Entre et en-dehors

Université Paris 8 / Vincennes-Saint-Denis

Pédagogies Expérimentales, Gwenola Wagon et Marie Preston

Entre et en dehors des murs

par Rafael Medeiros

Peut-être ne peut-on se poser la question “Qu’est ce qu’est l’école?” que trop tard, quand il n’est plus possible de se défaire de l’éducation que presque la moitié de la population du globe reçoit depuis l’enfance. Ou peut-être la question est posée souvent de façon individuelle, en l’absence d’interlocuteurs disposés à ce sujet et surtout privée de la possibilité d’un débat ouvert. L’école est, à droite comme à gauche, une institution protegée par la croyance que l’apprentissage est le résultat direct d’un enseignement formel. C’est de cette foi aveugle dans une relation cause-effet que le système d’éducation se maintient, tel qu’on le connaît , et il poursuit, immuable à éduquer les hommes pour un avenir indéniablement incertain.

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Tout d’abbord, il faudra qu’on établisse d’une définition clé pour le mot “école”. Dans la phénoménologie de l’école (le deuxième chapitre du livre Une société sans école), Ivan Illich propose une déscription qui me paraît à la fois simple et approprié. Selon lui, l’école est “un lieu où l’on rassemble des êtres humains d’un âge donné autour des enseignants. Ils y sont soumis à une présence obligatoire et à la nécessité de suivre certains programmes.”, ce qui precise ainsi le cadre de cette institution et lui permet de lancer une attaque contre les presuppositions que (a) les enfants doivent être à l’école, (b) ils apprennent à l’école et (c) l’école est le seul endroit où ils puissent apprendre. En soulignant ces conceptions, Illich développe sa théorie d’une société “de-scolarisée”, où l’être humain regagnerait son indépendance vis-à-vis des institutions et se soustrairait aux démarches discriminatoires imposées par la chaîne éducationelle, à savoir l’exigence des certificats et diplômes pour accéder aux différents niveaux d’enseignement.

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Par ailleurs, ce système tel on le connait aujourd’hui n’existait pas avant le XVIIIème siècle. En effet, une recherche sur les racines de l’éducation nationale peut nous conduire vers une histoire souvent occultée, qui est au centre de de l’enseignement institutionnalisé : le modèle prussien d’éducation basé sur l’obéissance et soumis à la hiérarchie. Dans le livre The underground history of American education, John Taylor Gatto nous racconte les séquelles laissées par la défaite de l’armée prusienne devant Napoléon Ier à Jena (1806), et leur effet sur l’initiative d’instaurer un système qui garantirait plus d’efficacité militaire dans les batailles à venir. La Prusse est devenue ainsi la fondatrice de la structure scolaire unifiée et gratuite, financée directement par l’impôt des contribuables. Parmi les idéalisateurs de cette nouvelle école était le philosophe Johann Fichte, défenseur d’une éducation qui pourrait détruire la libre volonté et instruire l’homme à servir l’État. En même temps la séduction du modèle prussien venait plutôt du rêve collectif de l’accès à l’éducation, le produit vedette étant l’Université de Berlin avec Alexander von Humbold.  Mais, derrière la promesse d’une école pour tous, les mécanismes d’accès à chaque niveau d’éducation garantissaient la séparation des classes, ainsi les soldats et les ouvriers s’arrêtaient au Volkschule (école primaire) et les dirigeants des fabriques arrivaient jusqu’au Gymnasium (college/lycée), tandis que les professions specialisées (ingénieurs, architectes, etc.) passaient leur Abitur (Baccalaureat) pour entrer à l’Université. L’enjeu initial étant que le peuple entier soit amené  par une “préparation” intensive et obligatoire de nationalisme, sens de devoir, de respect à l’autorité et de discipline, en parallèle aux apprentissages de base, comme lire, écrire et faire des calculs.

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(Jobs als Schulmeister, Johann Peter Hasenclever, huile sur toile, 1845.)

Pionnier, ce modèle a notamment été à la base du système scolaire aux États-Unis et a fortement influencé toute la structure de l’éducation européenne. En France, c’est la bataille de Sédan et la défaite subséquente de Napoléon III qui ouvrira le chemin pour l’attraction du modèle prussien. L’écrivain Albert Sorel raconte en 1871, après la bataille, que les français aient “été écrasés (…) par la triple supériorité de l’organisation, du nombre et de l’instruction populaire (de l’armée prussien)”.

