Entretien avec Jean-François Leroy : “Il y a un remaniement perpétuel dans mon travail »

Entretien réalisé par Leslie Riner, Charlotte Marinier, Loren Richard, Kyungjin Lee et Anaïs Ramdane le 13 novembre 2019 dans l’atelier de l’artiste à Ris Orangis avec l’ahah.

Jean-François Leroy, Vue d’atelier

Nous avons été chaleureusement reçues par L’ahah pour visiter l’atelier de Jean-François Leroy que nous remercions pour son écoute et la qualité de ses réponses. Nous remercions également Marie Cantos, directrice artistique.

Charlotte Marinier. La notion d’entre-deux fait-elle partie de votre travail ?

Jean-François Leroy. Je suis entre-deux de fait, entre la sculpture et la peinture, entre l’objet et la sculpture. J’aime jouer de ces codes parce que l’on aime catégoriser les choses et les définir. On me demande souvent si je me sens peintre ou bien sculpteur et c’est une question que je ne me pose même pas. J’ai tendance à regarder plus d’expositions de peintures que de sculptures mais pourtant je pense en trois dimensions. Peut-être que je suis partagé mais ce n’est pas une notion que je nomme spécifiquement pour chaque pièce, c’est plus un principe de fonctionnement.

Anaïs Ramdane. Pour rebondir sur cette notion de dualité. Nous avons senti un certain contraste entre la proximité de vous-même à vos œuvres et la distance entre celles-ci et le spectateur, est ce volontaire ?

JF Leroy. Je ne suis pas certain qu’il y ait une distance entre mes oeuvres et le spectateur. Vous voulez dire entre ce que je fais et ce que je donne à voir ?

Anaïs. Oui. On vous sent proche de ce que vous créez. Mais lorsque vous les exposez, le public l’est moins, certes car ce n’est pas lui le créateur, mais aussi parce qu’on a l’impression que vous posez volontairement une distance entre lui et l’œuvre que vous lui donnez à voir. C’est aussi une question de communication par rapport au public.

JF Leroy.  Je crois qu’aller voir une exposition c’est ne pas être passif. Le spectateur doit agir dans l’exposition par le déplacement et par les questions de points de vue aussi. Je ne mets pas de distance volontaire, mais effectivement comme je ne suis jamais dans le spectaculaire, c’est peut-être plus difficile d’accès. Voir des expositions ça s’apprend, je le fais avec mes enfants, mais on peut regarder une exposition sans connaître l’histoire de l’art et en prenant le temps d’observer les choses. Je le dis à mes élèves : regardez comment les choses sont construites, quels types de matériaux, à quelle époque, à quel endroit, etc. Et c’est le mélange de toutes ces choses-là qui donnent accès à la pièce. Il y a différents degrés d’accès aux choses. On peut très bien regarder les choses de manière très large avec un point de vue purement porté sur l’esthétique, ou bien creuser et chercher des contextes plus particuliers. Mais il n’y a pas chez moi de volonté de mettre de la distance réelle, peut-être que ça se fait automatiquement. Évidemment, je suis proche de mes créations en tant qu’artiste qui accompagne le matériau dans sa transformation. Mais c’est assez troublant cette distance puisqu’en général je fais des expositions généreuses, dans le sens où il y a pas mal de choses à voir, à mettre en relation, à faire dialoguer. Donc je n’ai jamais eu véritablement ce sentiment.

Maris Cantos, directrice artistique de L’Ahah. En fait, je trouve ça très intéressant. Je suis totalement d’accord avec la question d’Anaïs. Je suis d’accord sur le fait qu’il y ait une vraie sensualité dans ta manière de travailler ; il y a une jouissance du peintre qu’est la couleur et une jouissance du sculpteur qu’est la matière. Donc il y a cette générosité, mais en même je rejoins cette idée de distance qui a deux aspects : la distance dont parle Michael Fried dans Art et objectivé sur l’art minimal, où il traite de théâtralité, c’est plutôt ça, la dimension anthropomorphique des oeuvres dans les formats qui sont ceux du corps, lui parle de théâtralité pour désigner le fait que les sculptures d’art minimal sont comme des corps, et de là se crée une distance qu’est la distance respectueuse d’un corps vis-à-vis d’un autre corps et l’autre chose de fort avec tes oeuvres, c’est qu’elles relèvent de l’ordre du totem. Il y a toujours une bizarrerie, on se dit « je reconnais », « je ne reconnais pas », « qu’est ce que c’est », ça crée des objets bizarres qui tiennent à distance, pas par quelque chose de magique mais presque.

