Sans titre: (une plume blanche, un arbre déraciné, un fossile)

 

Le présent document écrit se présente comme un élément complémentaire au travail pratique, à savoir la réalisation d’une vidéo intitulée « Sans titre : (une plume blanche, un arbre déraciné, un fossile) » dont la matière principale est une performance dans le Bois de Vincennes. Le dossier comprend trois parties : le texte de présentation et le témoignage du processus de création – et le lien pour la vidéo -, la contextualisation historique et théorique et, pour finir, la bibliographie de recherche.

 

Texte de présentation et témoignage du processus

 

Quatre éléments, plus précisément, une plume blanche, une coquille rose, un fossile et un arbre déraciné, trouvés en novembre 2013 sur la plage de Visby, la capitale de Gotland (- la plus grande île de la Suède -), constituent le matériel d’inspiration qui m’a mis au travail de cette performance.

Le vendredi 1 novembre 2013, lors d’une marche matinale au bord de la mer, j’ai d’abord failli marcher sur la coquille d’un rose délicat avant de tomber, quelques mètres plus loin, sur un fossile qui porte l’empreinte d’une spirale, d’une précision telle qu’on pourrait parler d’un dessin. Quelques minutes plus tard, je fais la rencontre de cet arbre déraciné. Stimulée par cette contingence additionnée et par ces présences naturelles fortes, je ramasse, cette fois-ci de manière intentionnelle, une plume blanche à proximité de de l’arbre. Puis, je m’approche de l’arbre pour toucher son écorce avec mes mains. Touchée par la vue et l’odeur de la mer, le cri des mouettes et la sensation tactile du vent et de l’arbre, je m’assois sur l’arbre et commence à écrire. En résulte le poème qui, non seulement introduit la performance dans la vidéo mais encore, constitue, ensemble avec les ingrédients  trouvés sur la plage, les éléments initiaux de mon travail sur « Le temps comme matériau ». Le poème qui clôt la performance date d’une promenade dans les mêmes lieux le jour avant la trouvaille des éléments.

Tout au long de mon séjour en Suède, et plus particulièrement sur l’île de Gotland, la force d’éléments naturels, tels que la mer, le vent et la roche ainsi qu’une terre peu habitée par l’Homme, a animé et nourri ma réflexion sur le temps, sur sa substantialité et sa matérialité. Je me suis rendue compte de ce caractère double du temps lors de la lecture de l’ « Avant-propos de la seconde édition »  de ‘Le désir et le temps’ de Nicolas Grimaldi – lecture faite avant mon voyage en Suède.[1]

De retour à Paris, j’ai écrit la partition pour une performance. J’ai soumis cette dernière, ensemble avec deux photos, une de l’arbre déraciné et l’autre d’un assemblage fait d’éléments naturels, dont la coquille, le fossile et la plume, aux participantes de la performance.

partition (A) partition (B)

arbre déraciné

assemblage

Le choix de la performance, – mieux, du corps -, comme médium s’est imposé à moi dès le départ. Le mouvement d’un corps a lieu dans un cadre spatio-temporel. La naissance et le devenir du mouvement se déploient dans une con-naissance avec le temps et l’espace, alors inséparablement liés. Je reviendrai sur la nécessité artistique de l’ancrage dans le temps, réel, présent, et dans l’espace, voire de l’ancrage du temps dans l’espace – et ceci non sous une représentation spatiale linéaire du temps – dans la deuxième partie du dossier.

Le souffle est l’essence même du mouvement. Chaque mouvement est engendré par le voyage d’un souffle dans un corps. Le mouvement porte ce souffle dans le monde des choses visibles. Du point de vue d’un spectateur, ou encore d’un témoin –  je préfère le terme ‘témoin’ proposé par Anna Halprin, une des pionnières de la performance, qui implique une attitude bienveillante et de soutien face à la personne en mouvement[2] -, nous pouvons aussi parler d’extériorisation du souffle. Le corps dansant, lui, est dans une sensation double de son intériorité, animée par le voyage de son souffle, et de l’extériorité qui est cette image d’un corps en mouvement dont il est le générateur et l’observateur.

L’espace (textuel) ici accordé au souffle s’explique par son importance en termes de matière d’action dans la partition. La suspension (volontaire) de la respiration entraîne l’annulation de toute possibilité de mouvement, l’arrêt de tout principe de mouvement, interne et externe.[3]

 


[1] « Mais si on accepte de reconnaître le temps comme la substance, tout de même que le désir n’est élancé vers l’avenir que parce qu’il est enraciné dans le présent, de même alors faut-il aussi penser que c’est dans la matérialité même du présent que le temps fait fomenter l’inventive et inquiète tendance à la futurition : le temps est le travail de la médiation qui ne cesse de s’immédiatiser dans la matière. Qu’il faille concevoir à la fois la matérialité et la substantialité du temps : telle était donc la principale thèse de ce livre. »

