ACTIVISME DANS L’ESPACE PUBLIC

L’image peut-elle être politique ?

Quelle place pour la critique ?

Adorno affirmait que la liberté était l’essence, le concept de l’art. Or, si la « réussite » d’un artiste ou d’une œuvre se trouve dans la reconnaissance institutionnelle et/ou marchande, on peut se demander dans quelle mesure on peut parler de création « libre » ?

Si les événements de Mai 1968 semblait annoncer la révocation de nos acquis les plus vils, ce ne fût qu’un écho de la révolution de 1789. Ils ont, sans pouvoir l’anticiper, eu pour conséquence le remplacement d’une élite par une autre, abattant le vieux modèle paternaliste au profit de la finance internationale immatérielle. Herbert Marcuse annonçait en 1968, que nous étions en train de vivre la dernière critique efficace du capitalisme, son idée ne nie pas la possibilité d’autres critiques à venir, mais que celles-ci serait totalement inefficaces, notamment parce que nous sommes en train d’opérer une révolution dans l’ordre du langage qui procède du retrait de tous les mots qui permettent de nommer négativement le capitalisme, particulièrement ceux du vocabulaire marxiste – dont nous en percevons aujourd’hui la forme comme désuète ou totalitaire – pour enfin les remplacer par des mots qui le désignent positivement. Il parlait de concept opérationnel ; pour le philosophe un concept est ce qui sert à penser une situation ou un problème. Un concept opérationnel est un mot qui sert à agir sans pouvoir penser ce qu’on met en œuvre. Ils servent à mettre en place des logiques que le pouvoir veut instaurer. Par exemple « l’insertion », cela tendrait à signifier que certains sont dans la société tandis que d’autres n’y sont pas ; même un clochard sous un pont est dans la société. « L’insertion » laisse entendre qu’il y aurait des moyens de s’y prendre pour revenir dans un schéma de société limité ; le simple fait d’accepter d’utiliser ce mot permet de faire exister l’insertion…

Dans leur ouvrage, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Eve Chapiello et Luc Boltanski ont montré comment le langage capitaliste s’était imposé dans la société. Ils ont ainsi constaté que les entités relevant un caractère de domination dans les années 60 sont devenus des entités positives. Plus exactement, les termes subordonnés ou dirigeant, se référant au cadre hiérarchique, et donc de rapport de pouvoirs se sont regroupés en un seul vocable, le salarié, permettant d’inclure tout le personnel, cadre et non cadre, sans distinction de hiérarchisation, ou encore le pouvoir devenant responsabilité. On comprend alors mieux comment la lutte des classes peut devenir l’égalité des chances, et comment la société nous inculque que notre place dans la hiérarchie sociale dépend de notre mérite scolaire. Et de la même manière, que la démocratisation culturelle est l’idée que notre place dans la société dépend de notre culture et de notre mérite culturel et donc de notre mérite personnel.

Avec la majorité des productions artistiques dépendantes de la tutelle financière, on observe une forte interdépendance entre les conservateurs, les galeristes et les artistes, menant à une planification du devenir de l’art contemporain, sous une autorité esthétique qui vide de tout esprit critique. Paul Ardenne affirmait dans son texte « L’art a-t-il une dimension politique ? », que l’artiste contemporain, quand bien même adopte un propos politique, n’est plus, et de beaucoup, l’équivalent du militant des périodes révolutionnaires.

Mené par le progrès, l’innovation constante,et recherchant à tout prix le « lien-social », ou plus exactement, le maintien de l’ordre, il est plus facile de permettre la diffusion que la création. Nous nous heurtons aux limites d’un système fondé sur une gestion économique de la culture, sur le développement d’un marché de masse, où les individus accèdent à un éventail de choix lui donnant l’illusion d’être un consommateur souverain. Ce contraste s’inscrit dans une société où l’autonomie a fait place au renforcement de l’autocontrôle. Un territoire précis donné au public, territoire de contestation occasionnel et soumis à la limite de l’enceinte institutionnelle. La critique artiste a alors été transformée pour servir le capitalisme et donc le marché de la culture, qui en l’assimilant, a pu renforcer son oppression, en s’opposant à la créativité, à la liberté, à l’autonomie. La contestation est-elle alors possible ?

