La sculpturalisation en tant que stratégie de l’architecture en dialoguant avec son site d’installation — les cas d’étude : les œuvres de Frank Gehry, Dan Graham, Gordon Matta-Clark et Bernard Tschumi

La monumentalité dans l’architecture contemporaine

Le point de départ de cet article est l’architecture contemporaine monumentale. Aujourd’hui, il y a plusieurs architectures spectaculaires dans des villes. Cette année, la Philharmonie de Jean Nouvel vient d’être inaugurée au parc de la Villette de Paris. La Fondation Pathé de Renzo Piano et la Fondation Louis Vuitton de Frank Gehry sont construites en 2014.

En ce qui concerne le mot «monumental», il est synonyme d’exceptionnel, spectaculaire, imposant et d’autre. Ces expressions relient souvent à une architecture de valeur historique. C’est pourquoi il est difficile de nommer ces trois œuvres «monument». Sans fonction commémorative, politique et religieuse, leurs effets monumentaux montrent aussi un aspect extraordinaire. Une problématique apparaît : quel est l’objectif et la fonction de la monumentalité contemporaine ?

La Philharmonie de Jean Nouvel vient, La Fondation Pathé de Renzo Piano et la Fondation Louis Vuitton de Frank Gehry
La Philharmonie de Jean Nouvel vient, La Fondation Pathé de Renzo Piano et la Fondation Louis Vuitton de Frank Gehry

 

La problématique de l’in situ

L’architecture ne se sépare pas de la ville, de sa formation et de sa configuration. Elle est aussi un instrument important du projet urbain ainsi que sa construction peut-être a une grande influence sur son lieu d’installation. En vue de clarifier la monumentalité en tant que stratégie dans l’espace public, il convient d’introduire la notion de « site » proposées par Thierry de Duve. Pour lui, le site signifie l’harmonie des trois « fermes » solidarités : lieu, espace et échelle. Ces trois éléments indispensables configurent ce que Duve appelle « site » dans son texte « Ex Situ » écrit en 1989 [1]. L’observation de Duve nous donne une méthode profitable pour réfléchir à des relations entre l’œuvre et son lieu et à des stratégies par rapport à l’in situ, se tisser avec, se limiter à ou plaire au site, comme à l’ex situ, hors site et sortir du site.

Ce premier élément – lieu – signifie l’ancrage culturel au sol, au territoire, à l’identité. C’est-à-dire, l’enracinement, l’implantation et l’identification au terrain s’assimilent au sceau du pouvoir tyrannique ou démocratique et circonscrivent artificiellement des limites territoriales. Cette formation du lieu se fonde sur les valeurs du rassemblement.

Le deuxième élément concerne l’espace : le consensus culturel sur la grille perceptive de référence. Ceci signifie la grille de lecture de nature sémantique [2] qui peut être acquise dès notre enfance pour discerner la manipulation noologique de l’objet. Ce élément a pour but de proposer sur le lieu une compréhension et une lecture univoque, juste, systématique, standard et raisonnable. Il s’agit de constituer un système en vue de la distribution des valeurs.

Le troisième élément – l’échelle – montre que le corps humain devrait être la mesure de toutes choses. La production pour les humains s’adapte à eux, à leur utilisation et manifeste leur présence ou celle de dieu. Il est évident que leur corps construit le type de site et d’architecture : la « meilleure » organisation de l’habitation selon l’expérience du besoin utilitaire, c’est-à-dire, le site, centré sur l’humain. Ceci manifeste clairement une pensée humaniste. Par ailleurs, l’échelle est souvent utilisée comme une stratégie pour l’effet imposant ou dans un but d’autorité : il s’agit de nous étonner par un objet bâti de grande dimension qui dépasse la taille humaine.

D’après cette articulation des trois points [3], l’engagement de l’art in situ dans la réalité interroge sur son autonomie. Il va se situer dans une position ambiguë et se caractériser comme rôle alternatif : soit un destructeur soit un des bâtisseurs du site. Cet « in » de l’in situ, indexé sur le lieu, signifie une liaison étroite avec l’harmonie des trois. En ce qui concerne l’impossibilité de réaliser un art à la fois dépendant véritablement de son site et indépendant des problématiques du site, l’in situ contemporain ne doit pas se confondre avec celui de l’art public monumental et épiques qui représente fondamentalement le pouvoir politique, la hiérarchie, la nostalgie et les valeurs universelles. Par exemple, les œuvres d’Henry Moore et d’Alexandre Calder, critiquées par Duve, « se sont souvent compromis à placer leurs œuvres dans des sites […] qui en rendaient toute appréhension esthétique impossible [4] ».

