Condition

 

Une démarche

J’avais envie de créer quelque chose de subtile, qui serait fait d’un matériau inhabituel, voire « dérangeant » pour le spectateur. Je souhaitais que ma production plastique ne dévoile pas toutes ses « clés » au premier abord, telle une évidence mais qu’elle permette au spectateur de se remettre en question (aussi bien sur lui-même que sur l’art ou encore la matérialité de la production) en lui laissant un temps de réflexion, dans le but qu’il aille « au-delà des choses (visibles) ».

J’apprécie l’Art Conceptuel, les illusions d’optiques faisant dialoguer le fond et la forme. Ces œuvres ont besoin d’un temps plus conséquent que celui d’œuvres « évidentes à déchiffrer». De ce fait, il en découle une jouissance, une certaine satisfaction, un sentiment de plénitude dès lors qu’on a trouvé, qu’on a compris ce pour quoi elles ont été créées. Je souhaitais faire ressentir ce sentiment au spectateur.

 

Un matériau

J’ai choisi de travailler avec la poussière, matière issue du temps qui passe, qui s’accumule naturellement, souvent rejetée, occultée lorsqu’elle est visible.

Mon but était de donner à voir -de façon subtile- cette substance au spectateur, afin de lui montrer qu’elle est le reflet, la preuve de l’existence d’un vivant. En effet, la poussière prend forme grâce aux particules que les corps vivants (peau, insectes, aliments) libèrent.

On pourrait dire que la poussière est une réalité issue d’une dimension parallèle à celle dans laquelle nous vivons, nous évoluons puisqu’elle reflète le vivant.

 

Une technique

Tout d’abord, je me suis penchée sur le procédé de l’anamorphose. Tout comme la poussière peut se parer de formes diverses et variées, une anamorphose n’a pas de « forme fixe », ou plutôt possède une multitude de formes.

Aussi, on peut noter que le mot anamorphose vient du grec  « anamorphoein » signifiant « transformer ».  Le préfixe « trans » signifiant un mouvement, un va-et-vient, jusqu’à aller au-delà de la forme donc.

Le but de l’anamorphose est de créer l’illusion d’une image en 2 dimensions dans un espace en 3 dimensions. C’est en quelque sorte l’inverse de la perspective. Afin de créer une anamorphose, on peut utiliser une source lumineuse qui projetterait la forme choisie.

 

Une forme

Mais quelle forme choisir pour donner à voir la poussière ? Je n’avais pas envie d‘enfermer cet « être » dans une figure géométrique trop stricte et trop simple à mon goût.

Étant donné que le fil rouge de ce cours est « le temps comme matériau », j’ai cherché un objet en rapport avec cela. C’est ainsi que l’idée du sablier m’est venue.

Contrairement au cadran solaire ou à la pendule, le sablier représente un laps de temps donné, une certaine durée, par l’écoulement lent et régulier du sable. Ainsi, à chaque fois qu’il sera retourné, le sable passera du bulbe supérieur au bulbe inférieur à la même vitesse.

A jamais, il ne cessera de répéter une durée qui a été déterminée à sa création. Malgré cette « condition fixe» dans laquelle il est condamné à demeurer, l’écoulement ne se fera jamais de la même manière, l’ordre des grains sera différent le bulbe supérieur prendra le statut de bulbe inférieur et vice versa. Aussi, le sablier mesurera toujours un temps différent.

 

Un statut

Puis il a fallu choisir l’angle sous lequel la poussière allait prendre forme. Je me suis alors rendue compte que la poussière pouvait devenir l’ombre (horizontale) du sablier. Ce dernier étant composé d’une poudre comparable à la poussière, j’ai trouvé intéressant de conserver cet objet. Le sablier devient ainsi référent du matériau poussière devenu alors son ombre. De plus, on remarque que l’ombre possède des contours assez flous.

L’illusion ne réside donc plus dans la recherche « DU » point de vue (comme on pourrait le faire dans une anamorphose de Felice Varini), mais plutôt dans la découverte inattendue de l’élément poussière.