JF Leroy.   C’est aussi parce que je ne les nomme pas de manière définie.

Maris Cantos. Oui. Ce sont des objets à la fois familiers et à la fois très étranges et c’est ça qui les charge. Cette charge tient à distance mais comme pour un objet fascinant, un peu magique. Et ça n’est pas le cas de toutes les oeuvres. En cela, je suis assez d’accord. C’est à la fois très sensuel et généreux et en même temps un peu magique, ce qui fait qu’on ne va pas les toucher bien qu’ils appellent à ça. Il y a quelque chose de totémique.

JF Leroy. Effectivement. Je ne sais pas [rires]. Mais pour rebondir j’ai fait une installation que j’ai appelée Généreux mais pas gras, qui répond bien à ça. C’était dans les vitrines des galeries Lafayette qui est quand même un contexte bien particulier. Le palais de Tokyo donnait une vitrine à une institution qui à son tour la donnait à des artistes, des designers ou des scénographes. On m’a invité à le faire, avec toute l’ambiguïté que ça comporte. J’y ai beaucoup réfléchi avant en me disant « on t’invite à exposer dans une vitrine des galeries Lafayette sur les Grands Boulevards, c’est vraiment l’objet de désir par excellence où je me sens mal à l’aise ». J’ai fait des socles chacun coupés par une plaque de verre provenant de table Ikea, ce qui renvoie là encore à des questions de standards avec une peinture en miroir dessus, comme une fausse illusion. Lorsque j’ai eu rendez-vous avec les personnes qui géraient le projet des vitrines des galeries Lafayette, elles ne trouvaient pas ça assez sexy. Au bout d’un certain moment, agacé, je leur dis « je veux faire quelque chose de généreux mais pas gras », je n’avais pas envie de faire quelque chose de grossier mais qui soit une vraie installation pensée dans l’espace. Peut-être, effectivement cette question de distance se retrouve un peu dans cette histoire-là. Le vernissage ne s’est pas très bien passé. J’ai toujours très peur de pièces qui seraient trop sexy ou trop sensuelles. C’est quelque chose qui me fait peur quand je travaille. On parlait de contrainte tout à l’heure, peut-être justement que je ne m’autorise pas certaines choses parce que je les estime trop littérales ou trop orientées. C’est peut-être ça qui crée ce genre de distance.

Anais. Oui, je pense que les gens s’attachent à ce que vous définissez comme « orienté » parce qu’ils ont justement un indice, ils se sentent peut-être plus familiers avec l’objet.

JF Leroy. Certainement, et en même temps, comme le dit Marie, quand je manipule un objet, je ne m’intéresse pas à ce qu’on reconnaisse la forme. Il y a plein d’indices, plutôt sinueux, qui sont pour moi des recettes de travail. Ce ne sont pas des narrations. Ce sont des choses induites, liées à ma vie, qui ne me semblent pas nécessaires de faire apparaître au spectateur. Ça va peut-être changer maintenant, il n’est pas trop tard. Mais oui, cette question de la distance c’est une question intéressant

Charlotte. Dans votre travail il y a une grande pratique du rebut qui implique un principe de récupération et de recyclage, inscrivez-vous votre travail dans une démarche écologique?

JF Leroy. Plutôt économique ! il y a une dimension écologique de fait, mais ce n’est pas un engagement primordial dans le travail. Ce qui m’intéresse surtout c’est de partir de formes réelles, de formes existantes liées à des usages ainsi que des traces et la mémoire de ces formes. Donc oui, il y a une sorte de conscience écologique, mais cet engagement se situe selon moi dans les gestes citoyens. J’essaye d’être vigilant vis à vis des matériaux que j’emploie mais malgré tout j’utilise aussi des matériaux industriels donc des choses « sales ». En tout cas il n’y a pas l’idée de porter un message écologique.

Charlotte. Vous semblez entretenir un rapport émotionnel aux matériaux, notamment dans la pratique du rebut. À quel moment considérez-vous que vos œuvres sont terminées? Peuvent-elles devenir un élément constitutif d’une œuvre future?

