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Projet Regard De Travers

Article publié le : Mardi 3 janvier 2012. Rédigé par : daravonesourinthone

LE PROCESSUS

Comment créer un espace privé dans un lieu public, c’est la question que je me suis posée tout au long de cette expérience. Le métro m’est apparu intéressant pour ce projet, dans ce qu’il est un lieu de passage, de grande fréquentation et aussi dans son côté oppressant et quasi-obligatoire. Tout est relié : le passage, la fréquentation, cet étouffement ressenti (en tout cas par moi) lorsque la fréquentation est à son extrème.

Enregistré sur la ligne 2, un après-midi en semaine, jeune femme d’environ 25-27 ans.

Pour le projet, j’ai imaginé enregistrer un texte, qui a une impression de dialogue, et de l’écouter avec mes écouteurs pour le diffuser, lorsque je me trouverais dans une situation d’extrême proximité dans le métro. La durée de cet enregistrement ne doit pas excéder le temps d’une station de métro. L’intimité serait alors créée  par le toucher dû à la proximité, et par la tentative de création de dialogue. J’ai donc enregistré deux textes, qui sont différents seulement dans l’apostrophe, l’un dit « madame » l’autre « monsieur ».

Le texte est le suivant :
« Bonjour Madame/Monsieur,
Bonjour,
Oui Bonjour,
On ne se connaît pas,
mais on est très proche,
du moins physiquement,
Merci, Bonne journée. ».

 

Enregistré sur la ligne 13, un soir pendant le weekend, couple d’environ 28-30 ans.

Dans la situation que je souhaite créer, il me semble important de regarder la personne dans les yeux, lui faire remarquer que je ne fais pas semblant de ne pas la voir, et que je l’ai donc remarquée.

J’ai d’abord fait quelques essais en situation, et j’ai dû rapidement modifier quelques éléments : j’ai finalement diffusé mes enregistrements directement avec mon téléphone, avec les bruits du métro, personne n’entendait ma voix. De plus, le texte ci-dessus est la version finale, mais à l’origine il n’y avait ni « Madame », ni « Monsieur », j’ai pu remarquer qu’interpeler, avec ces nominations, permettait une meilleure connexion avec les personnes.

Le dispositif final de l’expérience est donc le suivant : diffuser mon texte, dans un moment de grande affluence dans le métro, éventuellement, soutenir un regard et filmer les réactions à l’aide d’une caméra dissimulée dans une poche.

J’ai réalisé l’expérience sur huit personnes différentes, pour le moment.

 

LE CONCEPT

Lors de mes recherches pour le projet, je me suis penchée sur les écrits des théoriciens de la proxémie, en particulier les ouvrages La Dimension Cachée d’Edward T. Hall et Psychosociologie De l’Espace d’Abraham Moles.
Après lecture, j’en ai conclus plusieurs choses au sujet de la proxémie en particulier et au sujet de la perception au sens plus large. Ces deux notions sont en grande partie les résultats de la culture, de la société à laquelle nous appartenons. J’ai été particulièrement intéressée par la théorie de Hall selon laquelle l’homme est senible à la chaleur dégagée par le corps d’autrui, et, selon la culture à laquelle il se rattache et réagit de manière très différente à la chaleur d’un corps étranger (qui ne lui est donc ni intime ni même familier). Cela serait peut-être dû au fait qu’il est très sensible aux variations (même faible) de température. Toujours est-il qu’il réagirait différemment selon qu’il serait Japonais ou Européen. Selon Hall, les Japonais et les Arabes auraient une tolérance beaucoup plus importante à l’entassement dans les lieux publics (par exemple le métro) tandis que les
Européens et Américains y seraient bien moins tolérants. En ce qui concerne les Européens, il paraît difficile de faire une généralité, car peut être les Français sont plus tolérants au contact étranger que les Scandinaves ou même les voisins Allemands.

Enregistré sur la ligne 2, un soir en semaine, femme d’environ 35 ans.

Par ailleurs, Hall décrit aussi les différentes sphères pour les cultures latines (intime de 0 à 45cm, personnelle de 45 à 125cm, sociale d’1m20 à 3,60m, et publique à partir de 3,60m) des distances entre les individus. Dans le cas du métro bondé la distance serait celle de la sphère intime (sphère pour embrasser, chuchoter), ce qui n’est manifestement pas le cas ici. Toujours selon Hall, le toucher serait le sens le plus personnel que nous possédions, et lors d’un contact non désiré, la peau se raidirait comme une armure. Pour mon cas personnel, je ne peux que valider cette théorie, emprunter les transports en commun (surtout pendant les heures de pointe et sur les lignes les plus fréquentées) m’apparaît souvent comme un moment des plus désagréables. L’idée d’être physiquement rapprochée d’une ou plusieurs personnes inconnues me dérange au plus haut point.

