêteurs du Net » se sont rendus sur place et des étudiantes ont organisé une pantomime pour raconter le cas Deng Yujiao. Les slogans en ligne dénoncent dans les pratiques politiques des autorités le même archaïsme qu’en 1989. Les mots-clés qui parsèment les millions d’interventions sur le Net sont les mêmes que ceux qui figuraient sur les dazibao des manifestants il y a vingt ans.

Si tout sujet directement politique est rapidement nettoyé de l’Internet chinois, la Toile n’en est pas moins un relais efficace pour les idées démocratiques en Chine : la Charte 08, un appel à la démocratie lancé fin 2008, qui rassemble aujourd’hui 9 000 signataires, est, malgré la censure, bien plus connue dans le monde étudiant que ne l’était, en 1998, l’initiative d’une poignée de militants pour créer un parti démocratique.

Pour la première fois, le 10 mai, une vingtaine d’intellectuels chinois de renom, tels Zhang Boshu ou Xu Youyu, sont sortis de leur silence en se réunissant lors d’un séminaire secret pour commémorer les événements de Tiananmen. Ils ont ensuite publié sur Internet des photos de la réunion et des participants et mis en ligne les textes signés de leurs noms – certes vite bloqués.

Cui Weiping, professeur de cinéma et célèbre blogueuse, y déclare qu’il est temps de rompre le silence : « Le culte du secret a empoisonné l’environnement qui nous entoure et affecte nos vies et nos esprits. (…) Même si nous ne sommes pas responsables du crime sanglant d’il y a vingt ans, le fait est que, en étant restés silencieux toutes ces années pour quelque raison que ce soit, nous en sommes devenus les complices ! » Les « crabes de rivière » n’ont qu’à bien se tenir.

Sur le Web, visiter le blog en chinois de Cui Weiping :
www.cuiweiping.net/blogs/cuiweiping.

Brice Pedroletti

Cui Weiping (崔卫平), professeur à l’Académie du Film de Pékin et blogueuse. Sa lettre « Pourquoi nous devons parler du 4 juin » : http://chinadigitaltimes.net/2009/05/cui-weiping-why-do-we-need-to-talk-about-june-4th/

À lire : Pierre Haski, Internet et la Chine, Seuil, 2008.


Ai Weiwei, installation à Documenta, Kassel, 2007. Photo ©JLB.

Libération
Les blogueurs tissent leur Toile autour de la censure
De plus en plus d’internautes jouissent de la liberté du Net. Au mépris d’une sécurité incapable de remplir ses objectifs.
02.06.2009 à 06h52

Par Pascale Nivelle, Pékin, de notre correspondante

En arrivant de sa province, en 2004, Liu Xiao Yuan ne savait pas se servir d’un ordinateur. Cinq ans plus tard, cet avocat est un blogueur frénétique. Inscrit sur différents portails, il diffuse ses articles sur une dizaine de blogs différents, qu’il active ou ferme au gré de la censure. Le portail Sina affiche : « L’article que vous avez publié est illégal. » Liu bascule alors sur le portail Sohu : « La cyberpolice ne peut pas être partout, dit-il, il y a toujours un endroit où ça passe. » Fin 2008, la Chine comptait 298 millions d’internautes, dont 162 millions de blogueurs, selon les statistiques officielles.

Avocats, journalistes, essayistes, historiens, citoyens, tous ceux dont les mots troublent «l’harmonie», se retrouvent sur la Toile. Pour rire, se moquer, dénoncer, et débattre à l’infini en jouant à cache-cache avec les cyberpoliciers animés en embuscade sur l’écran. « Il y en a souvent un sur une moto en guise d’avertissement », dit Liu Xiao Yuan. Pour Ai Wei Wei, artiste pékinois qui vient de lancer une campagne sur les écoles mal construites du Sichuan, le Web est la révolution des vingt dernières années. « Les médias traditionnels n’ont pas changé ou peu, mais avec Internet il n’est plus possible de tout cacher. C’est un outil d’une incroyable puissance. »

Dans la province la plus reculée, il y a toujours un internaute qui veille. Le plus petit incident est mis instantanément en ligne avec photos, articles et commentaires par milliers. Là où ne circulaient que des rumeurs, vite démenties par les médias officiels, il y a aujourd’hui des preuves. « On vit un nirvana grâce au Web, dit Zhang Yao Jie, professeur à l’Institut des arts de Pékin, Nulle part ailleurs existe un tel espace de liberté. Les informations circulent, les gens débattent, c’est très constructif. En s’informant librement, les gens deviennent acteurs, ils ne sont plus simplement dans la haine du pouvoir ou le ressentiment. Ils ont envie de faire progresser la société, sans se laisser aveugler par des modèles occidentaux qui fascinaient en 1989, par méconnaissance. » Les internautes appellent cela «débattre au soleil». Timides au début, ils s’enhardissent avec le temps : « Il y a dix ans, personne n’osait émettre son avis, raconte Zhang Yao Jie, le professeur. Aujourd’hui, sur le moindre incident, il devient impossible de tout lire. Pour nous, enseignants, c’est une période de recherche fascinante, l’apparition d’une liberté incroyable. »

Radios, télévisions et journaux restent soumis aux directives du département de la propagande. Eviter les sujets « négatifs », tels que la violence, la corruption, le banditisme, ou les relations extraconjugales. Ne pas se moquer des handicapés, des slogans politiques, des dirigeants et de leurs discours. Ne pas mettre en valeur les gens en conflit avec le gouvernement. Ne pas encourager le culte des cultures et valeurs occidentales…

Les 30 000 cyberpoliciers ne sont pas assez nombreux, ni assez calés pour faire régner un tel ordre sur le Net. Leur « grand pare-feu » censé protéger la Toile autant que le fit la Grande Muraille, est sans cesse attaqué. Un mode d’emploi pour le contourner est disponible sur Wikipedia. «On peut déjà annoncer la défaite du blocage autoritaire de l’information», assure le blogueur à plein temps Zhang Shishe, alias « Tiger Temple », qui voit dans Internet «le Saint-Sauveur de la démocratie en Chine».« Ils ont essayé par tous les moyens, mais ils n’ont pas réussi, pour des raisons techniques, dit-il. Franchir la grande muraille est devenu un geste ordinaire, on consulte tout ce qu’on veut. » Selon lui, il suffit de connaître le rythme des fonctionnaires. « Je ne les sens pas animés d’un zèle immense, ajoute Tiger Temple, c’est comme s’ils avaient déjà démissionné. »

Le système ne fonctionne plus que sur des sujets très ciblés, tel «liu si», le 4 juin 1989, toujours soumis à un blocus total. Ces derniers temps, les internautes, comme les autorités, ont renforcé leur vigilance. « Le risque avec Internet, c’est qu’on peut accumuler de preuves contre vous, estime un blogueur, donc on fait très attention en période sensible ». Le 10 mai, pour la première fois depuis vingt ans, 19 personnes, pour beaucoup des historiens, avaient organisé un séminaire sur les événements de Tiananmen, dans un local proche de la Colline parfumée à Pékin. « On savait qu’on était surveillés, explique un participant, donc il n’y a eu aucun échange de mails entre nous. » Ils ont pu débattre pendant huit heures. « C’est la méthode traditionnelle qui a fonctionné. »

Rue89
« Oublions », quand un artiste chinois tente de ne pas oublier Tiananmen. Ai Weiwei, article de Pierre Haski, Rue89, 3 juin 2009.

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