Beuys, Maciunas et Fluxus

BEUYS, MACIUNAS ET LE FLUXUS

Un non-art ludique, pour une utopie des arts et de la vie: « Learning is social »1.

 Article de Laura Camargo

« L’obscénité est dans l’hypocrisie des lois, l’abrutissement psychologique de la masse soumise, la limitation des mouvements de la chair au sein du champ social, la culture de la peur et de l’insécurité, l’étouffement planifié de l’expérience, l’infinité de technologies qui perpétuent l’autorégulation et la discipline de foules fascinées par le spectacle de leur asservissement et la promesse d’une félicité nouvelle » Antoine d’Agata, Anti-corps

      Pourquoi l’art ? Telle est la question que je me pose sans cesse. Pourquoi décide-t-on de s’initier dans une formation artistique, de connaître l’infinité d’enjeux esthétiques, historiques, théoriques, philosophiques que cette activité pose? Pourquoi ai-je besoin d’art? Parce que l’art, « c’est la vie ». C’est essayer de la comprendre, c’est l’embellir, c’est la mettre en cause, c’est la déformer, c’est une oscillation perpétuelle de dé-construction et de reconstruction de la réalité. C’est surtout un moyen de mettre en question les fondements de la société et les rapports que nous entretenons avec autrui, avec le monde, avec nous-mêmes. Etudier l’art c’est prendre plaisir à s’immiscer dans un monde d’artistes subversifs, transgresseurs, iconoclastes, éclectiques, qui ont eux-mêmes, et bien avant moi, compris que l’art c’était la vie. C’est apprendre, c’est se nourrir d’infinités de points de vue, de techniques, de perspectives. C’est se nourrir de leur liberté, de leur capacité à dépasser toute norme et convention instaurée par la société et par la logique.

   Pourquoi donc, lorsqu’on on s’initie à l’histoire de cette transgression qu’est la pratique artistique, ou à l’apprentissage de ses différents usages et techniques, est-on contraint de respecter certaines pédagogies institutionnelles normées ? Telle est ma deuxième question. Si l’art est censé échapper à un certain enfermement intellectuel et social, pourquoi la transmission de celui-ci (de même que dans les autres champs d’étude) doit-elle être soumise à des logiques d’apprentissage archaïques, institutionnelles, bureaucratiques, hiérarchiques?

   L’étude suivante part donc de mon intérêt pour comprendre comment peut-on détourner certaines logiques de transmission archaïsantes. Comment certains acteurs dans les questionnements artistiques ont prouvé que l’art c’était bien la vie, et que l’apprentissage de l’art n’avait rien à avoir avec des normes hiérarchiques, carrées et limitées. Il ne s’agit cependant pas d’en faire une chronologie, ou une liste non-exhaustive de tous ces acteurs là, la liste étant très vaste et diverse.  Je me suis en effet intéressée particulièrement à une période, un mouvement artistique, un artiste, aux échos et aux liens que l’on peut retrouver avec certaines philosophies, dans cette période d’effervescence culturelle qu’est la seconde moitié du vingtième siècle: entre révolutions socio-culturelles, néo-avant-gardes, naissance du post-modernisme et de la contre-culture… je me suis intéressée à des acteurs qui ont permis de comprendre comment faire de l’enseignement et de la pratique artistique un modèle de vie et de pensée alternatif, non formaté, et non externe à des pratiques telles que la sociologie, l’écologie ou l’anthropologie.

    J’ai décidé d’étudier ainsi ce « géant » qu’est Joseph Beuys, tout en le rapprochant du mouvement Fluxus fondé par Georges Maciunas, collectif artistique avec lequel il entretenu de nombreux rapports. Il s’agira d’étudier différents aspects de la pensée de Beuys (et non la totalité de celle-ci vu la complexité qui caractérise son œuvre) qui influencent sa pratique artistique (engagement social, politique, écologique…), pour voir ensuite sa relation au Fluxus, leurs convergences, mais aussi les aspects qui les éloignent. Il s’agit donc de voir comment ces deux groupes proposent une démocratisation de l’art et de sa transmission, dans une volonté de reconstruction des fondements sociaux, artistiques et éducatifs.

Beuys l’artiste : son influence dans l’art contemporain et sa relation à Fluxus.