Enregistré sur la ligne 11, un soir en semaine, femme d’environ 45 ans.

En plus de ma peau comme armure, j’utilise aussi mes écouteurs, je pensais à la musique,  mais en réalité même lorsque je n’en écoute pas, je garde mes écouteurs comme armure, on ne peut pas m’atteindre, je suis ailleurs. Cependant, il arrive parfois (souvent) que dans la proximité causée par les transports, il soit possible à autrui d’entendre (écouter je ne pense pas) ce que moi j’écoute. Le langage corporel est aussi un élément important ; pour se distancier dans ce peu de d’espace, on regarde au loin. Tout le monde est conscient de la présence de l’autre, mais on s’efforce de faire semblant de ne pas remarquer sa présence, bien qu’on ne puisse nier sa présence physique.

LE RÉSULTAT

Les constats varient : majoritairement les gens entendent, écoutent plus ou moins, mais ne me répondent pas. Par exemple, une des personnes se retournait vers moi, puis détournait son regard, puis me regardait à nouveau, et ce jusqu’à la fin de l’enregistrement. Une autre de ces personnes cherchait d’où venait le son, mais évitait clairement mon regard. Une autre encore me lançait des regards furtifs, du coin de l’œil, mais semblait irritée par l’enregistrement audio. Sur les huit personnes filmées, seules trois ont eu une réponse assez positive et me souriaient.

Enregistré sur la ligne 2, un soir en semaine, homme d’environ 35 ans.

J’ai aussi pu constater que selon le moment de la journée où j’ai réalisé l’expérience, les réactions sont différentes. Il m’a semblé que les gens étaient plus froids lors de l’heure de pointe du soir. Après visionnage des vidéos enregistrées, je me suis rendue compte que j’avais des difficultés à viser avec la camera vue sa position, alors sur certaines on ne distingue pas vraiment le visage des gens, situation qui est rendue encore plus délicate avec la proximité.

Au travers de ce projet, ce n’est pas simplement la proximité et la relation avec autrui qui a été mise en valeur, mais aussi la relation que j’ai avec moi-même. Non seulement la perspective de filmer chaque video m’était pénible, ce sont aussi les réactions et le regard des gens qui m’ont mise terriblement mal à l’aise. A la fin de chaque expérience, je me depechais de fuir le wagon et d’en changer. En exposant ma voix, par le biais de l’enregistrement, mon regard, je devenais un peu aussi le sujet du projet. Il m’était souvent difficile de soutenir le regard des autres, et d’entendre le son de ma voix, qui est bien sûr différent de celui que j’entends. Cette experience a souligné ce côté très timide de ma personalité. Finalement en essayant d’exposer la relation de proxemie, j’ai dû m’exposer moi-même, certes de façon un peu détournée, vu que ce n’etait qu’un enregistrement que je diffusais et non ma voix directement.

Enregistré sur la ligne 2, un soir pendant le weekend, jeune homme d’environ 27-29 ans.

Au départ, la communication que je souhaitais créer avec les gens était la parole, je pensais qu’ils m’interrogeraient sur l’expérience et sa signification. Finalement l’outil de communication a été le regard. Je les regardais, le plus souvent avec bienveillance, et ils me regardaient eux aussi. Certains me signifiaient leur gêne, leur questionnement ou leur agacement simplement par le regard, ce qui me mettait peut-être plus mal à l’aise que s’ils m’avaient parlé. L’expression française « regarder de travers » correspond parfaitement à mon projet, certains ne se donnaient pas la peine de me regarder complètement, mais se contentaient de me lancer des regards du coin de l’oeil, synonyme de leur agacement.

Par ailleurs, à cause du fait que le texte est diffusé plus fort, le sentiment d’intimité que je souhaitais créer au départ ne me semble pas  ou véritablement retranscris en situation.
Dans un autre temps, il me semble qu’il serait intéressant d’effectuer une expérience similaire dans d’autres pays, en Amérique du Nord ou dans un pays scandinave par exemple.
Finalement, même si je me doutais que peu de gens interagiraient avec moi, je ne pensais pas que ce serait si peu.