[2]Halprin Anna, Mouvements de vie, 60 ans de recherches, de créations et de transformations par la danse, Contredanse, Bruxelles, 2009 [édition augmentée et traduite de Moving Toward Life, Five Decades of Transformational Dance, 1995]

p.292 « Je ne veux pas de spectateurs. L’existence de spectateurs sous-entend un spectacle mis en œuvre pour les distraire, les amuser et éventuellement les aiguillonner un peu. Ce que je veux, ce sont des témoins qui aient conscience que nous dansons dans une certaine intention, à savoir laisser une marque dans nous-mêmes et dans le monde. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour créer d’authentiques rituels contemporains. Le rôle du témoin est de comprendre la danse et de soutenir les danseurs qui ont entrepris la tâche ardue de se produire. »

[3] Voir la partition

Voici la vidéo:

 

Sans titre: (une plume blanche, un arbre déraciné, un fossile) from Anne Wirth on Vimeo.

 

Contextualisation historique et théorique

 

Trois domaines différents, qui s’articulent en tant que plans semi-transparents superposés, m’inspirent, m’influencent et me guident dans mon travail pratique. La danse contemporaine et la performance constituent un premier domaine, la philosophie un autre, la psychologie un troisième.

Il me semble important de remarquer que l’ordre dans lequel ils apparaissent ci-dessous est contingent. En réalité, il n’y a pas d’ordre qui instituerait une hiérarchie interne si ce n’est un ordre chronologique se rapportant aux moments dans le temps, linéaire, où j’ai fait connaissance de tel penseur ou tel chorégraphe.

Commençons par la danse contemporaine et la performance. Anna Halprin, Myriam Gourfink, Yoko Ono, Nadia Vadori-Gauthier et Laurence Louppe ont été particulièrement importantes pour ce projet. Je cite Anna Halprin, danseuse et chorégraphe américaine, pour son travail de pionnière dans la performance. Elle était une des premières à s’engager pour rendre la danse accessible à tout le monde. Au-delà de son travail de démocratisation, elle a majoritairement influencé la performance contemporaine américaine et française en proposant les « RSPV-Cycles » (acronyme pour ‘Resources’, ‘Score’, ‘Valuation’, ‘Performance’) comme méthode de travail qui inclut la création, l’exécution et l’évaluation d’une partition.[1] Myriam Gourfink, danseuse et chorégraphe contemporaine française, m’a imprégné dans ma manière de proposer aux performeurs des images poétiques afin de créer un imaginaire qui donne naissance à la qualité du mouvement.[2] A cet endroit, je cite Yoko Ono, également une des pionnières en performance, et son livre Grapefruit : A book of instructions and drawings by Yoko Ono, pour son incitation à la mise au travail et à la mise en action quotidiennes de manière à ce la frontière entre l’art et la vie devienne plus perméable. Vient ensuite s’ajouter Nadia Vadori-Gauthier, performeuse et doctorante en Esthétique, Sciences et technologies des Arts à l’Université Paris 8 Saint-Denis, pour le travail que j’ai pu faire avec elle, que ce soit dans le cadre de cours théoriques et pratiques sur la performance dispensés à l’Université Paris 8 ou dans le cadre d’un Atelier de création et de recherche mené au studio Le Regard du Cygne, sur la présence, la sensation et l’affect, et leurs interactions possibles. En dernier lieu, je relève l’historienne de la danse Laurence Louppe qui a forgé mon regard sur la danse contemporaine et, en passant, sur les arts visuels, notamment à travers sa « Lecture du temps ».[3]

La question du temps et de sa lecture, voire de son invention possible selon Laurence Louppe, me permet de faire le lien avec le champ philosophique. Deux domaines, celui de la phénoménologie avec, comme représentant,  notamment, Maurice Merleau-Ponty et celui de la philosophie sociale et de la sociologie contemporaine avec l’allemand Hartmut Rosa, ont nourri ma réflexion théorique. Ce dernier parle d’un sentiment généralisé de « compression du temps » ainsi que d’un « manque d’appropriation du temps » (- « nous échouons à faire du temps de nos expériences « notre » temps » -)[4]. Dans ma création artistique, je souhaite soutenir un sujet dans l’invention de son rapport au temps (- plutôt que de parler d’invention du temps tel que le propose Louppe -). Je propose une mise en valeur du temps présent, comme vécu personnel, comme inscription corporelle dans le vécu. Aussi puis-je parler d’une con-naissance du mouvement et du moment, défini dans ses caractéristiques spatiales et temporelles. Un ‘comment’ du mouvement qui est précisément construit dans le présent, dans le moment même. Maurice Merleau-Ponty dit dans Phénoménologie de la perception : « Le sujet de la sensation n’est ni un penseur qui note une qualité, ni un milieu inerte qui serait affecté ou modifié par elle, il est une puissance qui co-naît à un certain milieu d’existence ou se synchronise avec lui. »[5]

A ce même sujet, Erwin Straus, chercheur allemand qui a contribué à la psychopathologie et à la psychiatrie clinique et qui a cofondé la psychologie phénoménologique, nous dit : « Sentir est une expérience empathique. En sentant, nous nous éprouvons nous-mêmes dans le monde et avec le monde. ». Et encore : « Le corps est le médiateur entre le Je et le monde, il n’appartient ni pleinement à l’ « intérieur » ni à l’ « extérieur ».[6]

Ainsi, à l’époque où les Hommes tombent malades du temps, (mécanique, scientifique), nous pouvons, à travers réhabilitation de la sensation et à travers la présence au présent, retrouver, voire même peut-être revaloriser, la force poïétique du temps.