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Cependant, l’égalité proposée par cette instruction populaire était à double tranchant. D’un côtê, l’opportunité attirante d’un système qui accueille tout un peuple, de l’autre, le traitement de ce peuple comme une masse uniforme et le nivellement de ses différences, une attitude qui sera essentielle pour garantir l’évolution de l’industrie et d’une société homogène de consommateurs. L’espace de la salle de cours portait (et porte encore) des ressemblances indéniables avec l’usine : la sonnerie qui annonce le début et la fin du “travail”, les tables et les chaises alignées en rang et tournées vers l’autorité ultime du professeur (le chef), les droits (parler, aller au toilette, etc.) assujettis à l’autorisation d’un supérieur, les vêtements uniformes, etc.

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L’architecture et l’ambiance prendront aussi un rôle important dans l’éducation proposée en série. Les espaces clos où l’enseignement se déroule coupent les élèves du monde extérieur, en produisant, au dire de Illich, “un environnement qui se moque de la réalité, un utérus magique d’où les enfants seront renvoyés à la vie adulte”. La métaphore que Pink Floyd met en scène dans le film The Wall en 1982, montrant des élèves se laissant emporter par un tapis roulant qui les conduit tout droit dans la bouche béante d’un hachoir à viande,  s’avére encore proche de la pensée actuelle sur le rôle (dé)formateur de l’école. En 2013, la Mairie de Rio de Janeiro a vehiculé une publicité qui ressemblait atrocement à la vidéo du groupe de rock anglais.

(D’un côté, la vidéo métaphorique de 1982, de l’autre, la publicité pour les écoles publiques à Rio: “notre chaîne de production est simple : nous construisons des écoles, nous formons des citoyens et nous créons le future”.)

Pendant le XXème siècle, les changements politiques et idéologiques ont affecté le caractère de l’école selon sa dépendance aux gouvernements, comme la nature rigide et punitive durant les dictatures des années 30 et 40, ou l’abolition des châtiments physiques par les nouvelles démocraties des années 60 et 70.  Néanmoins, l’axe centrale qui définit ce modèle n’a jamais bougée : l’école a continué d’être obligatoire, divisée par âge et hierarchisée, à l’exception de quelques pédagogies experimentales qui surgissaient, comme le Montessori, Freinet et  Steiner-Waldorf, dont la portée était limitée, à petite échelle.  Ces pédagogies-là, ont capté l’ampleur du dommage causé par l’écrasement de l’autonomie dans le système national, mais aujourd’hui elles sont souvent institutionalisées et encore restreintes plutôt aux écoles privées.

C’est pourquoi il serait intéressant d’investiguer la pédagogie de l’oprimmé de Paulo Freire, qui est complétement fondée sur l’individu et son milieu. Cité par Illich et exalté par Noam Chomsky, le pédagogue d’origine brésilienne est reconnu pour avoir alphabetisé 300 ouvriers agricoles en moins de 45 jours. L’épisode peut ressembler à une fable, mais il s’agit du résultat d’une méthode complète qui exige l’immersion dans la realité des étudiants et le développement des contenus qui correspondent à leur relation avec le monde. Cette méthode est destinée plutôt à des individus d’âge adulte, et consiste en à garantir l’autonomie des apprenants. Il s’agit justement dans ce processus, de faire disparaître la barrière entre enseignant et apprenant, et d’impliquer la participation de chacun, sans aucune figure d’autorité, en permettant aux intervenants d’échanger leur place et d’apprendre eux aussi.

(Affiches disponibles sur l’Acervo Paulo Freire)

Le système Freire est divisé en 3 étapes de travail :

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(Film-diaporama du matériel pédagogique Freire fait en 1963 pour être utilisé dans le cadre d’éducation nationale en 1964, l’année du coup militaire qui allais instaurer une dictature de 20 ans au Brésil)

Développée dans les années 60, le méthode de Freire peut être regardée comme le symbole d’une éducation qui s’adapte aux conditions de chaque région et qui privilegie la relation entre individu et monde au coeur de l’apprentissage. L’énergie politique émanant de la pédagogie Freire semble une solution encore révolutionnaire dans un monde qui n’est plus capable de tenir les promesses de développement du passé. Et l’avenir rattrappera aussi ceux qui ne souhaitent pas que la conscience politique progresse, comme les manifestants qui, lors du proteste contre la gauche brésilienne du 14 mars 2015, demandaient la fin de la “doctrine marxiste” et un “basta” à Paulo Freire.

