Laissez une trace de qui vous êtes

  • Idée :

 Quand on prend les transports en commun, on croise des gens, parfois les mêmes que la veille, mais on ne fait guère attention, on est installé dans une routine, on prend le même type de transport, pour faire le même chemin, toujours la même chose. L’individualité est laissée de côté, on devient l’élément d’une masse impersonnelle d’usagers, spectateurs passifs du monde qui les entoure.

L’idée du projet est de faire en sorte que les usagers puissent s’exprimer, se connaître et peut-être se reconnaître, qu’ils ne soient pas seulement spectateurs mais aussi acteurs dans la rue que Thierry Paquot définit comme « une scène d’un théâtre hors-les-murs »1. Le but serait de leur donner la possibilité de mettre leur individualité en avant en leur permettant de dire ce qu’ils veulent sur eux-mêmes…

Pour ne pas nous éparpiller, nous avons choisi un type de transport en particulier, qui serait tranquille et permettrait à tous ceux qui veulent participer de le faire dans de bonnes conditions, sans être bousculés. Alors est venue l’idée de l’abribus, lieu d’attente, avec peu de bousculadele public aurait donc, s’il le souhaite, le temps de participer. On a choisi des abris qui étaient sur notre chemin pour aller à l’université, de cette manière il nous était plus aisé de voir régulièrement l’avancement de la participation. De plus, ils réunissent un public varié (collégiens, lycéens, étudiants, travailleurs, retraités), la participation devrait donc elle aussi y être variée. Pour avoir un peu plus d’informations sur la réaction des participants, l’idée d’observer les usagers, à la manière de Georges Perec dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien2, nous a semblé intéressante.

Plus concrètement, nous avons fait des petites affiches carrées (21×21 cm), pour se démarquer des affiches publicitaires et attirer l’œil, avec une phrase d’accroche («On se demande souvent qui prends le bus avec nous. Laissez une trace de qui vous êtes ») afin de guider les possibles participants, sans trop les diriger. En effet, chaque abribus accueille deux carrés pour accueillir les réponses, l’un entièrement blanc pour ceux qui veulent dessiner et l’autre à lignes pour faciliter l’écriture et faire en sorte que le résultat soit plus net, avec l’accroche au-dessus de tout ça et un stylo à disposition.  

  • Références :

L’artiste américano-taïwanaise Candy Chang3, après des études d’architecture, de design graphique et d’urbanisme, c’est interrogée sur les relations que l’on entretient avec notre voisinage. Pour répondre à ces questions, elle est intervenue dans l’espace public dans l’espace public. Il y a eu le projet Before I die I want to… (2011), qui est sûrement l’un des plus connus. Les murs extérieurs d’une maison abandonnée dans la Nouvelle Orléans ont été peints avec de la peinture ardoise. Les passants peuvent compléter la phrase avec ce qu’ils veulent grâce aux craies mises à leur disposition. L’œuvre est restée durant sept mois, après les murs ont été repeints car la maison allait être réhabilitée. Le succès a été tel qu’une boîte à outil a été créée pour tous ceux qui souhaiteraient refaire le projet, dans leur pays. Un autre projet, Confessions (2012), se rapproche de ce que l’on espérait avoir comme participation pour notre projet. En effet, pour cette intervention, qui avait lieu au Cosmopolitan à Las Vegas, le visiteur était convié à aller dans un isoloir écrire une confession qu’il glissait  dans une urne. Les confessions étaient ensuite exposées pour être lues par tous, certaines étaient peintes sur toile par l’artiste.