      Joseph Beuys, théoricien, enseignant, performeur et  sculpteur, aux médiums très innovateurs, à un caractère complexe, avec une œuvre pleine d’ambigüités, de mysticisme ; en même temps adulé, et méprisé. Il est un des seuls artistes à bénéficier profondément d’une expérience en tant qu’enseignant. Considéré comme figure majeure de l’art contemporain Allemand, en même temps enseignant à l’Académie de Düsseldorf et artiste, il fut partie des courants néo-avant-gardistes qui marquèrent les années soixante et soixante-dix. Considéré comme un des artistes Fluxus les plus remarquables, il fit part d’une œuvre qui ne cessa jamais de poser le questionnement du lien entre l’art et la vie, l’art comme aspect inhérent aux problématiques de la société, dont la politique. Dans sa volonté de démocratisation de la pratique artistique, son idée la plus répandue fut « tout homme est un artiste ». Il s’agit de penser, d’autre part, à George Maciunas : contemporain à Beuys, auquel il portait une profonde estime, il est membre fondateur du mouvement Fluxus: il crée ainsi ce collectif, ou mouvement artistique qui a pour but de « confondre » la pratique artistique à la vie elle-même, par des actions relevant de pures banalités, d’objets du quotidien, de parodies relevant de l’humour, autour de la déconstruction de l’art avec grand A2, en tant qu’institution. Y participent entre autre John Cage, Yoko Ono, Nam June Païk, Daniel Spoerri, Ben Vautier, ou Claes Oldenbourg. Le point de départ est donc celui des Néo Avant-Gardes: des actions et des créations qui défendraient un art non-institutionnel. Composé d’artistes provenant de plusieurs nationalités, médiums, villes, ce fut pour Maciunas  l’occasion de créer un mouvement (très inspiré de Dada et de Duchamp) qui se livra à la création de musique, textes, manifestes, performances, happenings, créations d’objets, anthologies, reliquaires… tout ceci faisant preuve d’un esprit « unique », total, non institutionnel, non académique.  Un mouvement qui est donc considéré comme une aventure de combat contre l’institution par ces héritiers Dada, utopistes et informels. Beuys eut en effet une relation étroite avec Fluxus. Non seulement tout au long de sa carrière artistique, mais aussi dans sa façon d’enseigner l’art. Malgré certaines divergences (comme le manque d’autodérision qui fut toujours présent chez certains artistes Fluxus tels que Georges Brecht ou Nam June Païk). Il est donc important afin de comprendre quelques aspects de la pédagogie de Beuys, de prendre en compte de sa liaison avec ce mouvement artistique.

  Un des éléments récurrents dans les actions Fluxus était la destruction d’instruments de musique. Tout en ayant une volonté d’aller à l’encontre des Beaux-Arts, Maciunas et son « équipe » se montrent réticents vis-à-vis de la virtuosité artistique. Cage à son tour se livre à la création d’un « nouveau monde des sons ». Ceci ayant donc comme but premier le rejet de tout aspect cérémoniel, protocolaire, sacralisant de la musique ancienne, ou traditionnelle. Tout ceci étant réalisé avec des tons provocateurs et dérisoires. Tel est l’exemple de l’action de Paik :  dans « Hommage à John Cage 2 », il renverse une piano après l’avoir attaqué à coups de couteau de cuisine. Beuys à son tour  détruit à coups de hache un piano dans un autre vernissage Fluxus , et Païk lui répond par une autre destruction d’instruments de musique dans son action « One for Violin ». Ces artistes dialoguent ainsi à travers leurs actions, en partageant la même esthétique iconoclaste  et néo-dada.  Dans la même idée, Maciunas  déclare que « tout homme est un artiste et que l’art n’est pas réservé à des spécialistes maîtrisant une technique de composition ou d’exécution ». Mais cependant, Beuys n’alla pas toujours dans le même sens. Tel est l’exemple de Plight, installation dans laquelle il expose un piano à queue, dans une sorte de sublimation de celui-ci, de rédemption quasi sacralisante de la splendeur de l’art dans son pourvoir spirituel. En effet, Beuys ne fut pas en accord de façon permanente avec les orientations anti-artistiques dadaïstes que Fluxus promouvait, tout en contestant l’institution de façon moins nihiliste.

