« D’après … » : un regard sur ce qui est vu mais n’est pas aperçu.

L’avènement de la photographie a sans doute révolutionné le champ des arts plastiques. A ses débuts elle s’est établie à peine comme un découpage du réel, fidèle à ce que son cadrage révélait, enlevant à la peinture cette « responsabilité ». « Tout au long de sa trajectoire, elle est devenue un outil servant aux questionnements conceptuels plutôt qu’une possibilité de registre documentaire, c’est-à-dire, un bloc du présent »1. Les thèmes, les traitements et les montages, des formes de présentation de ces photographies sont devenus des outils indissociables de l’acte photographique. La photographie est devenue un précieux mécanisme pour les artistes plasticiens. Le langage photographique associé à d’autres langages artistiques ; les diverses possibilités de susciter l’étrangeté en nos sens, son usage comme élément opérationnel d’une pensée plastique, constituent les variations possibles relevant de l’acte photographique et qui ont favorisé un fructueux dialogue entre la photographie et l’art contemporain. « La photographie n’est plus à la recherche de la peinture. C’est tout l’art contemporain qui devient photographique » (DUBOIS, 1993, p:291)

La contamination de la photographie par l’espace et celle de l’espace par la photographie ont donné origine à un ensemble de pratiques qui rendent indissociables le domaine de l’art de celui de la photographie : l’installation photographique et la sculpture photographique, ainsi nommées par le théoricien et critique de photographies Philippe Dubois. Ces catégories se manifestent quand l’image photographique en soi n’a de sens que lors de la mise en scène dans un espace et un temps déterminé. C’est-à-dire, le moment où elle est intégrée à un cadre qui la complète et accomplit son sens.

L’œuvre devient alors une installation photographique. La sculpture photographique ne se produit pas uniquement lorsque les photos sont insérées dans un dispositif tridimensionnel (un livre d’artiste, par exemple). Elle se produit lorsque la photographie n’est plus une image ; lorsqu’elle devient alors un objet, une réalité physique qui peut être tridimensionnelle, avoir de la consistance, de la densité, de la matérialité, du volume, ou alors quand elle représente cette tridimensionnalité. Cela intervient sur notre perception, car pendant l’observation, notre regard parcourt l’œuvre, articule des visions autour d’elle. Il agit exactement de la même façon que devant une sculpture autour de laquelle nous tournons.

Chantier Barbés-Rochechouart, 1994

Reality replaced by its image, 1971

Reality replaced by its image, 1971

Dans les installations “Reality replaced by its image” (1971) de Besson et “Chantier Barbès-Rochechouart” (1994) de Pierre Huyghe, nous voyons clairement cette relation indissociable entre la photographie et l’espace. Ainsi, nous voyons au-delà, car ces installations photographiques ne fonctionnent que sur un lieu spécifique, le lieu d’où les photographies ont été prises. De telles installations pourraient être Les photos et leur environnement y jouent le rôle d’un site spécifique, potentialisant les détails du lieu où elles sont insérées, tout en dialoguant avec l’espace et offrant au spectateur une expérience et une perception différenciée de ce site. L’espace devient une œuvre à travers la présence de la photographie et celle-ci, à son tour devient une œuvre à travers son insertion dans cet espace spécifique.

L’intervention photographique spécifique a une “force” spéciale qui attire subtilement l’attention des personnes se trouvant à proximité. Quelle est cette “force”? Selon Merleau-Ponty “Il est vrai à la fois que le monde est ce que nous voyons et que, pourtant, il nous faut apprendre à le voir”. Quand Merleau-Ponty dit qu’“il nous faut apprendre à le voir”, il ne se réfère pas simplement au fait que nous regardons, que nous stimulons notre vision par ce que nos yeux visent. Il évoque aussi un apprentissage sensitif ; ce que nous pouvons ressentir à partir de la vision. Nos sens sont tous interconnectés et à partir du moment où l’un d’eux est stimulé, tous les autres sont susceptibles d’être soumis à une stimulation. Selon cet auteur, “il suffit que je vois quelque chose pour savoir la rejoindre et l’atteindre, même si je ne sais pas comment cela se fait dans la machine nerveuse”. Nous souhaitons nous joindre à ce que nous voyons grâce à la stimulation première qui a été déclenchée au travers du regard et ainsi, nous souhaitons l’atteindre car cette stimulation touche tous les autres sens. L’intervention photographique spécifique peux susciter ces types de réaction sensorielle sur le spectateur. Ainsi, l’analyse formelle de l’intervention photographique spécifique, son identification parmi la production artistique contemporaine et l’étude du mécanisme qui affecte le spectateur, sont nécessaires à une meilleure compréhension de ce nouveau type de manifestations dans l’art.

Depuis les années 1960, avec l’intégration de la photographie au métier des arts plastiques, puis les années 1970 où une partie de cette production a commencé à être nommée “photographie plasticienne”, deux types d’utilisations de la photographie ont été identifiées. D’une part, les photographes “pures”, qui utilisent la photographie exclusivement dans les métiers photographiques, et d’autre part, les “artistes qui utilisent la photographie”. Ces derniers, selon le critique Jean-François Chevrier, sont des artistes qui cherchent à insérer leur pratiques photographiques dans leurs productions plasticiennes, au-delà de la simple production photographique.