Le spectateur peut ainsi comprendre, que tout comme l’ombre, la poussière ne peut se détacher de la réalité dont nous faisons partie. Tout comme l’ombre est étroitement liée à « l’objet de base » puisqu’il se pare de sa forme, la poussière dépend de son « sujet de départ » puisqu’elle est composée de ses résidus.

Pourquoi renier cet « être » alors que ce dernier représente ce qui reste d’un être passé qu’on a très probablement chéri ?

 

Une remise en question

Dans le cadre d’une exposition, j’aurais souhaité présenter une vidéo commençant par un plan fixe sur le sablier et son ombre poussiéreuse.

Face à cette production « absurde » du fait qu’une image fixe soit présentée via une vidéo (au lieu d’une photographie), le spectateur perplexe pourrait débuter un questionnement qui comportera ce genre d’interrogations :

-Est-ce vraiment une image fixe ?

-Pourquoi « l’artiste » nous laisse autant de temps ?

-Y-a-t-il quelque chose à voir que l’on n’aurait pas distingué ?

-Va-t-il se passer quelque chose ? Si oui, au bout de combien de temps ?

 

Et puis, au bout d’une dizaine de secondes, un bruit familier retentira, et un embout noir apparaitra aux côtés du sablier.

Ainsi, le spectateur assistera à l’émancipation de la poussière, de son référent.

De ce fait, s’il n’a pas été découvert lors de la première partie de la vidéo, le subterfuge sera révélé : l’ombre s’accaparera sa vrai nature. Car avant de s’attribuer le statut d’ombre, elle était poussière, et là, elle redevient une banale poussière via l’usage commun de « l’aspirateur ».

« Souviens-toi que tu es (né) poussière et que tu redeviendras poussière ».

La Genèse (3, 19)

Cette citation vaut aussi bien pour la poussière qu’elle n’avertit le spectateur de son statut d’être fugitif, de passage.

Ainsi, il ne reste que le contour de l’ombre préalablement tracé. La poussière ne laisse pas de poussière, de traces d’elle-même.

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Un titre

Le titre résume donc plusieurs conditions:

-celle de la vie de l’homme qui ne peut exister sans une mort certaine,

-l’ombre qui se forme à condition qu’un objet s’expose à la lumière,

-la poussière créée à condition qu’il y ait eu un élément vivant précédemment.

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Contextualisation historique

 

La poussière

Dans le monde de l’art, la pogrand verreussière est considérée comme médium depuis que Marcel Duchamp laissa son Grand Verre se recouvrir de cette « substance » pour ensuite y tracer un dessin à l’aide d’un pinceau.

Aussi, cette œuvre ne pouvant être exposée du fait de sa matérialité volatile a été photographiée sous le nom de Vue prise en aéroplane par Man Ray.

Cette œuvre questionne non seulement le statut de la poussière -devenue médium comparable à la peinture-, mais aussi la restauration et enfin la vérité photographique puisque le titre incite le spectateur à y voir autre chose que ce qui est réellement photographié. Ce n’est qu’un leurre.

 

Le sablier

En tant qu’allégorie du temps qui passe, cet objet est en particulier représenté dans les vanités ou natures mortes pour symboliser la fuite du temps. On le retrouve par exemple dans Vanité de Philippe de Champaigne ou encore dans Melencolia 1 d’Albrecht Dürer.

 champaigne_vanite            Durer-Melencolia

 

L’AnamorphoseHolbein-Les-ambassadeurs

L’Anamorphose a été remarquée pour la première fois dans Les Ambassadeurs de Hans Holbein. Au premier plan, une forme allongée pouvant être comparé à un os de seiche figure. Il faut se placer à droite du tableau pour se rendre compte qu’il s’agit en fait d’un crâne étiré

De nos jours, l’anamorphose est notamment utilisée par des artistes tels que Felice Varini, Georges Rousse, Julian Beever qui s’approprient de nombreux lieux en représentant in-situ des formes ou trompe-l’œil divers.

F.Varinijulian-beever-pavement-drawings