JF Leroy. C’est une vraie question dans le travail car je réemploie toujours. Un des premiers textes concernant mon travail est de Marion Delage de Luget à propos de ma première exposition en galerie. Elle conclut le texte en expliquant que mes pièces sont terminées au moment où elles sont achetées. Je trouvais ça assez beau, bien que cela ne fonctionne pas avec toutes les pièces. En tout cas il y a un remaniement perpétuel dans mon travail, beaucoup de pièces sont issues de fragments d’autres pièces. Par exemple, la pièce qui est dans le coin s’inscrit dans cette idée de remaniement. C’est une peinture sur un grand panneau de bois et une installation que j’ai recoupé et manipulé pour en faire trois ou quatre pièces différentes. Je le fais pour plusieurs raisons ; parce que j’ai l’impression que les pièces ne sont jamais vraiment finies, terminées. Je les considère en état de pause dans l’exposition puis elles retournent dans l’atelier pour être stockées de différentes manières. Je travaille toujours plusieurs pièces en même temps en ayant aussi le stock à proximité puis il arrive un moment où je fabrique une pièce et je me dis que finalement elle devrait être surélevée et je me demande : qu’est- ce que je peux utiliser ? Justement, j’ai un morceau d’une autre pièce qui pourrait correspondre, je l’extrais, etc.

Charlotte. Est-ce que le remaniement perpétuel se joue aussi dans des questions d’exposition,  notamment d’accrochage?

JF Leroy. Il est vrai que le remaniement est une donnée importante dans mon travail mais ce n’est pas vrai pour toutes les pièces. Il y a des pièces que je trouve assez figées mais les nuances se situent dans les questions d’accrochage. En effet, je me permets toujours potentiellement de montrer les pièces différemment. Dans l’exposition de L’ahah Oh my mind, My body’s thinking,  il y a des jeux de hauteur dans l’accrochage qui ne sont pas pensés en amont dans l’atelier, cela dépend vraiment de l’espace d’exposition et n’en devient pourtant pas une règle dictant que je montrerai toujours telle pièce de telle manière. La pièce qui est au sol est une pièce que j’ai initialement fait dans l’autre sens avec la partie de mousse en haut puis pour des questions de dynamique avec l’espace de L’ahah (qui est composé de diagonales assez fortes), je trouvais que cette mousse écrasait vraiment le regard. Alors, je l’ai basculée en mettant le crépis au dessus pour tenir une intense ligne de vibration. La pratique de l’accrochage, je la considère comme la moitié de mon travail.

Loren Richard. Nous avons remarqué dans votre travail une utilisation importante du motif de la moquette roulée. Cela a-t-il une signification particulière pour vous ? Ce mouvement circulaire du roulement s’oppose-t-il au pliage et au côté géométrique de vos œuvres ?

JF Leroy. Quand j’ai commencé à utiliser des moquettes, ma volonté était d’habiller des grands espaces de couleur. Les moquettes et les matériaux que j’utilise renvoient à des contextes : par exemple la bureaucratie, la nature… ou même le mauvais goût ! J’aime jouer avec des orange « cheap » que l’on n’aurait pas idée de mettre chez soi. Mais effectivement l’idée est aussi celle d’un mouvement. En 2014, pour l’installation réalisée in situ D’une chose, l’autre #2 dans le hall d’entrée de la galerie Jean Collet à Vitry-sur-Seine, j’ai commandé une quantité de lino et de moquette qui correspondait à la hauteur du mur et à la longueur du sol. Dans cette œuvre, les rouleaux de moquette sont une réelle présence dans l’espace. Techniquement je ne recoupe pas, je viens rouler le matériau afin de jouer sur les axes et questionner un dynamisme. Pour cette installation, l’espace était particulier car très ingrat. Le carrelage est rude et forme une grille qui pour moi faisait référence à la grille moderniste et à ses jeux de manipulations. Ces moquettes tendues au mur qui tombent évoquent le fond cyclo et donc la place du spectateur dans l’exposition. Le lieu présentait une alcôve qui était un endroit pour s’asseoir et que j’ai recouverte de moquette et de lino. Les proportions de l’exposition sont donc normées par rapport au corps et introduisent une dynamique du corps et de la déambulation. Le spectateur est invité à déambuler dans toute la pièce et à marcher sur les matériaux.

