Balade sonore d’une déportation – Diana Li & Thibaut Morand

Comme son titre l’indique, ce projet est une balade sonore dont la forme spécifique, à la fois sonore et impliquant une performance de la part des participants, apparaît comme une des plus aptes à raconter le phénomène de la déportation en général (celles des peuples), celle des coréens de leur pays natal jusqu’au Kazakhstan pendant l’occupation japonaise de la Corée en particulier. Cet événement historique est la ressource principal de cette balade sonore dont l’ambition est de proposer une représentation artistique de cet événement et d’impliquer les participants jusqu’à leur imposer une perception acoustique des caractéristiques de cette déportation, de ce mouvement de masse des plus autoritaires sur Terre.

Une balade sonore est une trajectoire guidée par les sons ou dont les sons sont les objets virtuels à saisir par la perception auditive. L’initiateur de ce type particulier de performance est Max Neuhaus dans le cadre des balades sonores qu’il organisait à travers New-York à la fin des années soixante et qu’il a intitulé Listen. Proposant d’écouter plus attentivement les phénomènes sonores et installations naturelles d’un environnement urbain, il démontrait la teneur esthétique de l’écoute, son intérêt pour les formes à la fois acoustiques et architecturales que recelaient tous paysages urbains. Ces balades sonores sont particulièrement intéressantes en deux points majeurs : d’une part, elles sollicitent esthétiquement les facultés auditives et, d’autre part, elle fait marcher, elle active une marche qui est le moteur de la performance. Autrement dit, une pratique nomade animée par l’écoute.

De nos jours, les balades sonores se développent dans le registre de la réalité virtuelle, c’est-à-dire que l’on parcourt un environnement non plus pour écouter ses sons mais pour en écouter d’autres, des pistes sonores enregistrées, illustrant d’autres paysages sonores que celui qui nous entoure et ,ainsi, faisant l’assemblage d’une marche et d’une écoute exogènes qui, le temps d’une balade, s’unissent. Il s’avère qu’avec ce procédé, un parcours à suivre guidé par les sons transmis avec un casque-audio transporte la marche (l’activité physique) dans la réalité virtuelle des sons transmis. Ainsi, ce procédé formel et performatif nous semble le plus pertinent pour représenter une déportation le temps des quelques minutes d’un parcours.

La déportation en question étant précisément sélectionnée pour la composition de cette balade sonore, elle s’accorde ainsi à un parcours rigoureusement tracé dans l’enceinte de l’Université de Paris 8. Cette déportation est celle de milliers de coréens jusqu’au Kazakhstan pendant l’occupation japonaise de la Corée et ainsi déportés pour fournir une main d’œuvre ouvrière et paysanne au régime soviétique (précisément en la dérobant aux affres d’une guerre géo-politique qui deviendra, outre mesure, la Guerre Froide). Cette déportation, comme toute déportation, a pour conséquence d’obliger un peuple sédentaire à devenir nomade, le temps de son exil. Mieux, certains coréens ont dû, pour survivre sur une terre qui n’était pas la leur, en des steppes qui sont étrangères à leurs cultures et à leurs coutumes, adopter une vie nomade inhérente à celle des kazakhs pour chasser, pour se nourrir, pour vivre. La déportation ordonne la marche au même titre qu’elle est l’injonction à une vie entièrement nouvelle et bouleversée, d’une vide sédentaire à une vie nomade. De plus, nous avons choisis cette déportation historique car étant très mal archivée, elle frôle, en termes historiques, les sphères de l’oubli. Ce pour quoi notre balade sonore prend un sens particulier, c’est en proposant d’utiliser des archives sonores relatant vie quotidiennes, expériences de groupes et attitudes collectives de coréens avant leur déportation pour donner à entendre cette même déportation. Inexistence en termes d’archives sonores, nous souhaitons justement détourner des enregistrements pour les substituer au silence de tout un peuple. Il s’agit d’un détournement d’archives nécessaire autant à la conception de la balade sonore qu’à l’hommage que nous souhaitons rendre à ces milliers de coréens exilés.