 


[1] La partition est une liste d’actions à effectuer qui dit quoi faire mais pas comment faire.

[2] Je cite Jérôme Bel dans la Préface du livre de Magali Lesauvage et de Céline Piettre, (dir.), Myriam Gourfink – Danser sa créature, Les presses du réel, Paris, 2011 : « Ensuite – et c’est là où j’ai compris que le travail de Myriam Gourfink était véritablement exceptionnel et novateur -, elle m’a demandé de penser à certaines choses et de faire correspondre ces pensées à chacune des respirations qui sont autant de mouvements. Elle a écrit une partition de pensées, qui a été produite de deux manières. Soit elle me demandait à quoi je pensais dans le temps des mouvements, soit elle me disait à quoi je devais penser. Ses propositions – se concentrer sur le bout de mon nez, visualiser l’espace entre mon cerveau et ma boîte crânienne – s’ajoutaient aux miennes, plus personnelles : l’intérieur de mon corps devenait entièrement bleu, mon cerveau se liquéfiait et jaillissait du haut de mon crâne comme une fontaine, le mur en face de moi se déplaçait de quarante-trois centimètres vers la gauche… » (p.11)

[3] Un chapitre entier est dédié au temps (« Lecture du temps ») dans son livre Poétique de la danse contemporaine. Je retiens plus particulièrement : « Depuis les matières organiques, miel ou graisses mis en masse ou en jeu par Beuys, les couleurs en mutation de Jean-Pierre Bertrand, etc., on sait que les arts dits visuels ont intégré le temps comme agent d’œuvres évolutives. Mais il s’agit d’un temps physique ou biologique, qui va agir selon ses propres lois. Pas un temps créé, compressé, dilaté, un temps ‘produit’ par les choix délibérés d’un sujet qui invente son temps. Car pour inventer le temps, il faut soi-même en sécréter la matière. Créer les figures de temps (durées ou instantanéités, dynamiques temporelles, ou couches pures de toutes dynamiques) mais surtout à travers elles faire surgir le temps comme force poétique. » (p.145)

[4] Rosa Hartmut, Beschleunigung und Entfremdung. Entwurf einer Kritischen Theorie spätmodener Zeitlichkeit, Suhrkamp, Berlin, 2013; trad. fr. Thomas Chaumont, Aliénation et accélération: vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, Paris, 2012, p.132

[5] Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Editions Gallimard, France, 1945, p.256

[6] Straus Erwin, Vom Sinn der Sinne, Springer Verlag, Berlin, 1935; trad. fr. G. Thines et J.-P. Legrand, Du Sens des Sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Editions Jérôme Million, collection Krisis, Grenoble, 1989, pp. 333, 393

 

Bibliographie

 

Le corps collectif, La meute. Un devenir du corps collectif, France, 2013

Grimaldi Nicolas, Le désir et le temps, Vrin, France, 1992

Halprin Anna, Mouvements de vie, 60 ans de recherches, de créations et de transformations par la danse, Contredanse, Bruxelles, 2009 [édition augmentée et traduite de Moving Toward Life, Five Decades of Transformational Dance, 1995]

Leibniz Gottfried Wilhelm, Discours de métaphysique. Monadologie, Editions Gallimard, France, 2004

Lesauvage Magali, Piettre Céline, (dir.), Myriam Gourfink – Danser sa créature, Les presses du réel, Paris, 2011

Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine. Troisième édition complétée, Contredanse, Bruxelles, (1997) 2004

Macel Christine, Le temps pris. Le temps de l’œuvre, le temps à l’œuvre, Coédition Monografik/ Centre Pompidou, France, 2008

Merleau-Ponty Maurice, Phénoménologie de la perception, Editions Gallimard, France, 1945

Ono Yoko, Grapefruit : A book of instructions and drawings by Yoko Ono(1974), Simon &Schuster, New York, 1970

Rosa Hartmut, Beschleunigung und Entfremdung. Entwurf einer Kritischen Theorie spätmodener Zeitlichkeit, Suhrkamp, Berlin, 2013; trad. fr. Thomas Chaumont, Aliénation et accélération: vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, Paris, 2012

Straus Erwin, Vom Sinn der Sinne, Springer Verlag, Berlin, 1935; trad. fr. G. Thines et J.-P. Legrand, Du Sens des Sens. Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, Editions Jérôme Million, collection Krisis, Grenoble, 1989