Loren. Vous évoquiez tout à l’heure votre liberté naissante par rapport aux titres des œuvres, est-ce que d’une manière générale vous vous sentez libre dans votre création ? Avez-vous un cadre personnel ou des entraves extérieures ?

JF Leroy.  Je pense qu’on en a plein quand on est artiste, on n’est jamais libre, ou en tous cas c’est très relatif. J’ai la sensation, grâce à L’ahah, d’avoir une possibilité de recherche me permettant de produire efficacement. Et pas seulement en termes économiques, mais aussi en termes de disponibilité. Je passe du temps à pratiquer mais aussi du temps à chercher du temps pour travailler. La liberté dont je parlais précédemment est plutôt liée au discours par rapport à l’œuvre. Comme tous les artistes je suis plein de contraintes parce qu’il faut manger et payer le loyer, parce que j’ai des enfants. Cela fait partie du travail et c’est parfois pénible, mais en même temps ça me nourrit. Et ça implique une manière de travailler et de rythmer mon travail. Dans ma création artistique, il y a des choses sur lesquelles je me positionne. Par exemple je travaille dans une économie de production. J’ai du mal avec la monumentalité gratuite, avec la recherche d’effet : dans mon travail il n’y a pas d’effet. Les choses sont visibles, rien n’apparaît comme par magie, elles existent presque par nécessité, et ces choses en entrainent une autre. Ce n’est pas vraiment une contrainte mais plutôt une manière de se positionner en tant qu’artiste aujourd’hui.

La pratique est très complexe, le système économique des artistes est précaire. Dans quel but travailler à l’atelier si on n’a pas d’exposition pour montrer les œuvres ? Il y a des questions que l’on se pose tous. À certains moments il m’est impossible de venir à l’atelier, à d’autres je viens, je bois une cafetière entière et il ne se passe rien. Mais c’est une manière de travailler quand même.

Anaïs. Lorsque nous avons regardé votre portfolio, nous avons été interpellées par les titres que vous donnez à vos œuvres, à la fois narratifs et sarcastique. Comment les composez-vous ?

JF Leroy. En fait, c’est plutôt récent cette sorte de liberté que je prends dans le choix du titre. Avant mes titres étaient beaucoup plus factuels. Une pièce qui évoquait un banc s’appelait tout simplement Banc. Parce que justement, je ne veux pas être dans une narration directe. Les titres que je donne maintenant – y compris celui de l’exposition Oh my mind, my body’s thinking – n’ont pas de rapport explicite aux pièces mais plutôt à leur principe de fonctionnement. J’aimais l’idée que ça apparaisse comme un refrain d’une chanson pop, quelque chose de léger et en même temps qui contient tout ce qui est dans mon travail c’est-à-dire le rapport au corps et aux choses qui je pense ne se font pas tellement en amont mais en faisant. Tout ce rapport au corps est présent dans la matière. Et puis, la manière dont le titre me vient en tête est très variable : par exemple le titre d’exposition – qui reprend le titre d’une pièce – m’est venu en écoutant une chanson des Black Angels, à la première écoute j’ai compris ça dans les paroles. Donc c’est très variable. Effectivement il y a aussi de l’humour. Quand j’étais étudiant, j’ai été bercé par le numérique, qui est quelque chose de très sec. Les gens voient d’ailleurs une forme de sécheresse dans mon travail qui n’est finalement pas effective. Je suis particulièrement fan des artistes qui cherchent à plein d’endroits différents et qui emmènent cette dose d’humour en étant un peu grinçant à certains moments. Je ne me considère pas comme étant un artiste sarcastique, mais j’essaie des choses qui m’intéressent, d’où ces titres-là qui apparaissent depuis quelques années et qui sont plus ambigus peut-être, ou qui emmènent un degré de lecture auquel on ne s’attend pas forcément lorsqu’on voit la pièce.

Vue de l’exposition « Oh my mind, my body’s thinking », L’ahah #Griset, 2019. Photo Marc Domage, l’Ahah, Paris

Anaïs. Vous avez parlé de matière. Dans votre travail, le recouvrement est primordial, serait ce pour vous une manière de donner une seconde vie aux matériaux et les rendre ainsi plus visible ?

