Pour produire une perle parfaite, l’huître a besoin d’un petit éclat de matière

Posted: December 18th, 2009 | Author: admin | Filed under: Lire | Comments Off

Pour produire une perle parfaite, l’huître a besoin d’un petit éclat de matière, d’un grain de sable ou de tout autre corps étranger. Sans ce dur noyau, l’évolution de la perle serait laissée au hasard. Pour que le sentiment de la forme et de la couleur, qui est celui de l’artiste, cristallise en une oeuvre parfaite, il lui faut aussi ce dur noyau : une tâche précise où s’appliquer.
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Le grand public, dans son ensemble, s’est arrêté à cette idée qu’un artiste est un homme qui fait de l’art un peu comme un cordonnier fait des chaussures. Cela implique obscurément qu’il devrait produire le genre de peinture ou de sculpture que jusqu’à présent on a communément désigné par le mot “art”. Cette demande n’est pas incompréhensible, mais il faut bien dire que c’est la seule à laquelle l’artiste ne puisse répondre. Ce qui a été fait dans le passé ne présente plus de problème vivant. Y revenir ne peut susciter chez l’artiste aucune ardeur créatrice. D’ailleurs, critiques et intellectuels commettent parfois une confusion analogue. Eux aussi demandent à l’artiste de “créer de l’art” ; eux aussi tendent à envisager tableaux et statues comme les éléments d’un futur musée. La seule chose qu’ils exigent de l’artiste, c’est de créer du “nouveau” et, à les entendre, chaque oeuvre nouvelle devrait apporter un style nouveau. Dépourvus d’un plan de travail bien défini, les artistes contemporains, même les plus doués, adoptent souvent ce point de vue. Leurs solutions au problème de l’originalité sont parfois d’un éclat, d’un esprit remarquables. Mais, en fin de compte, cette “originalité” sans cesse poursuivie est-elle une raison d’être suffisante ?
Voilà, je crois bien, ce qui souvent, pousse l’artiste moderne vers les théories, originales ou anciennes, sur l’essence de l’art. Sans doute n’y a-t-il pas plus de vérité à dire que l’art est “expression” ou “construction” qu’à dire qu’il consiste dans l’”imitation de la nature”. Mais toute théorie, même la plus obscure, peut contenir ce fameux grain de vérité qui peut devenir le coeur d’une perle.

Et nous voici revenus à notre point de départ. À vrai dire, l’”art” n’est pas quelque chose qui existe en soi. Il n’y a que des artistes, des hommes et des femmes qui ont reçu ce don merveilleux d’équilibrer des formes et des couleurs jusqu’à ce qu’elles sonnent “juste” et – ceux-ci sont plus rares – qui possèdent cette intégrité de caractère qui ne peut se satisfaire de demi-soutions, qui renoncera toujours aux effets superficiels, aux succès faciles pour leur préférer le labeur harassant d’un travail sincère. Des artistes il en naîtra toujours. Mais que l’art continue d’exister, cela dépend aussi, dans une mesure qui n’est pas négligeable, du public, de nous-mêmes. Notre indifférence ou notre intérêt, nos préjugés ou notre compréhension pèsent sur l’issue de l’aventure. C’est à nous de veiller à ce que le fil de la tradition ne se rompe point et à ce que les possibilités restent ouvertes aux artistes d’ajouter encore à cette précieuse rangée de perles que le passé nous a laissé en héritage.

E. H. Gombrich, Histoire de l’art, Phaidon (édition de poche), 1950 – 2006, p. 458, 461-462.


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