L’association Œuvre Participative4 est créée en 2010 par la sculptrice Véronique Le Mouël Canivet dans l’intention de réunir des artistes autour de la création d’œuvre participative dans l’espace public et de réunir les gens autour d’une œuvre commune. D’ailleurs la première intervention s’appelle  Œuvre Ensemble. Les habitants de Porte de Vanves s’initiaient à l’art en participant à cette œuvre et/ou aux ateliers faits en parallèle par l’artiste, c’était l’occasion de créer de l’animation dans un quartier que l’artiste dit vide. Toujours dans un contexte de partage entre les personnes qui vivent ou passent autour de Porte de Vanves, Qu’avez-vous dans les poches ? les invitent à coller sur une toile ce qu’ils ont dans les poches. L’inconvénient c’est que l’objet doit être de couleur claire et de moins de 5 cm, ce qui peut freiner la participation, car tout le monde n’a pas un objet correspondant à ces caractéristiques dans ses poches . Le résultat est plutôt impersonnelle.

Sophie Calle et son projet Nuit blanche. Ayant pour défi de passer une nuit blanche en haut de la tour Eiffel, l’artiste demande aux visiteurs de lui raconter une histoire pour la tenir éveillée. Demander à un inconnu d’effectuer un rituel généralement effectué en intimité m’a inspiré pour le projet d’exposition en espace public : l’autre, l’inconnu, partage de son individualité et devient moins flou, presque descriptible. Un lien entre deux inconnus se crée.

Fabien Breuvart et ses expositions photographiques murales : pour le projet «s’asseoir et regarder le ciel »5, F. Breuvart  demande à tout passant sa participation en posant devant son objectif, assis, à lever les yeux vers le ciel. Il entame ainsi une tentative de rassemblement de tous ces inconnus passant dans le quartier qui eux aussi, finalement, dévoilent de leur personne en affichant directement leurs visages. Ici, F. Breuvart souhaite montrer combien il est nécessaire « d’additionner nos singularités pour mieux être ensemble ».

  • Observations :

-Angéla

-Montparnasse-gare (type de population : beaucoup de travailleurs d’âge moyen, dont certains arrivent sûrement de province- fréquentation : 10 personnes/quart d’heures en heure de pointe): 

L’affiche n’est restée qu’une nuit. Je suis retournée sur le lieu le lendemain de l’affichage, et elle avait été arrachée. Je n’ai donc aucun indice quant à la participation qu’elle a suscitée.

-Montparnasse-rue de Rennes (rue commerçante-type de population : travailleurs d’âge moyen en heure de pointe et population tous âges confondus en après-midi et weekend- fréquentation : 8 personnes/quarts d’heure, en période de pointe):

Pour éviter un public trop pressé (sortie de gare et entrée du métro), j’ai décidé de poster une deuxième affiche à Montparnasse, mais dans la rue de Rennes. Peut-être le public y étant plus tranquille, généralement en train d’acheminer son shopping, sera-t-il plus enclin à participer à l’œuvre ? 

Durant mon observation, je remarque que deux types  de réactions reviennent fréquemment :

_  Il y a le spectateur indifférent, qui ne remarque pas l’affichage, concentré sur le panneau       lumineux indiquant le prochain passage de son bus.

_ Il y a le spectateur un peu plus attentif qui lui, remarque l’affiche, mais n’ose rien écrire dessus  (je me souviens précisément d’un jeune homme s’étant approché, reculé, approché de nouveau, pour finalement  ne rien écrire et attendre son bus en dehors de l’abribus ou encore de ce couple peut-être trentenaire, s’approcher, lire l’affiche en souriant et également s’en détourner pour continuer leur conversation).

Tout comme à côté de la gare, l’affiche n’est resté qu’un jour. Par prévention, j’avais fait mon observation juste après l’avoir collée.