L’affiche dans l’espace public

Selon Marcuse, « l’ordonnance et l’organisation de la société de classes, en modelant la sensibilité et la raison de l’homme, ont donc également circonscrit la liberté de l’imagination. (…) le pouvoir de l’imagination a subi une répression : on ne lui a permis de devenir pratique, c’est-à-dire de transformer effectivement la réalité, qu’à l’intérieur du contexte général de répression ».

Les partisans de l’art social du début du XIXème siècle, luttaient entre autres pour une réappropriation de l’espace public. Réaction contre une publicité trop envahissante, contre la destruction du paysage détérioré par la pollution visuelle. En France, Charles Beauquier crée alors la Société de Protection du Paysage en 1912, pour animer ces mouvements de contestation. Dénonçant l’affiche comme tentative d’oppression des libertés, par un capitalisme envahissant, ils veulent une réutilisation de ses potentialités. Plus exactement, une affiche purement gratuite, contemplative et désintéressée, réinvestir la rue pour éduquer les « masses ». Modèle paternaliste qui se légitimera plus tard par l’action de l’Etat dans les commandes publiques, produisant lui-même les conditions d’exercice de la liberté. Créer dans l’espace public devient dès lors réglementé, offrant en abondance les plaisirs de la culture, mais toujours lié au plaisir de la consommation.

Quelle alternative peut-il y avoir alors aujourd’hui ? L’image peut-elle être politique ?

Vincent Perrottet

« Il n’y a plus d’affichage public ; il n’y a que des messages payants. »

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Vincent Perrottet pense qu’ une « affiche pour toucher l’autre ne doit pas chercher à communiquer (terme dévoyé par la pub) mais à subvertir avec bonheur le regard ». Contre le consumérisme compulsif, il produit ainsi des images alternatives. Opposant texte et image, il lutte contre la propagande visuelle et obscène avec humour. Vincent Perrottet a collaboré avec Gérard Paris-Clavel, François Miehe et Pierre Bernad dans le collectif Grapus (1970-1990).

Son engagement politique et social l’amène à questionner son rôle de graphiste militant pour une réappropriation des signes et des formes. Refusant et luttant contre un utilisation des images diffusant une idéologie consumériste, capitaliste et libérale.

« Tout sujet qui nous donne l’envie et la possibilité de réfléchir, de créer, de s’amuser, de développer une relation de complicité avec les commanditaires et surtout qui par sa nature respecte le public et nous-même. Le choix est aujourd’hui assez simple: un(e) metteur en scène de théâtre ou d’expositions, un(e) responsable d’association ou d’organisation œuvrant pour le bien collectif, un(e) responsable de la santé publique, un(e) architecte de talent proposent plus à nos yeux qu’un directeur de marketing qui veut vendre le millionième rasoir jetable non recyclable. »

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Travaille d’abord, tu t’amuseras ensuite est une série de dix affiches, 80×100, imprimées en recto-verso, associant des photos de Myr Muratet (sans commentaire) et des mots d’ordre de Vincent Perrottet qui les décrit ainsi : « Ces affiches politiques sont l’expression de formes graphiques et de pensées résistantes “au Marché”, seul modèle économique et social proposé dans la majorité des espaces publics et privés. ». En surimpression, des textes et citations (G.Deleuze, M.Frisch…) viennent juxtaposer les mots d’ordre.

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« L’argent est roi (des cons) », « Actionnaires tortionnaires » … fonctionne comme des slogans de manifestations, et « destinées à être exposées dans des lieux publics, associatifs, éducatifs, artistiques, dans la rue et partout où il est nécessaire et possible de subvertir joyeusement le regard. ». Les citations en caractère plus fin, s’associe à la typographie imposante de Vincent Perrottet, pour argumenter et amplifier la critique. Le format des affiches qui se plient et de déplient sous la forme de tracts peuvent être données au public afin de pouvoir être transmises.

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Son engagement passe aussi par ses écrits/manifestes. En 2013, il lance une pétition en réaction à la dernière affiche réalisée pour la Fête de la musique. Contre les conditions de travail médiocres et l’incompétence des commanditaires (choisissant le tarif le plus bas), il dénonce « le système délétère qui s’est insinué dans la commande publique, nationale, régionale et institutionnelle, et rend presque impossible la productions de messages visuels de qualité ».