Un Lieu, 2009

Un Lieu, 2009 (Détail de l’intervention)

La recherche sur l’intervention photographique spécifique est au centre du corpus artistique de ma production artistique. Il vise à identifier et analyser ce type de pratique sur la production photographique contemporaine et à développer un langage plasticien déjà en cours de production, comme l’on peut le constater dans la série d’interventions “Lieux” présentée ci-dessus. Elle est une série constituée par des séries de travaux sur sites spécifiques dans lesquels des découpes particulières de lieux urbains sont réalisées a l’aide de la photographie. Les photos sont ensuite imprimées puis placées en extérieur a l’endroit même où elles ont été prises, créant ainsi une superposition quasi-identique d’images (bidimensionnel sur tridimensionnel)

Coins du Conde, 2006

A l’occasion du cours « Projets artistiques pour l’espace public » à l’Université Paris 8, ce projet, commencé en 2006, a été repris. Avec la thématique de la « mobilité » proposé par la professeur Tania Ruiz, j’ai développé un projet d’installation des œuvres in situ dans deux stations de métro à Paris : Arts et Métiers (lignes 3 et 11) et Réaumur-Sébastopol (lignes 3 et 4). Le but de ce projet c’est de mettre en valeur des détails avec un potentiel plastique/poétique dans ces stations de métro. Ce regard est directement lié à mon regard étant donné que je repère ces détails, je les encadre, je les prends en photo, je les agrandi et je les remet dans leur environnement d’origine.

Le regard attentif aux premières photos prises m’ont beaucoup rappelé l’univers des œuvres minimalistes. A partir de ce moment là, une autre question a été ajoutée dans les critères de repérage des détails : évoquer aussi des références dans l’histoire de l’art. Une fois ce nouveau critère établi, mon regard envers l’espace a changé. J’ai pu trouver la présence de la paillette et du traitement de la peinture impressionniste,

D’après les impressionnistes

 la rigueur géométrique minimaliste inspirée par Morellet, Judd et Lewitt 

D’après Morellet 1

D’après Morellet 2

D’après Donald Judd

D’après Sol Lewitt

et l’abstraction expressionniste dans la production de Rothko et Pollock.

D’après Rothko

D’après Pollock

L’idée pour ce projet est d’exposer ces photos dans les cadres réservés aux affiches publicitaires, en transformant toute la station dans un grand espace d’exposition.

Etude montage « D’après… » (d’après Pollock, d’après Morellet 1, d’après les impressionnistes, d’après Rothko, d’après Morellet 2)

Par l’instant, tout reste en forme de projet. Le temps pour le viabiliser dans le cadre de ce cours ne serait pas assez pour gérer toute sa production. Tout d’abord il faut une permission de la RATP pour intervenir dans les stations et occuper tous les espaces publicitaires. Je ne suis même pas sûr si cela est faisable, sauf s’il y a un payement pour l’utilisation de l’espace, comme pour la publicité. Il serait plus facile si c’était dans le cadre d’un grand événement, sponsorisé par la ville, comme la Nuit Blanche, c’est qui n’est pas le cas. Puis il faut aller derrière des subventions pour payer l’impression des photos en grand format. En recherchant la faisabilité du projet, j’ai découvert que c’est moins cher de faire la commande ailleurs, dans un autre pays, comme l’Italie, et payer la livraison.Finalement, il faut tout installer dans les espaces choisis, en utilisant les matériaux de montage spécifique pour ce type de matériel (le papier des affiches affiches publicitaires).

Etude montage « D’après… » (d’après les minimalistes, d’après Donald Judd, d’après Sol Lewitt)

1Philippe Dubois cité par Patrícia Franca. (FRANCA, 2004, p: 219. IN: A fotografia nos processos artísticos contemporâneos.)

Bibliographie :

BACHELARD, Gaston. La poétique de l’espace. Quadrige/PUF, 2007.

BAQUÉ, Dominique.La photographie plasticienne: un art paradoxal. Éditions du Regard, 1998

BERGSON, Henri. Matière et mémoire : Essai sur la relation du corps à l’espri. PUF, 2008.

DUBOIS, Phillipe. L’acte photographique et autres essais. Nathan, 1993.

KRAUSS, Rosalind. Sculpture in the Expanded Field. IN : October, Vol. 8. Massachussets: MIT Press, 1979, p: 30-44.

KWON, Miwon. One place after another. Site-specific art and locational identity. Massachusetts: First MIT Press, 2004.

MERLEAU-PONTY, Maurice. Le visible et l’invisible. Gallimard collection “Tell”, 1997

MERLEAU-PONTY, Maurice. L’Œil et l’esprit.Folio / Essais, 1996.

SANTOS, Alexandre. SANTOS, Maria Ivone dos (Orgs.). A fotografia nos processos artísticos contemporâneos. Porto Alegre: Editora da UFRGS, 2004.

SONTAG, Susan. On Photography. New York: Picador USA, 1977.

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Une réponse à « D’après … » : un regard sur ce qui est vu mais n’est pas aperçu.

  1. daravone dit :

    Je trouve que ton projet est réussi, on a envie d’observer ce qui nous entoure et, à notre tour, repérer ces détails! En plus les aggrandissements et leur (ré)aménagement dans la station marchent bien! Il y a une ambiguité dans ce que l’on regarde qui me plaît bien!
    Pour l’exposition, je ne sais pas s’il serait mieux de mettre un cartel ou pas. Mais si oui, à mon avis il ne faudrait pas mettre le rapprochement avec l’artiste dont tu t’inspires. Bien sûr c’est assez élitiste car seuls ceux qui ont une certaine connaissance de l’art, mais je pense que ça serait trop d’indications qui feraient perdre l’ambiguité du travail.

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