Voilà les commentaires qu’ont laissés les usagers à cet endroit:

 » Comment savoir si c’est vous si vous vous décrivez pas / Je suis en sortie de mon internat (Les Broches) / Une mèche sur le côté cachant mal une origine bourgeoise assumée / Prendre un verre avec une artiste « flinguée », ça n’a pas de prix « 


 

-

 

 

 

 

 

 

 

-Porte d’Orléans (carrefour de transports en commun-type de population : tout type de population, travailleurs/étudiants/retraités- fréquentation : 10/15 personnes/quart d’heures, en période de pointe):

Aucune observation n’a pu aider à comprendre le comportement des spectateurs face à l’affiche pour ce lieu. En effet, à peine un bus parti qu’arrivait le suivant, l’usager ne va donc pas attendre à l’extérieur mais à l’intérieur du bus et n’est ainsi quasiment pas au contact de l’affiche, tout du moins aux heures auxquelles j’en ai  été le témoin.

Les passagers ont tout de même battu le record de participation en inscrivant ceci:

« Affro / Je rentre d’une soirée raclette où Flavien avait oublié les pommes de terre âllooooo/ Stop aux étiquettes @mikkak / Moi je rentre avec mon frère et maman lol. Mdr bonne de *illisible* / Nous on arrive de Lyon on va voir Colette à Clamart / Je sors du taff et je vais ENFIN boire un verre avec cet ami que j’aime tant… «  

Cette affiche est restée 3 jours.

-Sarah

-Saint Lazare  (type de population : principalement des personnes âgées quand j’étais sur place – fréquentation : 5 personnes/heures, en période creuse) :

Près de la Cour de Rome

Les affiches ont été retirées, peut-être peu de temps après mon passage. Il y a un poste de surveillance près des abribus, je suppose donc que ce sont les agents de la RATP qui les ont enlevées.

Ce que j’ai retouvé après 3 jours…

-Hausmann  (cf. Saint Lazare) :

Rue du Havre

Pour compenser l’arrachage d’affiches de Saint Lazare, j’en ai mis d’autres un peu plus loin, en espérant qu’il y aura un peu plus de participation, mais les affiches ont été retirées, je ne sais pas si des gens ont effectivement participé ou non.

-Franconville (type de population : lycéens, étudiants, travailleurs, retraités – fréquentation : environ 15 personnes/15 minutes en semaine) :

Les affiches sont restées une semaine, la durée la plus longue. Il y a eu très peu de participation, bien qu’une quarantaine de personnes par heure attendent à cet abribus, en semaine.

Résultat obetenu après une semaine

-Argenteuil (type de population : collégiens, lycéens, étudiants, travailleurs, retraités – fréquentation aux arrêts de bus choisis : environ 10 personnes/15 minutes, en heures creuses, dans la semaine) :

Gare routière d’Argenteuil

_Les affiches sont restées quatre jours. Elles étaient totalement recouvertes d’écriture, beaucoup de gens ont profité des affiches pour exprimer leur mécontentement quant au changement de la ligne de bus qui passait par cet arrêt. La fréquentation en semaine à l’air d’être la même qu’à Franconville.

Beaucoup de plaintes en un week-end!

_Avec ce succès, d’autres affiches ont été posées, mais cette fois-ci sous un autre abri. Elles ont été retirées en un jour, je ne sais donc pas s’il y a eu de la participation, car l’observation directe n’avait rien donné.

_Ne voulant pas rester sur cet échec et étant curieuse de savoir si les usagers allaient à nouveau se plaindre de la nouvelle ligne de bus, j’ai mis des affiches dans le même abri que la première fois, mais elles ont été retiré trop rapidement, je n’ai pas pu voir le résultat.

  • Remarques :

-Angéla

Les quelques personnes ayant participé étaient pour la plupart assez jeunes. Ils s’approchent alors de l’affiche, rient et, comme un défi, brandissent le stylo et réfléchissent à ce qu’ils pourraient y inscrire. Le problème est alors que sur le moment, ils ne savent pas quoi répondre! Peut-être est-ce l’une des raisons de la faible participation globale…

Si certaines personnes ont laissé un indice de leur personnalité, d’autres ont brouillé les pistes en inscrivant une note juste pour laisser une trace de leur passage, adhérant alors à un principe de signature. Cependant,  j’ai été agréablement surprise par le fait que si très peu de participants avaient laissé un indice sur leur personne elle-même, elles nous laissaient finalement entrer dans leur intimité en nous dévoilant une ou plusieurs de leurs activités du jour qui les finalement amenés jusqu’ici,  à cet abribus sous lequel ils écrivent sur une affiche posées par des anonymes.