Par rapport à ceux qui « ornent les esplanades devant les grands immeubles de bureaux et font plus figure de “logos” agrandis que d’œuvres d’art [5] », l’in situ favorise l’harmonisation avec le site de ces symboles connus du grand public, non seulement pour la « publicité » d’une marque d’artiste mais aussi pour le produit représentatif de la métaphysique : des signes de la parole officielle, réglementaire et de prédication. Cet in situ – le compromis au site – faire perdre la qualité d’œuvre d’art et lui donne une présence dans la ville. Avec une tentative de reconstituer la notion de site et de donner une appréhension esthétique sans compromis au site, l’ex situ devient nécessaire pour entraîner l’échec de l’harmonie.

L’ex situ ou l’in situ : la « sculpturalité » en tant que réaction du site

L’ex situ signifie le détachement du contrôle du site. Il a pour but de bouleverser, transformer ou négliger [6] le site en disjoignant la solidarité du lieu, de l’espace et de l’échelle. On présente les trois stratégies :

  • L’ex situ en disloquant l’harmonie des trois composants

L’architecture sculpturale peut être un déclenchement de l’ex situ. Celle de Graham, Pavillon / Sculpture for Argonne, a été créé de 1978 à 1981 en verre et miroir sans tain et en acier. Sous l’ossature, ses surfaces semi-transparentes constituées de deux espaces triangulaires brouillent la limite entre les espaces intérieur et extérieur ainsi que la perception du volume. Il faut configurer l’espace à travers la structure de l’œuvre. En reflétant l’image du spectateur, le privé s’intègre dans le contexte public. Cette œuvre défie la valeur de l’habitation en exposant l’espace et l’image du privé et en faisant disparaître le consensus.

Dan Graham, Pavillon / Sculpture for Argonne, 1978-1981, Argonne National Laboraites,Illinois. (Thierry de Duve, « Ex Situ », dans Les Cahiers du MNAM, n°27, printemps 1989, p. 42.)
Dan Graham, Pavillon / Sculpture for Argonne, 1978-1981, Argonne National Laboraites,Illinois. (Thierry de Duve, « Ex Situ », dans Les Cahiers du MNAM, n°27, printemps 1989, p. 42.)

Celle de Matta Clark, par exemple Conical Intersect de 1975 à l’occasion de la Biennale de Paris, était un immeuble de la rue Beaubourg, voué à la démolition, par le plan de réaménagement du quartier, dont le mur et le plafond ont été découpés dans le but de critiquer la signification du projet urbain et de dialoguer avec le Centre de Pompidou en cours de construction. Ces deux œuvres testent les composantes du site en les démontant.

Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975, Rue Beaubourg, Paris. (Thierry de Duve, « Ex Situ », dans Les Cahiers du MNAM, n°27, printemps 1989, p. 45.)
Gordon Matta-Clark, Conical Intersect, 1975, Rue Beaubourg, Paris. (Thierry de Duve, « Ex Situ », dans Les Cahiers du MNAM, n°27, printemps 1989, p. 45.)
  • L’ex situ gehryien : l’indifférence du site
La Fondation Louis Vuitton (photo prise le 23 décembre 2014)
La Fondation Louis Vuitton (photo prise le 23 décembre 2014)

Depuis la fin du 20ème siècle, un nouveau ex situ est engendré par quelques phénomènes : la transformation de la ville par le développement des transports, l’aggravation du centralisme urbain, la télécommunication qui peuvent transmettre les images et les valeurs sans nécessité de rassemblement. Le site n’est plus tant essentiel, autrement dit, il s’agit d’une indifférence du site. Si l’ex situ par le Style International, privilégiant un seule style de l’architecture, qui a eu une grande influence sur le mode architectural, a révélé la volonté composite par la normalisation de l’œuvre et du lieu, l’ex situ contemporain permet aux œuvres de maintenir leur spécificité mais au profit d’un écart économique entre la valeur marchande et le « coût » de production. Par exemple, les œuvres de Gehry, forcément personnalistes, ne se soumettent jamais au site. L’indifférence du « Style International gehryien » provoque une concentration directe et un seul intérêt sur l’objet architectural.