JF Leroy. Oui. En général quand j’applique une couleur c’est effectivement pour nommer autre chose sur le matériau comme par exemple souligner une matière, une surface. En revanche, ce n’est pas systématique bien que très présent. Je travaille toujours en réaction : les matériaux sont choisis pour des raisons diverses et variées, en fonction de leur histoire ou tout simplement ce qui m’intéresse plastiquement, une particularité, une élasticité, quelque chose qui en tout cas m’intrigue, puis je réagis à ce que j’ai. Je modifie assez peu les formats, j’essaye au contraire de les exploiter par le recouvrement de peinture ou de plis et aller fouiller le matériau dans son entièreté, exploiter son devant, son revers, ses proportions et en jouer.  Il y a véritablement une dimension de jeu, dans le sens de la découverte et de la manipulation.

Leslie Riner. Lors de notre venue à L’ahah, nous avions pu voir dans vos œuvres une dimension de paysage donc nous aimerions savoir dans vos créations dans quelle mesure vous avez le sentiment de créer un paysage ?

JF Leroy. C’est surtout au moment de l’exposition que se produit le processus de création, c’est-à-dire que je pense souvent l’exposition comme un paysage effectivement, au sens où il y a un certain cadrage dans lequel on déambule. Penser le paysage, c’est cadrer et donc il y a quelque chose de cet ordre dans mon travail. Derrière cela j’ai surtout voulu montrer l’idée de la strate, en effet le paysage c’est une succession de strates et de différents éléments. Mes expositions sont toujours pensées de cette manière, c’est-à- dire que je m’y intéresse beaucoup quand je commence le montage : au premier point de vue, au dernier point de vue… et aux associations qui vont se produire entre les pièces dans l’exposition. Finalement on voit continuellement une pièce puis un autre derrière. J’ai voulu faire en sorte que ces deux choses dialoguent ou créent une forme de friction mais surtout qu’il se passe une alchimie entre elles.

Vue de l’exposition En double aveugle, Les instants
chavirés, Montreuil, 2019 © Aurélien Mole

 Leslie. Nous avons trouvé riches en couleurs vos œuvres et voudrions savoir avec le paysage et cette panoplie de couleurs s’il n’y a pas une volonté de renvoyer à la réalité ?

JF Leroy. Clairement, puisque les objets et les matériaux que j’utilise sont des formes qui sont produites par rapport à un usage… Et donc sont définies en termes de couleur en fonction de l’idée que j’ai en tête, et ensuite les couleurs que j’utilise sont uniquement des couleurs industrielles: je ne fabrique pas mes couleurs, je ne fais pas de mélanges. C’est-à-dire que j’utilise des nuanciers RAL industriels, ce sont des peintures en pot d’un millilitre que j’achète toutes faites. Ensuite elles sont choisies, définies, là aussi en écho à leur support. Encore une fois ce sont des questions de dialogue et donc je modifie. Je modifie toujours les couleurs aussi, je change toujours les couleurs en fonction des pièces, en fonction des contextes. Par exemple à L’ahah, il y a ce mural : cette peinture jaune avec ce film off scène découpé, en réalité à l’atelier c’était sur ce bleu que vous voyez (il nous montre alors une œuvre de son atelier) et c’est devenu jaune dans l’exposition par rapport aux autres pièces qui étaient autour, au final ce n’est qu’une question d’espace.

J’aime bien travailler par rebond, aussi bien quand je travaille à l’atelier que dans les expositions. Je vais faire à l’atelier cinq pièces en même temps et puis sur deux des pièces je vais utiliser la même couleur. Puis je vais venir dans l’exposition et je vais me rendre compte que la couleur ne va pas donc je vais la modifier. Souvent je pense à des choses liées à la pratique.

Kyungjin Lee. La conception du paysage dans vos œuvres évoque un système autonome cohérent, une symbiose, une sorte de microsystème. Est-ce que vous concevez l’exposition de vos œuvres de la même manière ?