Ces écrits m’ont rappelé les écrits de statuts Facebook, intimes mais affichés au public, ici decontextualisés puisqu’affichés non plus virtuellement mais dans un extérieur réel.

-Sarah

L’observation directe n’a pas été très concluante. Les gens semblent indifférents, à moins que ma présence les ait dérangés pour participer.

De toute façon, l’indifférence est le sentiment qui domine. Après avoir collé les affiches, je pensais avoir le droit à des regards surpris ou énervé à cause de mon acte, mais rien, absolument rien, c’est comme si ça arrivait tous les jours.

Autre constante, les stylos ont tous été volés.

Les résultats n’ont pas été vraiment comme prévu, mais ça fait partie de ce genre d’intervention. N’avoir aucune ou très peu de participation ainsi qu’un arrachage prématuré fait partie des risques à courir pour ce type d’évènement.

  • Hypothèses autour de la participation :
    On a remarqué une très faible, voire inexistante participation durant les observations effectuées dans la journée. Les horaires dites « de travail » semblent nous bloquer dans un quotidien  où tout est calculé et empêchent de se détourner de son chemin tout tracé pour s’intéresser à un élément temporaire et spontané.C’est surtout  les soirées de weekend qu’on observe le pic de participation ; la population, plus relaxée peut-être, dans un contexte de loisir (et d’happy hour), est plus encline à remarquer l’affiche et partager son intimité en y inscrivant quelque chose. Le pic d’écrits durant les soirs de weekend coïncide avec  la participation majoritairement jeune (16-25 ans), et les écrits laissés prennent la forme de publications telles qu’on les voit sur Twitter ou Facebook.Aussi  peut-on voir  une forme de conditionnement de l’expression aujourd’hui. En effet, si on donne la liberté d’expression dans des espaces publics (ici non plus virtuels mais concrets), cette expression ressemblera aux formes d’expression déjà utilisées sur la toile : finalement, on est formaté et donc…plus si libres dans notre façon de s’exprimer. 
  • Projet à continuer :Si l’on devait continuer le projet, il faudrait que l’on trouve un moyen pour que les affiches tiennent plus longtemps, car plus l’affiche restera longtemps, plus le public sera amené à y inscrire quelque chose, qu’il s’agisse d’une hausse de la fréquentation, de l’installation d’une certaine familiarité avec l’affiche ou encore par effet de psychologie des foules (si les autres ont inscrit quelque chose, pourquoi pas moi ?) sans dégrader les murs/abribus, que plus d’affiches soient collées peut-être même dans le métro ou sur les quais de différentes gares et surtout, avoir un moyen pour mieux observer les réactions des gens , qu’ils participent ou non (vidéos, photos, sondages…).Ainsi, il serait possible d’étudier les réactions, les différentes participations selon l’âge et la catégorie socioprofessionnelle des participants.
  • Sources :

 1 PAQUOT Thierry, « Le Public est dans la rue », dans PERRATON Charles, PAQUETTE Etienne, BURETTE Pierre (dir.), Les Dérives de l’espace public l’ère du divertissement, Presse de l’université du Québec, 2007

2 PEREC Georges, Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, France, Christian Bourgeois éditeur, 1975

3 http://candychang.com/ (site officiel)

4 http://www.oeuvreensemble.com/ (site officiel)

5 http://www.imagesetportraits.fr/pagez/lesimagesdumur/projets/regarder-le-ciel/ (site officiel)

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2 réponses à Laissez une trace de qui vous êtes

  1. daravone dit :

    Alors finalement est-ce que vous sentez une différence de messages selon la population du lieu?

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