   Maciunas avait des objectifs plus sociaux qu’artistiques, de même que Beuys. Le Front de gauche de l’Art (LEF, groupe fondé par des constructivistes russes) est une référence pour Maciunas, dans la volonté de suppression des beaux-arts au profit d’artistes plus « utiles » à la société, relevant de l’architecture ou des arts appliqués, en rejetant l’idée de  l’« artiste professionnel ». Car, pour revenir aux propos de Beuys, « tout homme est artiste ». Sa volonté d’aller à l’encontre d’un certain élitisme artistique l’amène à penser que l’art relève du pur divertissement, que l’artiste devrait s’opposer à toute tentative de sublimer les arts en tant qu’activité capitale et sérieuse. Ainsi le remarque  Eric Valentin en référence à Fluxus et à Beuys :  la «démocratisation de l’art passe par sa démystification »3. Sans oublier que Beuys et les artistes Fluxus eurent des relations étroites avec la question du ready-made. Pour Maciunas, « L’artiste est socialement inutile puisque n’importe qui est susceptible de le devenir. L’art est superflu puisque le réel est déjà artistique ». Il  rejette ainsi l’individualisme des artistes, la signature des œuvres, et pense que toute création doit relever du collectif et de l’anonyme. Les idées de chef d’oeuvre et de génie, ainsi que l’idée d’oeuvre d’art perdent tout crédit et toute importance : « L’art ne doit plus être conçu comme une expression du moi ». La traversée Fluxus fut marquée par l’utilisation de l’humour, capital dans toute œuvre. De plus, à l’époque où Fluxus est né, aucun de des membres n’eut des désirs de reconnaissance institutionnelle. L’estime fut d’autre part très importante entre Beuys et Maciunas, deux personnages importants pour penser ainsi la question de l’engagement social de l’artiste, ainsi que celle de la surenchère des œuvres d’art, questionnements qui trouvent de nombreux échos dans notre société contemporaine.

   Deux conceptions de l’art certes semblables, mais qui diffèrent sur certains aspects: là où Beuys prend de la distance avec Fluxus c’est dans sa vision romantique, thérapeutique et sacralisante de la pratique artistique qu’il prôna . Beuys eut une relation profonde avec les questions de spiritualité, chamanisme, mysticisme ou de religion (la pensée judéo-chrétienne fut ainsi un de ses piliers).      Cependant, il se crée, au fur et à mesure de sa carrière, une sorte de personnage fondé sur le mythe, et l’ambigüité de son passé en tant que pilote de la Luftwaffe. Un passé non occulté mais toujours évité par le biais dans la question du mythique et du rejet de la mémoire. Passé qui fut pour lui essentiel, afin de comprendre sa pratique artistique, vécue comme une sorte de rédemption. L’art pour Beuys relève de la rédemption, à travers sa pratique se pose la question de la renaissance de l’homme. Pratique qui alla à l’encontre de Fluxus dans une volonté moins dérisoire ou banalisante, l’art étant considéré comme une sorte de thérapie essentielle à la transformation de l’homme en « homme nouveau », en relation profonde avec autrui et avec la nature qui l’entoure.

  Lorsque Beuys dit que tout homme peut être artiste, il veut dire que la créativité réside en chacun de nous : « ce qui importe est de découvrir les moyens qui permettent de développer la créativité dans tous les domaines ». Il est en effet dans une mentalité beaucoup  plus idéaliste que Maciunas . Il ne veut pas détruire les Beaux-Arts, il veut les modifier et les libérer de leur prison canonique de règles, normes, codes et privations élitistes. Pour lui, il s’agit d’intensifier la créativité pour éviter certaines catastrophes sociales. De plus, tout en allant à l’encontre de Fluxus, dans l’oeuvre de Beuys la question du symbole et de la signification sont importantes : chez Beuys une interprétation de ses œuvres est nécessaire afin d’en parvenir à leur compréhension… Dans son goût pour le sacré, son désir de sens, de plénitude, il s’y s’oppose totalement à un certain nihilisme contemporain. En effet, il n’eut jamais aucune hésitation à rappeler que sa plus grande œuvre d’art était son enseignement.

Beuys L’enseignant : la sculpture sociale

   Pour comprendre la pédagogie de cet artiste, il est important de connaître non seulement les courants artistiques auxquels il fut rattaché, mais aussi sa vision politique, sa pensée écologique et son point de vue vis-à-vis de l’enseignement, ainsi que les références qui constituèrent une influence pour lui, et ce qu’il appelait « Social Sculpture ».

    A l’instar de nombreux artistes, Beuys intègre la question de la pédagogie artistique dans son oeuvre : Hundertwasser, Klein, Rainer ou Vostell pensèrent à leur tour à une manière alternative d’enseigner l’art : « Tous ces projets témoignent d’une approche extrêmement vaste de l’enseignement où prime la pluridisciplinarité et la formation généraliste, devant permettre le développement intégral de la créativité. Alors que, pour Yves Klein, les étudiants devraient se frotter, aux côtés des matières artistiques, aussi bien aux arts martiaux qu’aux relations publiques, Beuys intègre autant les sciences naturelles et l’économie que la sociologie dans son projet, et Vostell les nouveaux médias. Ces académies idéales partagent le même objectif : celui de ne plus former des artistes, mais des « hommes complets », capables de transformer la société. »4  Mais celui qui alla au plus loin dans son raisonnement fut Beuys : il fut en effet enseignant à l’Académie de Düssseldorf, tout en suivant des pédagogies liées à l’humanisme et à l’écologie, à l’instar de pédagogues tes que Rudolph Steiner ou Elise Freinet, ainsi que des penseurs tels que Ralph Waldo Emerson ou Jean-Jacques Rousseau, tout ceci malgré un long combat qu’il mena contre l’institution, qui à son tour semblait troublée par la présence de l’artiste lors de son séjour à l’académie en tant que professeur de « sculpture monumentale ».