JF Leroy. Oui, l’exposition fait partie intégrante du microsystème comme vous dites… comme je disais tout à l’heure, l’accrochage dans l’exposition représente la moitié du travail car les pièces existent quand elles sont associées dans l’espace. Elles existent de manière autonome dans des expositions. C’est vrai que j’ai plaisir à faire dialoguer les choses, après ce sont des choses concrètes qui finalement ne le sont pas, enfin très peu. C’est possible pour certaines pièces où je décide beaucoup de choses, parce qu’il faut acheter des matériaux et qu’il y a des questions d’espace plus complexes. Concrètement, pour l’exposition de L’ahah je suis venu avec environ trente pièces alors qu’il devait en rester onze ou douze et je pense que c’est assez révélateur de ma manière de travailler. C’est la même chose dans l’atelier, je sors une pièce, je l’associe à autre chose, je range un autre objet etc. Je passe beaucoup de temps à l’atelier à déplacer et associer en me demandant si ces assemblages fonctionnent. L’expo de L’ahah est conçue de cette manière-là. La pièce dont j’étais sûr dans l’expo c’était le paysage, la photo avec les deux rouleaux bleus. La pièce a été réalisée sur place, j’ai fait plein d’essais dans l’atelier et j’ai emmené du matériel pour la réaliser justement en fonction d’une proportion etc. Toutes les autres pièces je les ai définies en faisant dans l’espace. J’ai eu trois jours tout seul dans le lieu, j’ai passé mon temps à sortir un truc, le ranger etc. En fait j’ai construit l’expo par le fond. J’ai d’abord accroché la photo puis les pièces dans les angles et je suis remonté progressivement. Je ne suis pas sûr de répondre à la question du microsystème mais ça mériterait d’y réfléchir un peu plus en tout cas.

Maris Cantos, directrice artistique de L’ahah. Si je peux me permettre, dans la notion de système il y a quelque chose de huilé, qui fonctionne, et qui est reproductible. Je ne sais pas si ton travail se dirige vers ça, en tout cas cette idée me dérange.

JF Leroy. Oui, en effet je n’utilise pas ce support de mécanique. Il n’y a pas de système dans mon travail … enfin c’est compliqué. Comme je le disais, je ne définis pas les choses en amont, jamais. Je ne me dis pas “je vais faire un dessin” et puis “comment est-ce que je le réalise ?”. Ce n’est pas comme ça que je procède. J’ai des matériaux, des formes, je dessine beaucoup pour chercher des choses, mais quand je me mets à la réalisation, à aucun moment il ne s’agit de reproduire ce que j’ai fait en dessin. Il n’y a pas de protocole prédéfini, parce qu’entre ce qu’on projette et la réalité des matériaux et des formes, il y a tout un monde. Ca marche pour certaines pratiques mais pas pour la mienne. De la même façon, il m’est difficile de déléguer car je prends les décisions en faisant. Il m’est arrivé d’avoir des personnes en stages et dans ces cas, soit nous faisions ensemble soit je délègue des tâches ingrates [rires], comme de préparer un support, ce genre de choses. Donc effectivement il n’y a jamais de protocole.

Loren. Mais la notion de microsystème renvoie aussi à une idée d’équilibre naturel, et c’est ce que nous avons ressenti dans l’exposition à L’ahah…

JF Leroy. C’est vrai que lors de retours sur mes expositions la notion d’harmonie revient souvent. Mais ce n’est pas une chose à laquelle je pense. Mon idée est plutôt celle d’un dialogue, d’une confrontation, car il y a toujours ces jeux de dualités dans mon travail. Si par exemple j’utilise une surface molle, je viens la retendre avec une peinture. Je peux aussi travailler sur une mousse qui va renvoyer à un type de façade sur laquelle on s’est tous déjà écorchés le bras dans des zones pavillonnaires, et appliquer du crépis dessus va légèrement déformer le propos. Les “grincements” entre les matières m’intéressent. Alors effectivement il y a des micro-gestes qui se répondent mais ce ne sont pas des choses que je recherche. Cette idée d’harmonie ne m’intéresse pas trop d’ailleurs.

Kyungjin. Par exemple dans Les Deux Pièces meublées, dans quelle mesure vous êtes-vous impliqué dans la scénographie?