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(Manifestation du 14 mars 2105, São Paulo)

Héritier indirect de la pédagogie Freire, José Pacheco mérite aussi d’être mentionné. Ce professeur et écrivain d’origine portugaise né dans une dangereuse banlieue au nord de Portugal raconte qu’il avait décidé de devenir professeur pour se venger de l’école qui l’avait toujours gardé en marge. Il confessera par la suite que malgré tous ses efforts il n’avait pas été capable de faire passer son enseignement à tous les élèves et qu’il est devenu complice du même système qui l’avait marginalisé. Après une confrontation physique avec un des ses étudiants à l’Escola da Ponte, dans les années 70, il rompra définitivement avec la structure classique de l’école et réunira enseignants, parents et éléves pour construir une des meilleures écoles du pays, établie sur la liberté et l’autonomie des personnes impliquées.

En 2010, après 30 ans dans la direction de l’Escola da Ponte, Pacheco décida d’aller au Brésil pour participer du Projeto Âncora, une école experimentale située à Cotia, dans l’intérieur de l’état de São Paulo, et entourée par des bidonvilles affectés par la violence et la criminalité. Ce projet éducatif est construit dans un espace vert pourvu des “lieux d’apprentissage” où les enfants sont libres de participer à des activités, faire des débats, ou trouver un endroit pour faire leur recherche individuellement. En effet, le cirque qui est placé au centre de l’espace démontre la proximité (ou même l’équivalence) entre le jeu et l’apprentissage. Destinée aux enfants de tous les âges, la méthode du Projeto Âncora peut être trouvée sur leur site internet.

Le programme est constitué par les étapes suivantes :

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Le projet brésilien, sous la tutelle de Pacheco, vise la croissance vers une communauté d’apprentissage en large échelle et l’échange entre ces communautés pour former une cité “éducatrice”. Effectivement, dans l’architecture du Projeto Âncora, on ne trouve plus des murs qui divisent l’école et le village. Comme chez Freire, l’idée essentielle est celle d’un réseau qui connecte l’homme à son milieu et qui lui permet d’explorer le monde à travers des outils pédagogiques.

En conclusion, les pédagogies proposées par Freire et Pacheco peuvent être des voies pour aider l’humanité à se reconnecter avec un monde qui semble échapper de son échelle, notamment avec la présence constante des informations distribuées par les médias de masse. Il est évident que l’enfermement systématique et obligatoire des enfants dans les instituitions éducatives empêche leur développement autonome et, encore pire, les détachent de la liaison naturelle avec leurs communautés. La progression de la domestication du milieu par l’homme est au bord d’un abîme qui nuira gravement l’humanité, mais c’est certainement la domestication de l’homme par l’homme qui l’empêchera de regarder à travers ses propres murs.

Bibliographie

Livres

Freire, Paulo. Pedagogia do Oprimido. Brésil: Editora Paz e Terra, 1968.

Illich, Ivan. Une société sans école / Deschooling Society. 1971.

Taylor Gatto, John. The Underground History of American Education. États-Unis: Oxford Village Press, 2003.

Film / Vidéo

Être et devenir, Clara Bella, Pourquoi Pas Productions, 2013

Ken Robinson, Presentation sur l’éducation, TED Talks, 2006, <http://www.ted.com/talks/ken_robinson_says_schools_kill_creativity?language=fr>

Internet

Sorel, Albert. Revue des Deux Mondes, 1871, <http://fr.wikisource.org/wiki/La_Discipline_prussienne_-_L%E2%80%99Insurrection_obligatoire_et_le_militarisme_en_Allemagne>

Article sur l’ensegnant José Pacheco, créateur du Escola da Ponte, <http://ries.revues.org/593>

Acervo Paulo Freire, <http://acervo.paulofreire.org/>

World Digital Library, <http://www.wdl.org/>

Apprendre en Liberté / Non-scolarisation <http://apprendrealairlibre.com/idees-recues/>

Projeto Âncora <http://www.projetoancora.com.br/>

Escola da Ponte <http://acervo.paulofreire.org/>

En anglais

Texte sur le modèle Prussien d’école <http://www.dailykos.com/story/2011/10/15/1026784/-Napoleon-Prussia-the-U-S-Education-System#>

Vidéo qui explique l’heritage prussiene aux États-Unis <https://www.youtube.com/watch?v=HZp7eVJNJuw>