« La controverse comme stratégie d’intervention artistique dans l’espace public »

 

  1. Qu´est-ce que ce la controverse ?

La controverse est selon l´une de ses définitions une « discussion suivie sur une question, motivée par des opinions ou des interprétations divergentes ».[1] Un addenda spécifie qu´elle apparaît comme « l´Art de discuter les questions religieuses; traité où est élaboré et enseigné cet art ». De cette façon, la controverse peut aussi opérer comme un événement de débat public, comme l´art de discuter des questions non seulement religieuses mais politiques et sociales y compris des sujets tabous. Dans le champs artistique, il s´agirait donc de dénoncer comment les discours religieux, dogmatiques, éthiques, etc. influencent – avec des injonctions souvent contradictoires – l´inclusion ou l´exclusion, absolvent ou assassinent, valident ou censurent des individus.

Le questionnement du langage repose sur la volonté d´instaurer des ruptures idéologiques, non seulement en tant que geste d´un artiste, mais aussi, en tant qu´acte citoyen. Il s´agit alors de mettre à l´épreuve son besoin de (ré)agir face à une réalité, par une démarche et une stratégie authentique, même si de réception controversée, qui fait parler et réagir les individus qui y sont confrontés. À cet égard l´œuvre comme génératrice d´émotions peut susciter une réponse polémique (refus plus ou mois violent voire rejet comme ce le cas d´Erik Ravelo avec sa production « The Untouchables »), la concertation ou bien l´interaction.

  1. L´artiste peut-il se servir de la controverse comme de n´importe quelle moyen de communication – du type publicité par exemple- pour obtenir statut et reconnaissance?

Pour appréhender la complexité d´une situation, tel Ai Wei Wei, Erik Ravelo et Paul McCarthy, l´artiste recourt à la polysémie dans sa création: tant cognitive que sensorielle c´est-à-dire, qu´à travers sa démarche artistique, il élargit les champs d´exploration et de compréhension de ce qui lui est donné pour réalité et véracité.

L´artiste a le rôle de (re)créer une mise en scène pour véhiculer un message dans un espace public/privé. Utilisant dans sa démarche les jeux de rôles (production d´images, recours au techniques du marketing dans le cas de McCarthy par exemple) il s´autorise à intégrer les institutions pour y parvenir.

Or, Ghislaine Del Rey évoque que les artistes du Fluxus par exemple, « interrogeront le médium qui est le critère de validité et de pertinence du projet artistique, ainsi que la vision linéaire et normative de l´histoire de l’art (…) pour concevoir les choses dans leurs relations et leurs rapports nécessaires, c´est-à-dire restituées dans leur contexte (…)»[2].

III. Comment s´origine alors la controverse et quelles sont les conditions nécessaires de surgissement de celle-ci ? Quelles sont les démarches menées par les artistes et leurs stratégies ?

A). Dans un premier temps la controverse surgit quand les artistes démythifient une information, un événement ou une vérité faisant loi. L´artiste s´efforce ici d´acquérir une expertise dans le champ où il veut intervenir pour démythifier/démystifier ce qui pour sa société est considéré comme une « vérité absolue », incontestable. Il peut alors jouer le rôle de décodeur de l´information pour remettre en question une société subordonnée, notamment à un intégrisme économique dans le cas de l´artiste chinois Ai Wei Wei avec sa démarche contestataire et sa stratégie d´activisme social et politique vis-à-vis le régime chinois – qui lui surveille en permanence, lui a privé de son passeport en 2011, lui interdit d´exposer dans son pays, etc.-.

Son travail sur la réalité témoigne qu´il est en droit de se méfier de ce qui lui est donné comme « réel », d´instiller le doute, le vacillement du regard et de la pensée chez le spectateur, car le vécu in situ, peut déjà être considéré comme une fiction, comme une réalité préfabriquée par les médias. Or, dans l´art contestataire la véracité du message est remise en question, par exemple à travers l´ironie ou la richesse documentaire (séisme meurtrier du Sichuan le 12 mai 2008) révélant que cette fiction, est le résultat d´un décor. D´un décor construit par un « appareil idéologique d´état[3] », qui aboutit à ce qu´une stratégie soit élaborée et mise en œuvre pour être perçue comme « vraie ».

mgb14_plakat_aiweiwei_media_gallery_res« (…) Depuis 2008 je recherche la vérité, par respect pour les victimes du séisme et pour qu´on ne les oublies jamais. J´ai lancé une appelle pour qu´on retrouve les noms des disparus. C´est devenu un acte citoyen. C´est une premier dans l´histoire de la Chine. On a réussi à trouver le nom de plus de 5000 victimes. Les autorités ont en pris prétexte pour fermer mon site d´internet et m´accuser de subversion. C´est une raison de plus pour continuer à relayer ces informations. Ce sont des vérités toutes simples, mais dans une société comme celle-ci, elles sont considérés comme dangereuses. Je ne suis pas un homme politique, juste un artiste qui a envie de dire certaines vérités. C´est essentiel pour moi, entant que personne »[4].