Sur son site, son manifeste dénonce la servilité des graphistes qui participent « dans leur travail à l’accroissement des inégalités, de la misère sociale, à la dégradation de l’environnement par la surconsommation de masse et à la résurgence du culte de la personnalité. »

Ne Pas Plier

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Fondée en 1991, l’association Ne Pas Plier, l’internationale la plus près de chez vous, lutte pour « qu’aux signe de la misère ne vienne pas s’ajouter la misère des signes ». Opérant sur le terrain de l’éducation et des luttes populaires, le collectif dénonce les rapports de domination dans la ville, notamment à travers l’outil visuel. Nous avons tous déjà été confronté à leurs autocollants « JE LUTTE DES CLASSES », ou encore « RÊVE GENERAL »… dans des manifestations, ou sur les murs urbains…

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Luttant contre le signe au service du marketing et de la consommation, le collectif, qui se définit ouvertement comme anticapitaliste et travaille dans la continuité de l’éducation populaire impulsé par Jean Guéhenno et Christiane Faure (figures de proue d’après-guerre, qui militaient pour l’éducation politique des adultes). Le travail de l’association n’est alors pas un simple repli sur soi, mais un dépassement. Le but n’étant pas d’avoir un discours paternaliste sur l’éducation des foules, mais donner les outils nécessaires pour penser la formation politique et sociale et donner les moyens pour penser la démocratie et la comprendre, et cela passe aussi par la réappropriation de l’image. Alors que Decaux, détermine les endroits pour afficher, ainsi que le format, l’association lutte pour une réappropriation de l’espace.

« Il faudrait réaffirmer ce pour quoi on est partisan de manière à redonner un imaginaire à la politique. » Cette phrase de Gérard Paris-Clavel (membre fondateur de l’association) dans Formes Vives, illustre parfaitement les affiches réalisées. Leur but n’étant pas seulement d’être dans la négation , mais de proposer d’autres formes pour lutter. Ainsi, l’humour et les jeux de mots accompagnent leurs affiches, se servant du graphisme pour développer leurs idées politique. Ne Pas Plier partage ainsi leur engagement de la pratique artistique et des luttes sociales dans une critique radicale des mécanismes d’exclusion. La nécessité de résistance citoyenne passe autant par leur affiches que par leurs actions sur le terrain.

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Les ANTI-PUB

Actions plus radicale et brutale, contre la dégradation de l’espace public par le marketing, les collectifs des « anti-pub » créent une voie de résistance face à l’invasion publicitaire. Proche, sinon complémentaire du courant altermondialiste « No Logo » porté par Naomi Klein, ou encore d’Ad-buster, dénonçant l’effet dévastateur des marques à l’échelle mondiale.

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Manifestant leur animosité face à la publicité qui nous est massivement imposée, ces divers collectifs créent des « actions coup de poing »pour se réapproprier l’espace public., aujourd’hui considéré comme un bien exploitable.

« Notre espace public est devenu la proie d’une poignée de transnationales qui sont à la tête de l’économie de marques, avec son cortège de maux planétaires : délocalisations, exploitation éhontée du tiers-monde, marchandisation des ressources naturelles, de la culture, et, pour finir, des êtres humains eux-mêmes. »

Né en octobre 2003, le collectif Stopub composé de plus d’une centaine d’activistes, artistes, enseignants procède à des opérations commandos illégales dans les couloirs de la RATP. Partisans de l’action directe, le mouvement qui a connu une grande popularité lors de leur premières actions a aussi essuyé une importante vague de répression policière et judiciaire.

En effet, né de l’action « peinture noire », mené par la Coordination nationale des intermittents, réunie à Marseille le 10 octobre 2003, les activistes proposent une série d’actions contre le protocole de la réforme de l’assurance-chômage. L’appel à recouvrement se fait dans tous les milieux, par envoi de d’e-mails renvoyant au site internet Stopub.

