Anonymes

Le thème du transport fit resurgir en moi ce sentiment étrange que j’avais éprouvé en prenant le métro seule pour la première fois, occasionnellement extraite de ma province le temps d’un week end. Cette étrange proximité, ce flux constant de gens qu’on ne perçoit qu’au travers d’un mouvement nous faisant nous demander d’où ils peuvent bien venir ou qui ils sont. Cette impression c’est encore renforcée en habitant la ville au contraire de ce à quoi je m’attendais. Cela devient même une vague familiarité face à certains visages que l’on croise souvent dans les lignes que l’on prend quotidiennement sans pouvoir pour autant que l’on connaisse ces personnes. C’est ce que sont les transports pour moi à Paris, une familiarité anonyme.
Un passage du Métro revisité de Marc Augé semble enfin mettre en avant cette impression comme un élément intrinsèque au métro parisien et à ses voyageurs:

« Qui sont au juste mes contemporains ou plutôt de qui puis-je le dire contemporain? Pour essayer de répondre à cette question, ou au moins essayer de la reformuler, j’inviterai donc en fin de parcours mes lecteurs à me rejoindre dans le métro et à se perdre dans la foule anonyme de tous ceux que j’y côtoie quotidiennement. Peut-être nous y frôlerons nous sans le savoir. Ils se confondront à mes yeux avec la masse diverse de tous ceux et de toutes celles qui, selon l’humeur ou les circonstances, me paraissent tour à tour ou très proches ou très lointains, mais dont, pour des raisons obscures, je me sens foncièrement solidaire, même si je suis incapable de décider du sens à donner à cet adjectif, qui oscille, on le sait, entre mécanique et fraternité. »

Ces personnes que l’on croise dans les rames font partie de nos vies l’espace de quelques instants plus ou moins longs, ne sachant rien d’eux un champ des possibles infini s’ouvre à nous. Cet individu face à nous pourrait tout aussi bien devenir notre meilleur ami ou la personne avec qui nous pourrions faire notre vie, cependant il semble que pour pouvoir les côtoyer il faut accepter le fait de ne jamais les connaître réellement. L’anonymat semble être un élément vital à chacun pour traverser son quotidien. Pour Olivier Abel « on ne veut plus être incarcéré dans un nom, dans une identité, dans une appartenance, dans une race ou une tradition. Il a devant lui comme une page blanche, et les autres ne savent pas ce qu’il peut devenir (peut-être quelqu’un de très important, de très renommé, ou simplement un grand ami). Il faut lui faire crédit. Et en effet il est besoin d’une sorte de case vide, d’avoir suffisamment d’anonymat pour distinguer entre ce qu’on nous a dit que nous étions et ce que nous disons que nous sommes; il est besoin que d’autres autres puissent nous voir autrement et nous dire autrement qui nous sommes. » Le métro serait ainsi un espace où cet anonymat, ces questionnements nous concernent autant voire même plus que l’autre face à nous. Il nous permet en quelque sorte de nous libérer aussi des contraintes liées à notre identité pour nous remettre en question et nous positionner face à l’autre dans un rapport nouveau. Cependant il faut être réaliste et noter que pour beaucoup cet anonymat est utile car il crée une sorte de bulle dans laquelle nous nous enfermons, nous repliant sur nous même plus qu’en profitant pour démarrer un nouvel échange. Thierry Paquot cite Richard Sennett dans Espace public soulignant que « nous cultivons tous le mythe selon lequel les maux de notre société se ramènent à l’impersonnalité, à la froideur et à l’aliénation. Nous sommes ainsi dans une idéologie de l’intimité: les rapports sociaux ne sont réels, crédibles et véridiques que lorsqu’ils tiennent compte de la psychologie interne de chacun. » Il nous faudrait par conséquent nous extirper de cet anonymat si confortable pour pouvoir établir un vrai contact avec l’autre, mais encore faut il le vouloir et que quelqu’un en prenne l’initiative. Sommes nous seulement prêts à cela? Olivier Abel écrit justement que « c’est aussi une forme proprement urbaine de la courtoisie que de remettre une distance, une « pellicule protectrice » entre les passants, qui leur laisse la liberté de commencer quelque chose de neuf ensemble, ou de ne pas le faire. L’urbanité a toujours été et sera toujours un mixte. Un mixte du désir d’anonymat et du désir d’identité, du désir de distance et du désir de proximité, du désir d’universalité et du désir de solidarité, etc. » cependant mon idée première était suite à la lecture du propos d’ Hannah Arendt dans Vies politiques que comme elle le souligne les hommes ont trop tendance à faire appel à cette possibilité de se retirer dans la société contemporaine. Que « avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque démontrable; ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables » et j’ai voulu provoquer une réaction, matérialiser cet autre insaisissable en plusieurs silhouettes noires aux contours bien définis qui s’impose ainsi à nous sans pour autant nous donner de réponses.