   Cette question se pose ensuite: comment enseigner l’art dans son « pur état » alors que la pratique artistique elle même est limitée à des normes d’un dispositif institutionnel et capitaliste ? Est-il possible aujourd’hui de penser à transmettre l’art, à le faire connaître, en étant en marge du système pédagogique dominant, aux logiques mêmes du marché artistique ? Le Fluxus, ainsi l’affirme Païk,  est constitué « d’enfants gâtés » : enfants qui aujourd’hui (certains d’entre eux) font partie des artistes « récupérés » par le système. Quelques uns dont leur art repose sur un unique critère, celui de la marchandise. L’un d’entre eux ferait aujourd’hui même une œuvre uniquement visible à travers des slogans inscrits sur des cahiers scolaires ou des stylos inondant les papeteries Françaises (je tiens à affirmer que mon raisonnement s’avère critique non envers la qualité ou le processus intellectuel de l’art de Ben ou de ses contemporains, mais à la marchandisation et à la sublimation de celle-ci). Païk à on tour, étant lui-même considéré comme le « grand pionnier » de l’art vidéo, nous laissera non seulement un héritage historique et avant-gardiste important, mais aussi des œuvres économiquement inestimables est très convoitées par les collectionneurs et les foires. La question d’une nouvelle éducation artistique par la démocratisation de l’art même demeure donc complexe, même à travers l’exemple Beuys, qui est à son tour un artiste extrêmement médiatisé et sacralisé. La question demeure donc complexe, même si le but dans cette étude n’est pas celui de créer un débat sur le merchandising artistique. La contradiction dans une éducation artistique utopique résiderait donc dans son incapacité à réaliser une vraie démocratisation: malgré tous les efforts de Beuys pour unifier les classes sociales dans une seule et même collectivité par le biais de l’enseignement artistique, certaines de ses idées demeurent alambiquées,  difficiles à retenir ou à être comprises par une population « non savante », par quelqu’un qui n’aurait pas d’accès aux connaissances, non seulement dans dans le champ artistique mais aussi scientifique, socio-politique, ethnologique, ou relevant de l’économie politique.

L’ Implication politique avec ses étudiants.

    Beuys promouva tout au long de sa carrière de pédagogue une pensée très politisée, un nouvel humanisme écologique et anti-capitaliste, influencé par de nombreuses références. Toujours lié à la politique et à la société, son œuvre consista, entre autre, à développer une réaction artistique directe par rapport à des événements de la vie sociale. Avec des propositions utopiques, voire anarchiques, pour un humanisme basé sur la non ségrégation et la non hiérarchisation, il fut aussi influencé par une théologie subversive et utopique du philosophe Ernst Bloch. En plus d’un humanisme chrétien, mais jamais intégriste, il promouvra toujours un retour à l’origine du monde, à la nature. Même si la question de a relation entre religion et art peut s’avérer complexe. Ses œuvres furent souvent ainsi longtemps refusées par conservatisme artistique et réduites à des ready-mades. Tel est l’exemple de Plight, en 1985.

   Une des références les plus récurrentes dans l’oeuvre et dans la pratique pédagogique de Beuys fut Friedrich Schiller, notamment grâce à son ouvrage  Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, ouvrage dans lequel se développe l’idée que « l’éducation par l’art devrait préluder à l’ennoblissement moral et à l’harmonie sociale et politique ». Beuys, ainsi que Schiller, prônaient un nouvel humanisme par une« nouvelle éducation esthétique de l’homme ».5   Il y a donc une tendance morale et politique de l’art chez Beuys : « considérant que l’art n’avait plus de potentiel critique par rapport à la société et qu’il était incapable de changer le statu quo ». Il se livra à une intervention directe dans la sphère économique et politique, car la création artistique était selon lui, réservée à une élite sans efficacité sociale. La question reste donc assez complexe, car ces mouvements transgresseurs qui vont à l’encontre des strictes académies proviennent de la part dans la plupart, d’acteurs savants ou bourgeois (tels les dadas, surréalistes, néo-dadas…) Il est donc question de savoir sil s’agit d’une vrai démocratisation de l’art. Cette union entre l’art et les peuples est-elle véritable, ou en tout cas, possible ?