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« Face à cette mainmise annoncée sur nos services publics, nous déclarons publiquement que nous allons attaquer le carburant de cette marchandisation : la publicité. Elle envahit nos espaces publics, la rue, les métros, la télévision. Elle est partout, sur nos vêtements, sur nos murs, sur notre petit écran. Résistons avec des moyens créatifs, pacifiques et légitimes. »

Ainsi, à l’occasion d’une manifestation à Paris, les participants recouvrent les abribus, les panneaux Decaux de papier arborés de slogans multiples. Les jours suivants les actions se multiplient, et les activistes se réunissent dans différentes lignes de métro (Saint-Lazare, Montparnasse, Nation…) et répartis en groupes, ils investissent les quais en marquant d ‘une grande croix noire chaque affiche. Par dessus, chacun est libre de coller ou d’écrire ce qu’il veut : « L’idéal de beauté est éphémère » ou « Tu consommes, tu es une pomme »…

D ‘après André Gattolin, la régie publicitaire de la RATP, Metrobus a chiffré à 2440 les affiches dégradées. Les opérations se succèdent, et la RATP décide de porter plainte contre X. Metrobus exige la fermeture du site Stopub par l’hébergeur en lui imposant de lui donner les noms des responsables, que le Tribunal de Paris lui assignera. Ce qui ne fera pourtant pas fléchir le mouvement, qui se décentralisera à Rouen, Lyon ou encore Grenoble.

Exutoire au insatisfactions sociales, ces manifestations collectives se multiplient de manière plus autonomes, et même si ces actions ne sont en rien novatrices, il est intéressant de soulever le caractère informel de ce collectif, qui n’est ni une association, ni même une organisation structurée. Le but étant d’opérer sans commanditaire hiérarchique, l’entité devient virale et forme une auto-organisation.

 


 

 « Les médias tactiques ne se contentent pas de rendre compte des évènements, jamais impartiaux ils y prennent toujours part. Et c’est cela, plus que tout autre chose qui les distinguent des médias dominants »

Geert Lovink et David Garcia, ABC des médias tactiques, 1997

 

Dans cet entrecroisement de nouvelles militances s’ouvrent des changements radicaux qui réinterroge la place d’un art « ornement de la société de consommation ». Les artistes ici infiltrent les médias en les détournant, entre geste artistique, geste communication et geste militant. L’art n’est pas leur objet, mais ils puisent dans la subversion pour inventer de nouveaux champs, entre manipulation et performances. Un espace ouvert et collaboratif s’ouvre ainsi pour de nouveaux enjeux sociaux et environnementaux.

Les graphistes militent ainsi pour une image politique, qui n’est pas simplement le reflet de la « fétichisation marchande de la ville ». Le but étant de construire des images alternatives, la création peut ainsi impulser des idées révolutionnaires. Les activistes antipub, par une action plus radicale, se réapproprient l’espace public contre la propagande visuelle et totalitaire. Il faut ainsi relever que pour la première fois une grande ville, ne renouvelle pas l’appel d’offre pour l’affichage publicitaire. Ainsi Grenoble a arrêté son contrat avec Decaux choisissant de mettre en place un chantier pour de nouveaux espaces verts.

Ces acteurs sociaux participent à eux trois au détournement de l’image comme force symbolique, invitant les citoyens à être eux aussi acteurs pour ne plus accepter l’artefact de la communication qui déconstruit les relations sociales en prônant la liberté de consommer. L’espace public est un espace réglementé, et par la même, l’art public. En ce sens, l’artiste n’est jamais réellement libre. Il convient alors de se réapproprier ces espaces, même si cela peut passer par la force.

 


Bibliographie

Theodor W. ADORNO, Théorie esthétique Paris, Klincksieck, coll. Esthétique, 1995

Luc BOLTANSKI, Eve CHAPIELLO, Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Paris, Editions Gallimard, coll. nrf essais, 1999

Herbert MARCUSE, L’homme unidimensionnel, essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, Paris, éditions de minuit, coll. Arguments, 1968

Maryvonne PREVOT, Nicolas DOULAY (sous la dir.), Activisme urbain : art, architecture et espace public,  »L’information géographique », Armand Colin / Dunod, 2012

Raoul VANEIGEM, Nous qui désirons sans fin, Paris, Gallimard, coll. Folio/Actuel, 1996


Cléa Ah-Ti