Les Formations du Dialogue Amoureux

Une proposition de Sarah Tedo

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Action du 11 janvier 2015 au siège de Concordia

 

Les Formations du Dialogue Amoureux

Une formation en tant qu’œuvre d’art

Les Formations au Dialogue Amoureux est un projet de pratique artistique collaborative et participative que j’ai initié à partir du mois d’octobre 2014. Il consiste à créer des moyens d’inviter des participants à la discussion et à la conversation, pour faire émerger la pluralité des notions, des questionnements et des problématiques que posent l’expression du sentiment amoureux. Basée sur l’imagination de situations performatives, cette œuvre propose des rencontres et des contextes de partage de savoirs au sujet du dialogue sur l’amour. Elle opère avant tout un déplacement du privé vers un espace public et politique. L’intime question de l’expression du sentiment amoureux y est mis en conversation et en débat sociétal, en étant porté en thématique d’éducation et de recherche collective. Les Formations au Dialogue Amoureux est donc un pratique artistique qui expérimente des pédagogies alternatives et des outils de formation pour adulte. Le processus de création s’est pour cela fondé en étroite collaboration avec l’association d’éducation populaire Concordia, dont en particulier la formatrice Léa Laval, afin d’élaborer des formes communes issues de cette rencontre interdisciplinaire.

Les Formations au Dialogue Amoureux reposent sur une collaboration artistique interdisciplinaire qui interroge, comme évoqué, la création d’une forme commune rassemblant des pratiques aux objectifs très différents. Léa Laval et moi-même, qui proposions le contexte et les dispositifs de formation, nous placions dans une position, pour utiliser le vocabulaire de Jacques Rancière, de « maître ignorant ». Nous adressions des questions en tant qu’individu, sans rapport de hiérarchie entre enseignant et enseigné. Des pédagogies alternatives  et expérimentales comme celle de Paulo Freire et les principes d’éducation populaire nourrissaient la création de situations de transmission conductrices de contenus, sans que quelqu’un ne transmette une science. Elles cherchaient à rompre avec la logique d’une pédagogie basée sur l’opposition entre savoir et ignorance. Déjà, le choix du sujet du dialogue amoureux se basait sur la présomption d’une égalité des connaissances entre tous.

Un déplacement intéressant d’un point de vue plastique s’opère dès l’idée de la création de ces actions artistiques : est-ce qu’une formation peut-être une œuvre d’art ? Peut-on vraiment « former » qui que ce soit à dialoguer sur l’amour ? C’est l’expérimentation de ce paradoxe éducatif qui possède un intérêt plastique. Nous avons ciblé notre projet autour de la constitution d’un groupe de travail auxquels sont invités les acteurs de Concordia, pour utiliser leur compétences dans le domaine de la formation, mais également n’importe qui potentiellement intéressé. L’objectif de ce groupe de travail est de créer des formations au dialogue de l’amour sur le principe de l’éducation populaire, c’est-à-dire, de la recherche collective et du partage d’expérience. Elles reposent sur la tentative de déclencher des situations performatives, des débats et des conversations, qui constituent des actions de formation.

Ces actions de recherche ont reposé sur un parcours de rencontres, au cours de sessions de discussions ponctuelles avec Léa Laval qui invitaient diverses personnes à s’y joindre (familles, amis…), puis des rencontres plus formalisées. Elles nous ont conduit à demander  à des passants les traductions du titre « Formation au Dialogue Amoureux » dans leur langue maternelle lors de l’événement du démontage de la friche « Chez Albert » du projet La Semeuse le 6 décembre 2014 à Aubervilliers. Cette expérience  questionnait les définitions possibles d’un point de vue linguistique et culturel. Elle fût suivie d’une série de  conversations initiées avec la participation de Hubert Amiel et Sandra Desmoulin dans les rues de Saint-Denis, où nous abordions au hasard des promeneurs et des commerçants en leur demandant s’ils étaient amoureux. Cette action soulevait à la fois la mise en discussion d’un sujet d’intimité sur le vif dans l’espace public, ainsi que les définitions et connotations de l’amour et de son dialogue pour diverses personnes. Elle est documentée par un court-métrage d’une dizaine de minutes intitulé Êtes-vous Amoureux que j’ai réalisé en décembre 2014.

En janvier 2015, le délégué régional Ile-de-France de Concordia invitait le projet  à  intervenir à l’occasion d’un de ses événements de vie associative prévu le 11 février 2015 au siège national de l’association dans le 17e arrondissement de Paris. Nous y avons organisé une action de Formation au Dialogue Amoureux qui expérimentait de manière plus pratique les dispositifs de formation d’éducation populaire, en tentant de les intégrer à une situation performative artistique.