    D’autre part, la dégradation de la planète, le développement des totalitarismes, de la Guerre Froide, du capitalisme, du développement du nucléaire civil et militaire et une certaine culpabilité par rapport aux crimes liés au nazisme l’ont conduit à ce rapprochement à la religion, à la morale, au mysticisme et à la politique. Ses engagements écologistes ou autres revendications socio-politiques furent ainsi traduites par des actions telles que 7000 chênes en 1982. Coyote en 1974 ou Der Chef en 1964. Pendant la période qui constitua son enseignement (entre les années 60s et 70s à Düsseldorf), et dans sa vie en général, son implication politique fut en contre-poids d’un certain dit élitisme artistique et intellectuel que certains peuvent en effet lui reprocher.  Suite à l’assassinat de Benno Ohnesgord le 2 juin à Berlin, par un officier de police pendant une manifestation contre le chah d’Iran, Beuys fonda le SDP (en français, le Parti des Etudiants Allemands). Meutre qui fut justifié par la presse dominante, de droite, à laquelle s’opposèrent Théodor Adorno ou Heinrich Boll entre autres.

    Le mouvement de Beuys eut en tant que base les revendications étudiantes de Berkeley : contre un conservatisme universitaire, les « composantes autoritaires et hiérarchiques, l’absence de démocratie, l’absence d’étudiants dans les conseils d’université ». Contre la subordination de l’université à l’entreprise, et pour une certaine liberté d’enseignement et de recherche. Pour lui, l’université en tant qu’organisme permettrait de transformer la société par le biais de l’enseignement et de dépasser le capitalisme. Ainsi, les « étudiants représentent l’avant-garde potentielle d’une nouvelle société se substituant au prolétariat devenu conservateur ou réformiste ». Après la radicalisation du SDS, Beuys se montre donc en rupture (en étant contre le réarmement ou le soutient de régimes autoritaires tels que les communismes soviétique, chinois ou castriste).

   En Novembre 1968, une grande partie des professeurs des Beaux-Arts Düsseldorf manifestent contre la présence de Beuys, celui-ci ne respectant pas le « numerus clausus » de l’Académie, et promouvant la critique sociale et institutionnelle de l’Allemagne. Il rejoint ainsi les luttes des étudiants allemands contre les institutions universitaires et artistiques, devenant ainsi un des symboles de cette lutte. Il crée d’autre part Prospekt 68, réunion d’artistes exposant leurs œuvres dans le but de critiquer la foire de Cologne, devenant une sorte de Salon de Refusés allemand et contemporain. Sa lutte principale fut ainsi droit à l’autodétermination et la liberté de pensée : c’est l’exemple de son œuvre « J’essaye de te rendre libre », présentée en 1969 à la galerie René Block à Berlin. Nombreux furent ainsi ses combats politiques et artistiques à travers d’un réseau promouvant les luttes étudiantes et rejetant le parlementarisme allemand. Un autre exemple d’action fut la distribution de tracts, en 1970, où il affirme ouvertement sont intention anarchique : « Ne votez plus jamais pour les partis, gouvernez par vous-mêmes et sans violence ».  Lors de la  DOCUMENTA V de Cassel il créa un bureau pour une « démocratie directe » et d’actualité politique ; étant sa seule proposition artistique, on lui reprocha d’instrumentaliser sa pratique artistique et de profiter de sa renommée, reproches qui furent présents tout au long de sa carrière. En 1971, il accepte à  nouveau des étudiants en dehors du numerus clausus, se considérant comme  un enseignant et éducateur, dont le principe n’est pas celui de la sélection d’étudiants ou de l’interdiction d’accès à des études d’art. En 1972, il en accepte à nouveau, ce qui provoque son renvoi de l’Académie. Ce fut l’occasion d’un procès qui dura six ans, qu’il finit par gagner (même s’il fut interdit d’enseignement).

   Le 19 mai 1970 il fut à l’origine d’un débat à l’Académie des Beaux-Arts projet d’une école libre pour la créativité. Le SDF fondé par Beuys eut ensuite pour résultat la création de la FIU (Université Libre pour la Créativité ou Université Libre Internationale), fondée en 1974 par Beuys lui-même et Heinrich Böll, prix Nobel de littérature (s’éloignant ainsi dune sorte de nihilisme bourgeois du Fluxus, qui fut jugé purement dérisoire, contestataire mais sans futur). Beuys eut ensuite de nombreux combats politiques, tels que la situation carcérale, ou la lutte pour une culture et éucation libres, la réclamation de la moitié des femmes au Bundestag, ou le soutien à Solidarnôsc en Pologne. Revendications politiques, anti-capitalistes et écologistes qui furent en effet très nombreuses, auxquelles il répondit par des actions artistiques : militant contre le nucléaire, pour des actions de replantations, ou créations de débats et d’actions concernant l’art et l’espace public, et critiquant le cadavérisme de l’architecture urbaine de l’Allemagne d’Après-Guerre, pensée qu’on pourrait rapprocher de Hundertwaser.

