Michel Foucault: «On essaie souvent de caractériser la modernité…»

Michel Foucault: «On essaie souvent de caractériser la modernité…» in «Qu’est-ce que les Lumières?», 1984. FOUCAULT, Michel. Dits et écrits II, 1976-1988, quarto, Gallimard, 2001. pp. 1388-1390:

«1) On essaie souvent de caractériser la modernité par la conscience de la discontinuité du temps: rupture de la tradition, sentiment de la nouveauté, vertige de ce qui se passe. Et c’est bien ce que semble dire Baudelaire, lorsqu’il définit la modernité par le «transitoire, le fugitif, le contingent».
Mais pour lui, être moderne, ce n’est pas reconnaître et accepter ce mouvement perpétuel; c’est au contraire prendre une certaine attitude à l’égard de ce mouvement; et cette attitude volontaire, difficile, consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. La modernité se distingue de la mode qui ne fait que suivre le cours du temps; c’est l’attitude qui permet de saisir ce qu’il y a d’«héroïque» dans le moment présent. La modernité n’est pas un fait de sensibilité au présent fugitif; c’est une volonté d’«héroïser» le présent.

[...]

2) Cette héroïsation est ironique, bien entendu. Il ne s’agit aucunement, dans l’attitude de modernité, de sacraliser le moment qui passe pour essayer de la maintenir ou de le perpétuer. Il ne s’agit surtout pas de le recueillir comme une curiosité fugitive et intéressante: ce serait là ce que Baudelaire appelle une attitude de «flânerie». La flânerie se contente d’ouvrir les yeux, de faire attention et de collectionner dans le souvenir. A l’homme de flânerie Baudelaire oppose l’homme de la modernité: «Il va, il court, il cherche. A coup sûr, cet homme, ce solitaire doué d’une imagination active, toujours voyageant à travers le grand désert d’hommes, a un but plus élevé que celui d’un pur flâneur, un but plus général, autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque chose qu’on nous permettra d’appeler la modernité. Il s’agit pour lui de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique.» [...]

Pour l’attitude de modernité, la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement à l’imaginer, à l’imaginer autrement qu’il n’est et à le transformer non pas en le détruisant, mais en le captant dans ce qu’il est. La modernité baudelairienne est un exercice où l’extrême attention au réel est confrontée à la pratique d’une liberté qui tout à la fois respecte ce réel et le viole.

3) Cependant, pour Baudelaire, la modernité n’est pas simplement forme de rapport au présent; c’est aussi un mode de rapport qu’il faut établir avec soi-même. L’attitude volontaire de modernité est liée à un ascétisme indispensable. Être moderne, ce n’est pas s’accepter soi-même tel qu’on est dans le flux de moments qui passent; c’est se prendre soi-même comme objet d’une élaboration complète et dure: ce que Baudelaire appelle, selon le vocabulaire de l’époque, le «dandysme». Je ne rappellerai pas des pages qui sont trop connues: celles sur la nature «grossière, terrestre, immonde»; celles sur la révolte indispensable de l’homme par rapport à lui-même; celle sur la «doctrine de l’élégance» qui impose «à ses ambitieux et humbles sectaires» une discipline plus despotique que les plus terribles des religions; les pages, enfin, sur l’ascétisme du dandy qui fait de son corps, de son comportement, de ses sentiments et passions, de son existence, une œuvre d’art. L’homme moderne pour Baudelaire, n’est pas celui qui part à la découverte de lui-même, de ses secrets et de sa vérité cachée; il est celui qui cherche à s’inventer lui-même. Cette modernité ne libère pas l’homme en son être propre; elle l’astreint à la tâche de s’élaborer lui-même.

4) Enfin, j’ajouterai un mot seulement. Cette héroïsation ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu’ils puissent avoir lieu dans la société elle-même ou dans le corps politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que Baudelaire appelle l’art.»

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