Cette balade sonore d’une déportation marche sur deux jambes : la première étant le nomadisme qu’elle suscite chez le participant, précisément celui imposé, l’obligation de parcourir, l’ordre de marcher et de quitter ses positions immobiles, et la seconde dans l’usage formel et acoustique d’archives sonores composés dans des partitions rigoureusement montées pour à la fois guider le participant que pour lui faire vivre une expérience perceptive entre deux espaces et deux réalités, ceux transmis et ceux qu’il parcoure à la marche. Ces deux réalités, celle de l’université et celle figurées par les enregistrements sonores, se retrouvent articulées dans le déroulement de la balade sonore au point qu’elles devraient devenir pour le participant des formes spatiales se déformant au fil de sa marche.

Plus précisément, la balade sonore suivra une trajectoire tracée acoustiquement dans l’enceinte de Paris 8. Le participant, le casque sur les oreilles, sera guidé à travers les couloirs et les espaces extérieurs de l’université par les indications vocales transmises par la partition diffusées dans le casque-audio. Cette partition est, comme nous l’avons dis plus haut, un assemblage. Précisément, seront assemblés des archives sonores, de voix enregistrés sur un ton autoritaire, de silences et ainsi que des de projections sonores (des enregistrements brefs et brusques). Cette partition aura pour effet de rompre la distance entre l’espace parcouru et l’espace entendu. Pour illustré cet effet, voici un exemple sollicitant toutes les parties assemblés de la partition : dans le casque-audio, une voix impérative ordonne au participant de franchir une porte, de traverser un couloir, de se dépêcher, et, dans un coin d’une pièce, de rester là en attendant les prochaines consignes. Là, une archive sonore d’un restaurant en Corée avant la guerre lui sera transmise et dans laquelle il entendra une foule joyeuse rassemblée. Soudain, il sera surpris par l’entrée fracassante d’un train emportant la population du café et le laissant seul, dans le vide de la pièce où il se trouve comme dans le vide acoustique qui lui sera transmis par le biais du casque-audio. Ainsi, les archives, les enregistrements vocaux et sonores tout comme les silences participent à cette rupture géographique et émotionnelle entre deux lieux, l’un connu et l’autre inconnu, les espaces parcourus et les espaces transmis se substituant réciproquement et constamment entre ces deux termes.

Comme toute marche, qu’elle soit séculaire ou instantanée, forcée ou volontaire, le point d’arrivée pourvoie tout son sens à celle-ci, l’arrivée cristallisant la courbe entière du mouvement. L’arrivée de notre balade sonore sera la représentation sommaire d’une chambre coréenne avec ses fournitures et objets quotidiens. Ceux-là étant des objets typiquement utilisés par les peuples nomades du Kazakhstan mais réemployés par des coréens déportés. Cette chambre consistera en réalité à une salle de cours dont une projection audiovisuel assuré par un vidéoprojecteur figurera un espace privé d’un nomade kazakh. Sur les tables de cette salles seront exposés et laissées à disposition des photographies des steppes arides du Kazakhstan. Le participant aura alors libre cours de comparer l’expérience de sa marche sonore et virtuelle avec ces paysages mais, surtout, ils verra ces environnements pour la toute première fois après sa marche qui l’aura finalement transporté vers de nouveaux coins de la Terre qui lui étaient certainement inconnus jusqu’alors.

Aussi, répétons-le, cette balade sonore d’une déportation est un hommage et une commémoration d’un événement bouleversant, celui impliquant des coréens déportés qui, pour pouvoir continuer à exister sur une terre qui n’était à l’origine pas la leur, n’ont jamais pu cesser de marcher.

Voici des photographies employées dans la chambre et concluant la trajectoire de la balade. Malgré les conditions d’isolement, nous constituons actuellement la bibliothèque sonore avec laquelle nous composerons la partition. La trajectoire est aussi en cours de tracement sur le plan de l’université de Paris 8.

 

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