   Du point de vue artistique, il promut un art anticapitaliste, contre le marché de l’art international, Pour un art apolitique (idée qui semblerait contradictoire, vu la politisation permanente de son oeuvre et de sa carrière), qui puisse proposer des alternatives de transformation sociale à l’aide de la création, pour un art moins bohème, individuel (malgré son rapprochement au courant Romantique) ou social. Beuys rejoint cette idée de Shiller que l’« art initie à la morale et à la politique » , et cette idée d’« harmonie, liberté politique et paix sociale comme but ultime de la création artistique ». Le beau selon Schiller concilierait la nature et la culture, harmonie qui serait le « prélude éducatif de l’harmonie sociale et politique ».

(Les citations de cette rédaction on été tirées de l’ouvrage Joseph Beuys, Art, Politique et Mystique de Eric Valentin).

Pédagogie de Beuys aujourd’hui

       La Free International University connaît aujourd’hui de nombreux échos dans la sphère pédagogique expérimentale, de la FIU Amsterdam ou la FIU Verlag. C’est l’exemple du  Social Sculpture research Unit, plateforme de recherche artistique et expérimentale basée à l’école d’Art d’Oxford Brookes en Angleterre.  D’abord dirigée par Caroline Tisdall et Johannes Stuettgen, elle propose ainsi plusieurs plateformes autour du monde, qui partagent ouvertement la pédagogie de Beuys, ainsi que le curriculum proposé dans son manifeste (présenté en annexe), autour de la transdisciplinarité et des pratiques renouvelables, en formant des « agents de changement » : ainsi se présente cette plateforme internationale :  « The SSRU encourages and explores transdisciplinary creativity and vision towards the shaping of a humane and ecologically viable society. It engages with Beuys thinking and work, as well as those before and after him – making available some of the insights, inquiries and explorations in this multidimensional field. »  La plateforme relie ainsi des étudiants, chercheurs, artistes, activistes et membres d’un public de tout champ social et professionnel afin de créer de nouvelles propositions, actions et débats autour de l’écologie, les arts et les alternatives qui pourraient guider la société à de nouveaux changements, toujours en liaison avec des instituts du monde entier, depui l’Afrique du Sud, jusqu’à l’Australie. L’aspect global de cette institution est essentiel : l’institut conserve des liens avec une vingtaine d’instituts artistiques et de développement durable tels que :

Institute for Sustainable Development / Greenmuseum / Citizens Art Days (Berlin) / Basic Income Network (UK) / Transition Towns and Edible City (Kassel) / Making a Difference, Asia (Hong Kong) / Iona Stichting (Amsterdam) / Geography Department, Exeter University / Free International University (FIU Verlag) / Centre for Art and Social Practice (Mumbai/ Kolkota) / Alanus University, Art in Dialogue Programme / Cultura 21 (C21) / und-Institute for Art, Culture and Sustainability / Emerson College (UK) / Omnibus for Direct Democracy / Democracy in Motion / Basic Income Network (Switzerland) / Ecoarts Network / Centre for Contemporary Arts and the Natural World (UK) / World Banana Forum / Summerhall (Edinburgh) / Demarco European Art Foundation / several European and International Permaculture Groups / Ecoartspace / OYA magazine, publishers and community / University of the Trees – Earth Forum network.