Son nouveau chef-d’œuvre – Fondation Louis Vuitton – explique beaucoup son inspiration de l’environnement et de la ville de Paris :

« Les terrasses du bâtiment offrent des points de vue inédits sur Paris et sur l’environnement boisé du jardin d’Acclimatation dont Frank Gehry s’est inspiré pour créer une architecture de verre et de transparence. [7]»

Cette description de news sur le site officiel de Louis Vuitton montre une photo du bâtiment de la Fondation qui « s’envole » d’un reg inconnu, produit d’un montage photographique.

« L’ouverture de la fondation Louis Vuitton », 27 octobre 2014, site de Louis Vuitton, URL :  fr.louisvuitton.com/fra-fr/articles/l-ouverture-de-la-fondation-louis-vuitton (site consulté le 10 avril 2015).
« L’ouverture de la fondation Louis Vuitton », 27 octobre 2014, site de Louis Vuitton, URL : fr.louisvuitton.com/fra-fr/articles/l-ouverture-de-la-fondation-louis-vuitton (site consulté le 10 avril 2015).

Cette photo me semble ironique avec la description du site car Paris, le bois de Boulogne et le jardin d’Acclimatation en sont absents. Même si l’explication de l’œuvre est à l’opposé de l’image, l’œuvre gehryienne démontre l’indifférence du site, stratégie contemporaine qui correspond tout à fait à une tendance postindustrielle mentionnée par Duve : 

« Les artefacts qui nous donnent la mesure sont aussi indifférents au “site” de leur production qu’à celui de leur consommation. Seul compte l’écart économique entre les deux, le profit maximal étant obtenu quand les choses sont produites à Bangkok ou à Séoul et consommées à Paris ou à New York. [8]»

Les artefacts de commerce perdent leur identité liée au site. L’image de la starchitecture est médiatisée dans le monde entier, on ne s’intéresse plus à son lieu de production : l’estuaire basque ou le parc de loisir parisien, mais à la fameuse marque, celles du grand maître de l’architecture Frank Gehry et de la maison de luxe Louis Vuitton.

Il est possible que la « sculpturalité » produise l’ex situ de l’architecture : la fonction sculpturale des œuvres de Graham et de Matta Clark manifeste une espérance de l’avenir utopique ; la forme sculpturale des starchitectures présente une indifférence au site. Il s’agit de la « dis-harmonie » ou de la « trans-harmonie » du site.

  • L’in situ des Folies : l’imagination construit le site :
Bernard Tschumi, les Folies, le Parc de la Villette, Paris, 1982-1998, acier, l’ossature en béton armé en tôle émaillée rouge. (Photos prises au 4 janvier 2015.)
Bernard Tschumi, les Folies L3, P7, N8, J5, R4, R7 et R5, le Parc de la Villette, Paris, 1982-1998, acier, l’ossature en béton armé en tôle émaillée rouge. (Photos prises au 4 janvier 2015.)

L’ex situ permet à ces œuvres de représenter les idées « utopiques », idéales et spirituelles. Chez Bernard Tschumi, les œuvres dans projet de la Villette, qui portent le nom des Folies et «petits bâtiments-sculptures rouges», présentent une autre stratégie. L’objectif du projet est de constituer un parc ouvert à tout le monde, qui consiste à réaliser un nouveau site configuré par les activités et les événements divers :

« Le parc ne peut être conçu comme un modèle d’un monde utopique en miniature, protégé de la réalité vulgaire. Plutôt qu’un refuge, le parc contemporain ne peut être vu que comme un environnement défini par les préoccupations de l’habitant de la ville, à travers des besoins récréatifs et des plaisirs déterminés par les conditions de travail et les aspirations culturelles de la société urbaine contemporaine. [9]»

(à droite) Bernard Tschumi, Christian Biecher, Le Parc de la Villette : Paris, 19. arrondissement, Seyssel : Champ Vallon, 1987, p. 25. (à gauche) Plan la Villette, octobre 2008. (éd. : la Direction de la Communicaiton et des Publics EPPGHV/SITE/08/09/01, rédaction de Sophie Lavoie)
(à droite) Bernard Tschumi, Christian Biecher, Le Parc de la Villette : Paris, 19. arrondissement, Seyssel : Champ Vallon, 1987, p. 25.
(à gauche) Plan la Villette, octobre 2008. (éd. : la Direction de la Communicaiton et des Publics EPPGHV/SITE/08/09/01, rédaction de Sophie Lavoie)