Elles sont collées dans le métro, sur ses portes, ses côtés comme si elles n’étaient que quelques passagers de plus se mêlant à la foule mais ne quittant jamais la rame. Elles lui appartenaient car ce sont les seuls moments où cet autre anonyme existe pour nous, le temps d’un trajet.


Montage préalable


Montage avec exemple de mise en situation, d’attente de réaction des usagers


Silhouettes finales dessinées dans du papier adhésif, installées dans les rames.

Noires comme une ombre dans laquelle nous pouvons projeter les traits vagues de ces personnes que l’on a l’habitude de croiser , elles sont dans des positions d’attente presque narquoises mettant l’autre au défi de réagir. Elles veulent s’intégrer au microcosme que constitue la rame de métro pour y créer des situations inédites et pousser les gens à enfin ne plus regarder mais se voir. A ce qu’autour d’elles ils s’adressent enfin la parole et qu’un contact naisse. Mais elles portent également en elles la notion de hasard et de disparition propre à l’anonymat. Après avoir passé des heures à observer le fonctionnement des lignes, le roulement des trains, la manière dont ils vont au dépôt, la régularité de passage d’une même rame, l’emplacement des caméras de surveillance et des agents de la RATP je pensais maîtriser cela et pouvoir m’assurer d’installer et ensuite suivre et retrouver au fils des jours mes anonymes sans problèmes. Me donnant ainsi le temps d’observer et photographier la réaction des voyageurs dans le métro face à elles. Ayant cependant conscience du mouvement constant des trains, de la part de hasard et de la difficulté de l’exercice je décidais après avoir observé les allers et venues des masses de gens de prendre le risque de poser mes silhouettes à 15h à deux jours différents sur deux différentes lignes afin de procéder devant des voyageurs sans que cela soit une foule dense et susciter leur curiosité dans l’espoir de préparer plus facilement une situation d’échange. Mon protocole était ensuite de rester dans la rame aussi longtemps que possible avant que celle-ci ne parte au dépôt et d’ensuite attendre son retour pour refaire l’expérience avec de nouveaux voyageurs jusqu’à ce que ceux-ci se fassent de moins en moins nombreux pour ensuite parier sur le hasard caractéristique à cet autre que l’on ne sait jamais quand on va revoir ou même si l’on va simplement le revoir en guettant quotidiennement la rame grâce à son numéro préalablement photographié. Cependant c’est ce même hasard qui c’est joué de moi, remettant en cause ce protocole que je pensais pour une valeur sûre à force d’avoir travaillé dessus comme pour me rappeler qu’on ne peut pas dicter un contact humain ou le forcer. J’avais choisi les lignes 3 et 3bis et repéré le numéro des trains car ce sont les lignes que j’utilise tous les jours et donc le fondement de mes observations.