  Les néo-Avant Gardes  proposeraient une nouvelle vision de la vie, de la société, du statut de l’artiste au sein de celle-ci. Le nombre d’actions et la carrière alambiquée et complexe de Beuys peuvent être considérées une oeuvre d’art total. Penser les expérimentations artistiques des avant-gardes semble indispensable aujourd’hui, car nous nous trouvons dans l’ère où l’art est entièrement contaminé par le système de consommation, de surenchère et de spéculation.  L’artiste devient un élément utilitariste de la société et non un critique vis-à-vis de celle-ci. À partir du moment où l’art ne sert plus à mettre en cause son temps, il devient inutile. L’enseignement de la pratique artistique lié à un milieu bureaucratique, normé, classifié, et ancré dans cette logique institutionnelle, peut s’avérer inutile. Si l’enseignement artistique lui-même n’arrive pas à mettre en cause l’institution, la processus créatif des aspirants à artistes résulte enfermé, borné et limité à une satisfaction institutionnelle. Est-il possible aujourd’hui de faire Fluxus ? De faire Bauhaus ? D’être Dada ? D’être artiste ? La mise en cause d’une pédagogie institutionnelle peut nous permettre aussi de penser à l’avenir de la pratique artistique. Dans un monde où tout a un prix, une valeur spéculative, où tout est mots d’ordre, pour reprendre l’expression Deleuzienne, le seul acte de résistance peut-être la création, « créer c’est résister »6. Une création non utilitariste. Une création qui remet en cause sans cesse, même la façon dont la pratique artistique se transmet et s’apprend. Il est donc important de se poser la question de la pratique artistique, ainsi que de la transmission de cette pratique par des moyens plus ou moins pédagogiques, pour penser un art innovant, une qui donnerait l’élan vital qui permet à l’art de continuer à exister.

  Il est donc important de penser l’éducation non seulement comme un moyen de formatage, mais plutôt comme une sphère non hiérarchisée fondée sur une logique de partage. Partage d’une conscience sociale, politique, convergente des divergences, des différences de plusieurs personnes. Dont le but n’est pas celui de former des artistes « stars » (malgré la question de la célébrité de Beuys… ).  L’exemple de Beuys peut s’avérer complexe, des fois contradictoire, mais il s’agit d’une période artistique importante pour penser un certain développement d’une pédagogie expérimentale, une éducation utopique, cosmopolite, une sorte de Gesamtkunstwerk7 Qui influence de nombreuses institutions aujourd’hui, dans cette manière de penser à une alternative intellectuelle, sociale, écologique, de penser à être contemporain en ayant une conscience du monde.

Bibliographie :

-ANTOINE Jean-Philippe, Professor Joseph Beuys : Speciality Buttocklifting, dans Transmettre l’Art-Figures et méthodes-Quelle histoire ? Ed. Presses du réel

-ANTOINE Jean-Philippe, La traversée du XXe siècle: Joseph Beuys, l’Image et le souvenir

-HARLAN Volker, Joseph Beuys : Qu’est-ce que l’art ?

-VALENTIN Eric, Joseph Beuys : Art, Politique et Mystique

KELLEIN Thomas,  Der Traum Von Fluxus (La traversée Fluxus, George Maciunas, Une biographie d’artiste)

RESTANY Pierre, Hundertwasser, Le peintre-Roi aux cinq peaux

Articles :

-L’éducation artistique à la croisée de la création et des logiques scolaires : http://www.ciep.fr/sites/default/files/migration/ries/introRIES42.pdf

-KRAMER Antje, L’artiste comme pédagogue: des mythes égalitaires de l’enseignement artistique après 1960:

http://www.artsetsocietes.org/f/f-kramer.html

Tate modern museum:

http://www.tate.org.uk/art/artworks/beuys-german-students-party-ar00677

http://www.tate.org.uk/whats-on/tate-modern/exhibition/joseph-beuys-actions-vitrines-environments/joseph-beuys-actions-4

La FIU aujourd’hui :

https://sites.google.com/site/socialsculptureusa/freeinternationaluniversitymanifesto

http://www.social-sculpture.org/history/free-international-university-fiu/ (Social Sculpture research Unit)

http://www.fiuwac.com/html/fiuwac_statement.html

http://www.fiuamsterdam.com/ 

Annexe : Manifeste de l’Université Libre Internationle par Joseph Beuys et Heinrich Böll, 1973 :

1973 Manifesto on the foundation of The Free International School for Creativity and Interdisciplinary Research :

Creativity is not limited to people practicing one of the traditional forms of art, and even in the case of artists creativity is not confined to the exercise of their art.  Each one of us has a creative potential which is hidden by competitiveness and success-aggression.  To recognize, explore and develop this potential is the task of the school.

 Creation—whether it be a painting, sculpture, symphony or novel, involves not merely talent, intuition, powers of imagination and application, but also the ability to shape material that could be expanded to other socially relevant spheres.

 Conversely, when we consider the ability to organize material that is expected of a worker, a housewife, a farmer, doctor, philosopher, judge or works manager, we find that their work by no means exhausts the full range of their creative abilities.

 Whereas the specialist’s insulated point of view places the arts and other kinds of work in sharp opposition, it is in fact crucial that the structural, formal and thematic problems of the various work processes should be constantly compared with one another.

 The school does not discount the specialist, nor does it adopt an anti-technological stance.  It does, however reject the idea of experts and technicians being the sole arbiters in their respective fields.  In a spirit of democratic creativity, without regressing to merely mechanical defensive or aggressive clichés, we shall discover the inherent reason in things.