B). Dans un deuxième temps, quand les artistes requalifient l´usage du langage, ses codes et conventions sociales.

L´artiste questionne son statut et donc sa légitimité à travers la mise en place, le mode de réception et de diffusion de son œuvre, en la considérant non comme un objet mais comme une étape d´un processus démocratique à partir duquel remettre en cause l´existence d´un « appareil idéologique » qui conditionne tout accès au savoir ; au mieux il détourne sa signification, au pire il la censure, la restreint ou l´empêche sa diffusion comme dans le cas de l´œuvre d´Erik Ravelo « The untouchables ».

Ravelo est un artiste cubain, directeur de création du magazine COLORS, qui par exemple, dans sa démarche contestataire vis-à-vis d´institutions comme le Vatican, mêle le langage publicitaire et le langage artistique dans ses productions. Pour mettre en œuvre sa stratégie, il utilise les ressources techniques de la communication de masse et inventorie tous les espaces et supports d´interventions possibles (supports papier, informatique, institutionnel, privé, etc).

Erik-Ravelo-Erik Ravelo « The untouchables », 2013

 

 

 

 

 

La polysémie dans la création artistique :

L’icône de la crucifixion comme un symbole du sacrifice de Jésus pour le salut de l´humanité, a toujours été utilisée comme l’image de la douleur. Celle qui plonge dans la tristesse, incite aux larmes, symbolise l’acte ultime d’amour. Cette représentation elle est donc protégée, couverte et soutenue par les États et les institutions qui promulguent des lois et de sanctions, pardonnent ou condamnent à l´instar en quelque sort d´un « jugement dernière ». Icône que l´on retrouve aussi, devant les tribunaux, dans les églises, les prisons, et le couloir de la mort. Or, pour Erik Ravelo dans son oeuvre « The untouchables », cet icône revêt une nouvelle signification : le tourisme sexuel (Thaïlande), la guerre (en Syrie), le trafic des organes, l´obésité (McDonald), les Tueries en milieu scolaires (aux Etats-Unis), Catastrophes nucléaires (Japon) et la Pédophilie (au Vatican). Le Vatican a réagi de manière très intolérante et a voulu censurer l´œuvre ainsi qu´empêcher sa diffusion sur les réseaux sociaux (Facebook). Il n´y est pas parvenu car Ravelo a défendu son droit à la libre expression malgré les menace de mort reçues d´une partie du public.

C). Dans un troisième temps, quand les artistes convoquent les tabous.

Paul McCarthy déploie une démarche conceptuelle et polémique dans ses installations. En utilisant lui aussi toutes les ressources techniques de la communication de masse, stratégie identique à celle de Ravelo, il fait de son œuvre, un spot publicitaire (« Tree »), objet d´interpellation, du désir et de consommation massive.

atlantico.fr_mccarthy_tree_plug_vendome« Tree », Paul McCarthy, Place Vendôme, Paris, 2014.

 

 

L´œuvre « Tree » par son installation Place Vendôme avant l´ouverture de l´exposition à la Monnaie de Paris et en faisant partie de la programmation de la FIAC 2014, à atteint son objectif : assurer la notoriété à son auteur – c´était sa première exposition en France – créer un intérêt consumériste/attirer un public de curieux -, susciter des réactions[5] variées nécessaires pour lancer la controverse (entre opposants et défenseurs de sa démarche avec l´intervention du gouvernement et du président de la république lui même). Grâce à cette hypermédiatisation, il a non seulement assuré la communication de son exposition inaugurale mais s´est acquis « gloire » et célébrité, devenant l´artiste le plus connu et « celui dont tout le monde parle » à la FIAC et dans le monde (Presse française et internationale) grâce à cette polémique savamment, suscitée, et entretenue.

l'oeuvre Tree de Paul McCarthy vandalisee

La nuit du vendredi 17 au samedi 18 octobre 2014 la sculpture « Tree » a été vandalisée avant l´ouverture de la Fiac (du 23 au 26 octobre).