JF Leroy. Alors c’était une exposition collective avec l’artiste Alexandra Sa et la directrice du lieu Catherine Violet. Leur invitation témoignait d’un intérêt pour l’objet mais surtout pour les meubles.  J’ai fait beaucoup de pièces au tout début qui donnaient l’idée de tables ou de bureaux, la table est le socle, c’est l’objet par excellence, celui sur lequel on s’accoude, on pose d’autres objets etc. Et en même temps, un écran qui ne serait que de la peinture m’intéresse beaucoup. Par conséquent j’ai fait beaucoup de pièces autour de ça. Elles m’ont invité en me parlant de cette pièce-là puis m’ont demandé s’il était possible de faire une pièce in-situ. Du coup je n’ai pas du tout été impliqué dans la scénographie d’exposition car elle se faisait dans un hall d’entrée avec deux étages qui devaient faire 200m2 chacun, et il y avait beaucoup d’autres artistes. Par contre, toutes les décisions prises sur cet espace-là ce sont les miennes effectivement. Je ne parlerais pas du tout de scénographie dans ce projet mais plus particulièrement d’œuvres en fait au sens où ce ne sont pas des choses qui accueillent d’autres choses, là c’est une pièce in-situ, une œuvre qui dépend entièrement de ce lieu.

Jean-François Leroy, D’une chose, l’autre #2, 2014. Moquettes, 700 x 700 x 400 cm environ. Vue de l’exposition Deux pièces meublées, Galerie municipale Jean-Collet, Vitry-sur-Seine. © Photo : Nicolas Wietrich.

Loren. Une dernière question pour conclure cette interview : vous avez fait un doctorat à PSL Sacre, quel est le format de ce doctorat ? Y avez-vous développé une problématique dans un champ spécifique ? Cette problématique a-t-elle changé aujourd’hui ?

JF Leroy. J’ai ramené l’édition de ma thèse, c’est une thèse de pratique, par la pratique. Chaque artiste s’empare de cette question de manière différente. Le doctorat est divisé en quatre temps répartis sur trois ans et demi. J’avais en tête une idée de boucle dans mon travail. J’ai été contacté par Yann Owens éditeur à Franciscopolis qui m’a proposé de faire un travail d’édition avec lui. Au début j’ignorais comment mettre cela en place, il m’a aidé et nous avons commencé à réfléchir à ma façon de travailler. Mon premier projet a été une série de sérigraphies. J’ai repris certaines pièces qui me semblaient être les plus importantes de mon travail, et je les ai compressées et aplaties par la sérigraphie. Ce n’était pas une manière de les représenter mais plutôt de les rejouer à chaque fois. Ma réflexion était que les pièces ne sont jamais vraiment finies, je remanipule les formes, je recontextualise. J’en ai tiré des objets très différents de l’original. Et à partir de cela j’ai élaboré cet objet-ci qui a été édité : « élaborer l’unique à partir du même », cet objet c’est finalement l’histoire de mon travail. J’utilise toujours soit des matériaux industriels donc standardisés, soit des fragments d’objets. Je mets donc en place une culture pauvre de l’objet et lui donne une singularité par la manipulation. Cela a donné lieu à des manipulations diverses et variées et notamment à tout ce travail d’édition qui est une sorte de laboratoire. J’ai repris des morceaux de sérigraphies qui ont été renumérisés après sur 54 pages. Ensuite j’ai remanipulé avec des photos, des dessins ou du texte. Le résultat est un grand ensemble qui décrit une manière de penser le travail et de l’élaborer. Il y a différents éléments, par exemple ici une photo d’un moment d’atelier, c’est une pièce que je n’ai jamais montrée. D’une manière générale la photo est une réelle source de travail pour moi. Ici une phrase inachevée issue d’une publicité dans un magazine d’architecture des années 80 : « adapting standards to meet special requirements » qui est un écho direct à ma façon de travailler. J’ai aussi inclus des textes de théoriciens. A chaque fois la sérigraphie réapparaît comme un support où je fais dialoguer toutes ces sources que je mets en relation avec des textes de théoriciens ou de littérature qui me nourrissent : de la philosophie, des textes d’artistes, d’anthropologues…La thèse se composait donc de ce travail et d’une expo aux Instants Chavirés où j’ai sérigraphié des volumes. J’ai aplati le travail en sérigraphie, puis je l’ai mis sur matériau par exemple sur du plâtre et des tissus que j’ai disposé en espace. Ensuite, il y a eu l’exposition à l’Ahah qui prenait place dans le couloir de l’entrée. En effet je suis peut-être toujours dans la notion d’entre-deux dans la mesure où je joue avec la sérigraphie et la reproduction, le dessin original ou non. Chaque édition est différente, il y en a 15. Elles ont chacune une trame générale identique, mais à l’intérieur j’interviens de différentes manières par des collages, des photos, des dessins. Certaines choses reviennent ou bien sont jouées différemment, et il y a parfois des erreurs.

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