Fragments sur le lointain

J’ai posé, sur le rebord de ma fenêtre, une webcam cadrant le ciel. À l’aide d’un simple algorithme1, elle prend environ deux ou trois fois par heure une photo du ciel et l’envoie sur un serveur. Bon.

Du côté du navigateur, un autre algorithme qui récupère les images et qui applique une itération pour les afficher successivement. C’est donc un petit film. (À noter: les images ne s’affichent que lorsqu’elle sont toutes chargées. Ça implique donc pour l’instant un chargement assez long de la page.)

À défaut de pouvoir expliquer ici la finalité de ceci d’après cette non-fin, je buterai sur les comme si que la non-finalité pourrait supposer; pour essayer de trouver des germes d’intentions d’après les fins.

Il y a tout d’abord des balbutiement d’idées à partir de ces mots: «lointain»; «proximité»; «pan»; «désœuvrement» etc. J’ai l’impression qu’il y en a encore plein d’autres mots à ajouter à cette liste. D’autres mots aussi valables en ce qu’ils manifestent quelque chose de mon intuition que je n’arrive pas à consolider. Mais je pourrais en donner d’autres et continuer cette série sans pour autant finalement buter contre quelque chose de définitif, qui précise une question. S’il y a un geste qui pourrait cerner le doute et commencer la question, il y aurait ce petit poème en catalan :

Enmarco amb quatre fustes
Un pany de cel i el penjo a la paret.
Jo tinc un nom
i amb guix l’escric a sota.

J’encadre de quatre bouts de bois
un pan de ciel et je l’accroche au mur.
J’ai un nom
et je l’écris à la craie au-dessous

(Maria-Mercè Marçal, Bruixa de dol, éd. 62, p.29.)

J’aime beaucoup cette simplicité du poème: le pan du regard, cette partie du monde que l’on intentionne — comme si le vécu n’était qu’une affaire de fragments — est lui-même conditionné par un cadre. Ce cadre n’est pas le carré qui cerne un espace projectif, homogène. Non, simplement, le jeu du regard dans l’espace du pan se fabrique en ramassant quelques branches, quatre branches qui sont là, à proximité. Le bois, la madera comme on le dit bien en castillan, se caractérise par son «eccéité» — sa singularité. Je veux dire par là que je trouve ça très juste que ce petit poème fasse précéder à un «aller-viser», la construction d’un cadre singulier qui conditionne sa possibilité. Que l’essence même du regard, ce qui permet la lecture du «monde», soit eccéitaire. Comme si l’image était une matière cernée dans le cadre des quatre bouts de bois. Si l’expression «le livre du monde» peut sembler un peu «ampoulée» — à voir — il est néanmoins remarquable, avec ce poème en mémoire, que le mot «livre» signifie à l’origine «écorce, bois». À voir plus tard, où cette remarque pourrait mener.

Quant au nom à la craie, elle sous-entend la précarité de ce qu’on voit et de ce qu’on peut en dire. Désigner quelque chose par son nom, c’est lui ôter son signe, «dé-signer». Il faut mieux nommer les choses à la craie, pour garder saufs le signe des choses. «Tout ce qui nous apprend quelque chose», dit Deleuze dans Proust et les signes, «émet des signes, tout acte d’apprendre est une interprétation des signes ou de hiéroglyphes». Et le poète Joan Vinyoli d’ajouter «Tout est hiéroglyphe chaque fois / plus difficile à déchiffrer».

(Des cailloux que j’ai ramassé à Port-Bou. J’y suis allé avec une amie qui peint des tout petits tableaux)

Quant au mur où l’on accroche nos pans de ciel, je l’imagine comme une espèce de musée infini de nos saisies, toujours dans le péril du langage poétique, des langages expressifs en général. Regarder un cadre accroché suppose la distance: pour bien voir, il faut trouver la bonne distance — et on peut aussi s’amuser à prendre la distance de la distance, s’approcher ou s’écarter de ce qu’on vise.

Dans un de ses romans — «Mon année dans la baie de personne» — Peter Handke (encore lui) parle d’un ami à lui, espagnol d’ailleurs, qui est peintre. Ce peintre lui parle de la perte de la sensibilité qui serait en fait la perte du sentiment du lointain.

La perte du lointain était en même temps la perte de l’image, en ce sens que, privé de sa sensibilité au lointain, il ne pouvait plus peindre — plus mettre sa couleur en chemin pour nulle part.
(Peter Handke, Mon année dans la baie de personne, éd. Folio, p.362.)

Et puis, toujours dans le même roman, il y a cette image assez floue qui m’est restée: quelque chose comme «le lointain autrefois fut cette distance difficile à mesurer, à un jet de pierre».

Une «cupule» je crois qu’on dit.

Bachelard (encore lui), parle du lointain — synonyme de l’«ailleurs»? — de sa Champagne —  ni «la Champagne des riches marchands de champagne» ni la Champagne crayeuse — qui est celle des vallons.

«Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon « ailleurs » ne va pas plus loin. J’avais presque trente ans quand j’ai vu l’Océan pour la première fois».
(Gaston Bachelard,
 L’eau et les rêves, éd. Livre de Poche, p.15).

Avant le confinement, en février, je suis allé jusqu’à la Fontaine Sainte-Marie à pied, entre Clamart et Meudon, tout près de l’autoroute, qui est «mon ailleurs», à environ une heure de marche si l’on file droit. (Le lointain a peut-être à voir le temps qu’on prend en hiver pour une balade, avec la peur de se faire surprendre par l’obscurité, au retour, en pleine forêt.)

Ce n’est pas la première fois que j’y vais, à la fontaine Sainte-Marie (depuis maintenant un an, le premier février est un jour de fête, c’est un jour où je filme-marche). À vrai dire, je suis assez touché que Peter Handke ait écrit un poème, un très beau poème sur la durée, en parlant de mon ailleurs. Alors, dans ce petit film il y a du ficaire (?), un cupule (l’espèce de truc en forme de pipe). Il y a quelque chose avec la rumination des signes: toutes les plantes qui partagent une forme cardioïdale ou bien en forme de rein me fascinent complétement. J’en cueille un certain nombre, j’en dessine.

Bien que je dessine peu, j’aimerai bien un jour «toucher» la forme du ficaire, du nombril-de-venus ou du lierre terrestre. Voici une double page d’un de mes carnets de note, où j’essaie de trouver, plus ou moins, «l’intention du ficaire».

Le premier février dernier, j’étais en Catalogne (Erasmus tout ça tout ça), alors, j’ai aussi filmé évidemment, comme le veut mon «rituel-vidéo».

Alors, je n’ai toujours pas trouvé de «question», mais j’ai l’impression que la rumination se pratique. Elle se pratique avec la fenêtre de ma chambre, et avec le bois de toutes ces petites choses que j’ai pu ramasser. Pour finir, je pose cette image du musée des saisies.

— joël


1 Algorithme que j’avais eu l’occasion de bricoler il y a quelques années; Voir cette page du forum codelab dont j’étais un des membres.

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