 In a new definition of creativity the terms professional and dilettante are surpassed, and the fallacy of the unworldly artist and the alienated non-artist is abandoned.

 The founders of the school look for creative stimulation from foreigners working here.  This is not to say that it is a prerequisite that we learn from them or that they learn from us.  Their cultural traditions and way of life call forth an exchange of creativity that must go beyond preoccupation with varying art forms to a comparison of the structures, formulations and verbal expressions of the material pillars of social life:  law, economics, science, religion, and then move on to the investigation or exploration of the “creativity of the democratic.”

 The creativity of the democratic is increasingly discouraged by the progress of bureaucracy, coupled with the aggressive proliferation of an international mass culture.  Political creativity is being reduced to the mere delegation of decision and power.  The imposition of an international cultural and economic dictatorship by the constantly expanding combines leads to a loss of articulation, learning and the quality of verbal expression.

 In the consumer society, creativity, imagination and intelligence, not articulated, their expression prevented, become defective, harmful and damaging—in contrast to a democratic society—and find outlets in corrupted criminal creativity.  Criminality can arise from boredom, from inarticulated creativity.   To be reduced to consumer values, to see democratic potential reduced to the occasional election, this can also be regarded as a rejection or a dismissal of democratic creativity.

 Environmental pollution advances parallel with a pollution of the world within us.  Hope is denounced as utopian or as illusionary, and discarded hope breeds violence.  In the school we shall research into the numerous forms of violence, which are by no means confined to those of weapons or physical force.

 As a forum for the confrontation of political or social opponents, the school can set up a permanent seminar on social behavior and its articulate expression.

 The founders of the school proceed from the knowledge that since 1945, along with the brutality of the reconstruction period, the gross privileges afforded by monetary reforms, the crude accumulation of possessions and an upbringing resulting in an expense account mentality, many insights and initiatives have been prematurely shattered.  The realistic attitude of those who do survive, the idea that living might be the purpose of existence, has been denounced as a romantic fallacy.  The Nazis’ blood and soil doctrine, which ravaged the land and spilled the blood, has disturbed our relation to tradition and environment.  Now, however, it is no longer regarded as romantic but exceedingly realistic to fight for every tree, every plot of undeveloped land, every stream as yet unpoisoned, every old town center, and against every thoughtless reconstruction scheme.  And it is no longer considered romantic to speak of nature.  In the permanent trade competition and performance of the two German political systems which have successfully exerted themselves for world recognition, the values of life have been lost.  Since the school’s concern is with the values of life we shall stress the consciousness of solidarity.  The school is based on the principle of interaction, whereby no institutional distinction is drawn between the teachers and the taught.  The school’s activity will be accessible to the public, and it will conduct its work in the public eye.  Its open and international character will be constantly reinforced by exhibitions and events in keeping with the concept of creativity.

 “Non-artists” could initially be encouraged to discover or explore their creativity by artists attempting to communicate and to explain—in an undidactic manner—the elements and the coordination of their creativity.  At the same time we would seek to find out why laws and disciplines in the arts invariably stant in creative opposition to established law and order.

 It is not the aim of the school to develop political and cultural directions, or to form styles, or to provide industrial and commercial prototypes.  Its chief goal is the encouragement, discovery and furtherance of democratic potential, and the expression of this.  In a world increasingly manipulated by publicity, political propaganda, the culture business and the press, it is not to the named—but the nameless—that it will offer a forum.

 
C U R R I C U L U M

 1.         Drawing                                              2.         Drawing

             Painting                                                          Sculpture

            Theory of Color                                              Plastic Art

                                      Intermediary Disciplines

             Workshop                                                       Joinery

            Graphic Technique                                         Metalwork

                                                                                    Electronics

 3.         Theory of Knowledge                         4.         Social behavior

                                                                                    Solidarity

                                                                                    Criticism of Critical-behavior

 5.         Pedagogy                                            6.         Phenomenology of History

            Methodology                                                  Phenomenology of Art

            Dialectics                                                        Manifestation of History in Art

             Critical Criticism                                           Criticism of Art

 7.         Verbal Articulation                            8.         Sensory Theory

            Theory of Information                                                Pictorial Representation

 The Stage

Presentation

I N S T I T U T E S : Institute of Ecology, Institute for Evolutionary Science

 All the terms contained in the syllabus are to be understood only in the context of the creativity-terminology as explained in the manifesto.Reprinted in Energy Plan for the Western Man:  Joseph Beuys in America, Writings by and Interviews with the Artist, compiled by Carin Kuoni.  New York:  Four Walls Eight Windows, 1990.