La revendication d’un environnement ouvert pour répondre au besoin collectif se confronte à la réalité, l’ « in » de l’in situ des Folies est nécessaire mais ce « situ » prend un sens nouveau selon la participation du public. Leur sculpturalité – l’irrationalité – engendre l’imagination de l’architecture qui émerge avec l’expérience de l’utilisation. C’est-à-dire que le consensus ne se fait pas car les « acteurs » de ces petits bâtiments-sculptures rouges sont divers et le sens de l’architecture ou du site est formé à travers leur plan d’immanence. D’après ce résultat, ce « situ » ne se forme jamais, l’harmonie des trois composants se disloque parce que l’échec de la fondation de l’espace révèle l’impossibilité d’avoir la même expérience pour tous avec les Folies et conduit à celui du lieu qui empêche l’ancrage nostalgique de la ville, des héros et de l’histoire. Il reste l’échelle qui provoque le plaisir d’utilisation basé sur les signes architecturaux des normes.

Une nouvelle harmonie est atteinte à travers chaque expérience événementielle en constituant le « sous-site » idéal et individuel par chaque utilisateur. À mesure que les activités prennent fin, les Folies re-deviennent un espace sans consensus. La sculpturalité, ici, fait allusion à l’absence de détermination architecturale propre à stimuler l’imagination.

L'étude du parcours des Folies L4, N4, N8
L’étude du parcours des Folies L4, N4, N8
L'étude du parcours des Folies L1, L3, L7, J5 et R4
L’étude du parcours des Folies L1, L3, L7, J5 et R4
L'étude du parcours des Folies L2, L6, L9-bis, N1, N4 et P4
L’étude du parcours des Folies L2, L6, L9-bis, N1, N4 et P4

Conclusion

L’architecture sculpturale représente un dispositif utopique qui, chez Graham et Matta Clark, résiste à la convention architecturale à travers les pratiques artistiques ex situ ; chez Gehry, néglige le site en transmettant son image « utopique » vers le monde entier et chez Tschumi, ne prend pas en considération la vision proposée par l’artiste, l’architecte, l’urbaniste et l’animateur du centre culturel mais plutôt le rôle que jouent les acteurs potentiels en vue de faire que les idéaux utopiques et les objectifs sociaux deviennent réalité. Il est possible que la sculpturalisation de l’architecture réponde à la volonté de notre époque : l’imagination, l’irrationalité et une espérance de l’utopie.

Notes :

[1] Thierry de Duve, « Ex Situ », dans Les Cahiers du MNAM, n°27, printemps 1989, p. 39-55.

[2] Cette notion de la grille dans la perception sémantique est évoquée par Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtés, et est expliquée dans : Marie Renoue, Jean-Marie Floch, Analyse sémiotique de la perception d’un objet naturel, Limoges : PULIM, 1996, p. 10.

[3] Duve prend quelques sites comme exemples : le cirque montagneux de Delphes et la place du Capitole. Le premier est un site du sanctuaire panhellénique qui fut bâti du 6ème siècle av. J.-C. au 4ème siècle av. J.-C. et qui était destiné à des célébrations religieuses. Le dernier est un lieu autour d’un édifice public servant de centre où se concentrait la vie municipale et parlementaire. En comparaison de ces sites, Duve prend deux exemples : l’échangeur routier à l’entrée du Holland Tunnel qui ne forme pas le consensus culturel ; le désert du Nevada qui manque de l’ancrage culture.

[4] Thierry de Duve, op.cit., p. 40.

[5] Ibid.

[6] La négligence peut être une façon de la reconstitution de la notion du site. On prend une œuvre de Tony Smith comme exemple. Die est un cube d’un 1,82 mètres de côté en métal noir, il s’assimile à l’échelle du corps humain en évitant la dénomination de monument ou d’objet et « en prenant la place de l’homme, mais en l’excluant, ne le confronte plus qu’à sa propre mortalité ». Cette œuvre est indifférente de son environnement, sa négligence désaccorde l’harmonie en rejetant le consensus de l’espace.

↳ Voir : Thierry de Duve, op.cit., p. 45.

[7] « L’ouverture de la fondation Louis Vuitton », 27 octobre 2014, site de Louis Vuitton, URL :  fr.louisvuitton.com/fra-fr/articles/l-ouverture-de-la-fondation-louis-vuitton (site consulté le 10 avril 2015).

[8] Thierry de Duve, op.cit., p. 54.

[9] Bernard Tschumi, Christian Biecher, Le Parc de la Villette : Paris, 19. arrondissement, Seyssel : Champ Vallon, 1987, p. 4.