Ligne 3bis: intervention sur le train 3B81


Ligne 3: Intervention sur le train 364

Je vis mes deux silhouettes arrachées par le conducteur du métro lorsque celui-ci changea de côté pour repartir de l’autre côté de la ligne après un aller complet d’un bout à l’autre de la ligne. Sur la 3bis il n’y a pas eu d’explications, il est simplement entré et à tout arraché d’un geste avant de repartir sans que j’ai pu dire un mot, sans un regard. Contrairement à son habitude sur la 3 la rame partit au dépôt pour revenir quelques minutes plus tard mais sans mon anonyme.

Dessins des silhouettes avant et après intervention:

Le hasard c’est également invité évidemment dans la réaction des gens. Je pensais réellement susciter une réaction, un regard, une parole, quelque chose mais je me suis vite confronté à la méfiance des passagers et à leur suspicion plus qu’à leur curiosité. Des regards fuyants, les gens lèvent la tête en montant dans le métro le voyant mais détournent le regard en un quart de seconde reprenant le cours de leur vie. Tous s’assoient à côté sans même y jeter un regard, trop occupés par leurs propres pensées, regardant face à eux dans tous les cas que j’ai pu voir comme perdus au loin.

D’autres semblent méfiants, jetant un regard rapide avant de tourner la tête en prenant soin de ne croiser le regard de personne pour ne pas être impliqués.

Je n’ai pu observer qu’un seul regard insistant sur la silhouette sur tous les passagers, un jeune homme qui s’assit à côté et passa les 8 arrêts de son trajet à la fixer puis à regarder par la « fenêtre » pour la fixer encore après.

J’avais choisi la photographie avec pour référence Walker Evans et plus particulièrement avec sa série d’images de passants en 1938, pris à l’improviste dans le métro de New York, Many are called qui ne pourrait s’avérer plus juste. Celle-ci vient témoigner de façon profonde de ces effets qui font oublier à l’homme des villes son identité, pour s’abandonner à une dépersonnalisation dépeinte par Evans comme une mort sociale, visible sur ce cortège de passagers, saisis dans leur sommeil ou dans l’effondrement de leur identité consécutif à la fatigue. Mais aussi car la photographie était le moyen de capturer l’instant, le regard et de le figer dans ce mouvement perpétuel. Celui-ci est paradoxalement ce qui a provoqué le seul vrai regard que j’ai pu saisir et non la silhouette, sûrement car lui peut perturber cet anonymat et donc menacer l’isolement du voyageur. J’avais l’impression d’avoir entre les mains une arme chargée à blanc pointée sur le voyageur avec l’espoir que celui-ci réagirait à ma proposition mais au final ce qui en est ressorti est plus une supplique latente de ne pas perturber cet anonymat établit comme une règle tacite entre tous.

  C’est donc le hasard, l’inattendu qui a provoqué la disparition et la fin de mon projet mais malgré tout je ressens toujours cette petite attente et incertitude comme si un jour soudain dans ma rame ces silhouettes allaient réapparaître…

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3 réponses à Anonymes

  1. PONS Patrick dit :

    Félicitations pour ce projet esthétique et très bien structuré avec des commentaires philosophiques bien vus. Bonne continuation dans tes projets. Nuls doutes qu’ils seront amenés à bon port.

  2. daravone dit :

    C’est amusant de voir que les gens étaient effrayés de s’assoir ou même d’être à côté de tes installations! Pourtant avec le matériau on pourrait presque croire à une installation éphémère de la RATP. Comme quoi on est vraiment effrayé par ce que l’on ne connaît pas. Je me demande quelle aurait été ma réaction si j’avais croisé tes ombres dans le métro sans connaître tes intentions.
    En tout cas ton projet fonctionne bien, tes silhouettes me font penser à celles que l’on voit dans les projets d’architecture!

  3. Paula dit :

    Il est intéressant le rapport que tu as fait entre les anonymes et le métro. Je aurai aimée voir les réactions des gens aux ombres dans autres lignes du métro! Je trouve que l’image de l’ombre du métro qui se transforme en une anonyme est bien réussie.

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