Les participants furent accueillis par un petit apéritif, avant que l’événement ne démarre par une performance collective qui les invitait à se mettre deux par deux pour se dire « je t’aime » à tour de rôle et tous en même temps pendant une minute, puis à se dire les « mots doux » de leur choix sur le même fonctionnement. L’action proposait aussi différents espaces ouverts disposés dans les locaux: un confessionnal isolé consultable à souhait à une ou deux personnes pour répondre à une question tirée dans une enveloppe sur le thème du Dialogue Amoureux, ainsi que des feuilles de papiers et d’un rouge à lèvres à disposition pour marquer des baisers et les offrir aux personnes présentes. Une fois ces deux dispositifs itinérants présentés, l’ensemble de l’assemblée fût invitée à visionner le film Êtes-vous Amoureux ?avant de se réunir pour un débat « pense-écoute ». Ce type de débat est un dispositif de formation d’éducation populaire qui consiste à inviter les participants à se mettre par deux, puis à rebondir chacun leur tour à une liste de questions, avec chacun un temps donné non compressible de parole. L’autre reste pendant ce temps dans l’écoute et le silence. La liste de questions, leur ordre, et le temps de réponse pour chacune d’elle ont été élaborées par Léa Laval et moi sur des thèmes autour de l’expression du sentiment amoureux, d’un point de vue sociétal aussi bien que personnel. Pour finir, nous avons invité les participants à se réunir en « plénière » afin de s’exprimer sur chacune des situations qu’ils ont expérimenté et sur ce qu’ils avaient ressenti.

Cette formation prenait donc place dans un espace de travail de bureau et de secrétariat, investit à l’occasion par une manifestation artistique qui opère sur un mode éducatif. Bien que le siège national de Concordia n’offrait pas de grandes flexibilités spatiales, la Formation au Dialogue Amoureux qui y eut lieu nous permet de retrouver les notions défendues par la sociologue Catherine Lambert dans son projet intitulé Psycho Classrooms2 sur les effets de désorientation et les possibilités pédagogiques qu’offre le choix des espaces où situer des rencontres éducatives. Elle permet d’interroger un déplacement, comme créateur de trouble dans les relations entre enseignement et apprentissage, donnant à une situation de formation un caractère performatif. Cette proposition se manifestait notamment par le changement de la disposition de la pièce principale où nous allions mener l’action (disposition des tables de réunion en un buffet, retrait des chaises, accrochage de décorations…). Elle se manifestait aussi par la transformation totale de l’aspect d’un de ses bureaux que nous avons recouvert de châles et tissus, et parsemé les tables de bougies pour le convertir en « confessional ». Participants extérieurs et salariés du siège de Concordia ont été invités à aborder dans les bureaux, des questions de l’ordre de l’expérience intime, au sein de débats et de travail collectif, et dans le cadre d’une situation performative artistique. Notre réaménagement partiel des locaux de Concordia invitait les participants à l’occuper de manière personnalisée et différente pour créer un déplacement. En conséquence, les participants ont semblé prendre l’initiative de se disposer spatialement de manière inhabituelle pour un tel lieu bureaucratique (assis par terre, en retrait pas petits groupes…), afin que les savoirs sur le dialogue amoureux puissent s’échanger. L’investissement des salles permettait donc aussi un trouble dans la perception et la distribution des rôles et des attentes au sein de cette rencontre esthétisée.

La rencontre entre art et éducation qui s’opère dans Les Formations au Dialogue Amoureux prend cette fois l’éducation comme réelle méthode et forme artistique au lieu de faire intervenir l’art dans un objectif éducatif. Elle permettent plusieurs axes de recherche transversaux interrogeant aussi bien la création collaborative, l’esthétique et les rapports sociaux. Elles bouleversent les impulsions habituelles de la manière dont nous entendons et occupons les espaces pédagogiques. En effet, ces « classes » se voulaient comme un espace de construction où tous les participants peuvent être producteurs collaboratifs de savoir et d’idées, mais aussi comme un espace d’exploration d’un problème, plus que de recherche d’une conclusion, de réponses ou de solutions. Elles ouvrent ainsi des interrogations sur les enjeux éthiques et politiques qui parcourent l’interdisciplinarité, et explorent les paradoxes d’un espace de formation qui veut permettre des possibilités de dissensions, de ruines, et d’échecs.