Ainsi que l´affirmait Paul Ardenne, « La civilisation humaine serait-elle « extrême » ou aurait fini par le devenir »[6] ou Barbara Kruger, dans son œuvre Untitled (You destroy what you think is difference) [7] il est curieux de remarquer, à l´occasion de l´installation de cette œuvre, les limites de la tolérance sociale en France, pourtant symbolisée par sa devise « liberté, égalité et fraternité », et la contradiction manifeste de celle-ci avec l´agression –physique et verbale- de l´artiste et le rejet « absolu » de sa création.

Si bien que le public a réagi très vivement à un plug anal qui convoquait (in)directement la sexualité, sujet tabou, sans tenir compte du regard des enfants qui découvraient plutôt un sapin de noël… pourtant si ce « Tree » suscite autant la controverse alors pourquoi pas la colonne Vendôme juste à côté ? Figure phallique s´il en est. Ce qui met en évidence l´intérêt de McCarthy à mettre en parallèle la colonne et le « Tree », induisant la discussion sur la sexualité et ses multiples représentations. De cette façon, à travers sa démarche l´artiste nous invite à critiquer l´architecture monumentale du pouvoir ainsi que son inscription dans la vie collective, si nous considérons que le rapport avec le pouvoir peut aussi s´interpréter sur le mode phallique et donc être lui même sujet à controverse dans les rapports d´égalité entre genres.

 

CONCLUSION

Si dans les dispositifs que nous venons d´analyser le public crée l´œuvre autant que l´artiste, l´espace d´intervention devient donc lieu démocratique de discours et de controverses questionnant le politique au moyen de l´art. Autrement dit, L´intervention dans cet espace prédéfini, conteste et défie son ordre ainsi que ses limites et ses usages. De cette façon, l´œuvre d´art, devient un objet temporel dans un espace public, où elle peut se confronter au pouvoir pendant qu´elle fabrique de l´espace public.

D´ailleurs, les démarches interactives voulues par les artistes ont pour objectif d´établir une coopération, des interactions avec les publics qui en ouvrant l´espace où elles se produisent, impulsent de nouveaux pouvoirs critiques face à des dynamiques économiques et sociales de plus en plus massives et oppressantes. Le stratégie Ai Wei Wei, Revelo et McCarthy ont aussi en commun de susciter l´intérêt et le désir, non seulement à l´échelle réelle (du local au global) et virtuelle. Grâce à cette dernière l´artiste annule les frontières d´un espace monopolisé par une élite. Ainsi peuvent être remis en question les repères d´identification et d´appartenance.

L´artiste devient « porte-parole du peuple »[8], un hacker de l´imaginaire collectif, acteur et metteur en scène d´un débat public et objet de désir et de consommation massive après la controverse. Son œuvre, génératrice d´un espace d’échanges, de débats et de controverses peut devenir un objet d´alerte, de désir, de circulation d´information, de discussion et donc un espace public de concertation. C´est ainsi que l´œuvre d´art devient une mise en abyme avec l´espace public dans lequel elle s´inscrit. Mais quelles sont les limites de l´espace public lors de l´intervention? Et si l´espace public est en effet si complexe à définir et à délimiter -à travers la multiplicité de ses représentations et sa matérialité ou son immatérialité- sa nature ne la prédispose-t-elle pas à être déjà considérée comme un territoire de controverse avec toutes les dynamiques que cela suppose ?

———-

[1] Dictionnaire Larousse http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/controverse/18941

[2] Ghislaine Del Rey “Fluxus : Un temps pour la politique en art ? », Revue Noesis, Art et politique Nº 11, p.52

[3] Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », Positions, Paris: Les Éditions sociales, 1970.

[4] Ai Wei Wei, Extrait du documentaire « Evidence », Réalisateur : Grit Lederer, minute 48´41 au 49´56, Année 2014.

[5] À ce sujet Joëlle Zask dans son article « Pratiques artistiques et conduites démocratiques » évoque que «  (…) l´art fait partie de l´articité d´une chose : ce qu´on appelle art est susceptible d´engendrer une pluralité indéfinie d´expérience, et par suite d´opinions concernant ces expériences » (Revue Noesis, Art et politique Nº 11, p.112)

[6] Paul Ardenne, « Extrême – Esthétiques de la limite dépassée », Éditions Flammarion, Paris, 2006, p.19.

[7] Barbara Kruger, Untitled (You destroy what you think is difference.), 1980
photograph and type on paper, 10 7/8 x 13 1/2 inches (27.6 x 34.3 cm).

[8] Louis Ucciani, « Art et politique », Revue Noesis, Art et politique Nº 11, p.69.