Entretien avec Marie-Cécile Marques

Le sismographe des émotions

Par Charlotte Marinier.

 

Matisse, 2020, acrylique sur toile, 60x60cm ©Marie-Cécile Marques

Entretien réalisé le 09/12/2020.

Marie-Cécile Marques est une artiste plasticienne pluridisciplinaire, diplômée de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris et des Gobelins, section graphisme. Elle compose, crée et module les images par la peinture, la sculpture et, depuis peu, par l’animation 3D. Nous nous sommes rencontrées lors d’une visite aux Beaux-Arts de Paris l’an passé. En visitant son atelier, je me suis immédiatement immergée dans son univers coloré et onirique, aux formes mystérieuses. Ses œuvres, emplies de puissance et d’émotion, nous emportent dans un monde sucré et acidulé, qui s’absorbe comme un véritable remède à la morosité ambiante.

Pourriez-vous d’abord nous parler de votre processus de travail?
Je vois l’atelier comme un laboratoire. J’y accumule des objets, des matériaux et des formes récupérés dans la rue ou chez Emmaüs. Ces objets ont des histoires et vont créer des projections, comme s’ils avaient une âme et me la transmettaient. Dans ma pratique, tout est intuition, hasard et, parfois, la réaction à un objet peut se faire un mois après. Qu’il s’agisse d’une installation ou d’une sculpture, je ne sais jamais ce qui va se passer et c’est justement ce qui m’intéresse.
J’ai par ailleurs plusieurs protocoles, le premier consistant à peindre une image par jour . Ces images forment un tout: elles fonctionnent ensemble comme un récit visuel de notre quotidien. Je produis également des “peintures sculptures”, en créant des sculptures ou des maquettes que je reproduis ensuite sur la toile. Je m’appuie sur ces protocoles mais je laisse l’objet me parler, et la main guider le chemin.

Travaillez-vous à partir de rebuts?
Oui , je vais régulièrement à la ressourcerie. Mon travail est fortement relié au thème de l’enfance et à l’idée de mixer les techniques, d’assembler, de métisser. Les jouets pour enfants sont composés de matières assez dingues . Ma volonté n’est pas de différencier les univers, mais de mélanger, de décloisonner les choses et de dire : “ Voilà, c’est un univers. Comme le monde, il est mélangé et on accepte ça”. Ce qui m’intéresse aussi avec les objets de rebut, c’est qu’ils permettent de sortir d’un système de consommation.

L’exposition Bientôt demain, qui restitue votre résidence à Aponia pendant le confinement , marque un changement de format avec des œuvres de grandes dimensions. Dans quelle mesure ce changement d’échelle modifie-t-il votre pratique?
Mon travail s’est fait de manière plus lâche, immédiate, presque primitive. Je ne cherchais plus à figurer le réel, mais à exprimer mes pensées, mon psychisme, sur une surface . C’est devenu comme un grand laisser-aller, sans prise sur les choses: il s’agissait de se laisser porter par les variations, comme un sismographe des émotions.
Le grand format me permet d’être plus libre, d’apporter quelque chose de plus gestuel, de plus physique, presque sportif. À certains moments, face à la toile, j’agis presque comme un boxer, avec des gestes rapides, sur des temps longs. La toile peut rester un mois au mur: parfois je ne fais que la regarder, parfois je trace deux traits, et certains jours je vais m’y acharner pendant de longues heures. Le vrai sujet du tableau devient la pratique elle-même : sur grand format, le temps de la pratique diffère. Je flirte avec l’abstraction mais je garde des signifiants car j’ai besoin d’ancrer mon travail dans la figuration. Dans mes peintures, on voit un animal, puis une forêt, comme si je les avais collés. En cela, ma pratique peut se rapprocher des Combine paintings de Rauschenberg.

Vue de la résidence au centre d’art Aponia, été 2020 ©Marie-Cécile Marques

Quand on observe votre vaste production on a l’impression d’un travail à plusieurs mains, comme si plusieurs entités créatrices cohabitaient dans un seul corps, s’exprimaient ou se taisaient selon les toiles. Cette multiplicité permet-elle une plus grande liberté dans votre travail?
Si j’utilise autant de moyens d’expressions différents, c’est un peu pour sortir de moi. Je pille le style des autres et je suis énormément influencée par ce que je vois sur internet. C’est une manière de contrer l’ennui, de ne pas m’installer dans un système. Cela me dégage aussi de tout cloisonnement artistique et me permet d’élargir mon champ créatif afin de jouer sur plusieurs tableaux. Si la forme change, les préoccupations sont toujours identiques, et c’est l’essentiel finalement. J’avais même évoqué l’idée de changer de nom selon les travaux, très différents en termes d’esthétique. Cette possibilité reste en suspens . Romain Gary l’a bien fait avec Emile Ajar, alors pourquoi pas moi? Je pense qu’un artiste recherche continuellement une plus grande liberté pour exprimer son ressenti et sa réalité. C’est aussi agréable de sortir de soi.

Minipatate study , 2020, acrylique sur toile, 20x20cm © Marie-Cécile Marques

La représentation du paysage dans sa dimension sociétale occupe une place importante dans votre production. Concevez-vous notre réalité comme un paysage désenchanté?
Je réagis à ce que je vois. Je ressens du désarroi face à la société puisqu’on est dans un moment difficile, mais je ne veux pas me laisser aller à ça. L’utilisation de la couleur est pour moi quelque chose d’ énergisant, qui me permet d’exprimer beaucoup de tendresse: c’est comme utiliser l’humour face au désarroi du monde qui nous entoure . Je crée des illusions, en ajoutant un filtre souvent coloré, sucré et gourmand, avec l’envie de transformer le pire en meilleur. Mon travail a une dimension culinaire, les gens y projettent souvent des pâtisseries.
D’une certaine manière, je procède comme le font les médias: j’essaye de tromper le spectateur, mais pour l’emmener dans une rêverie. J’ai adoré le film The truman show car, finalement, la société dans laquelle on vit est un décor – BfmTV est un décor – et j’aime créer mon propre univers, ma pièce de théâtre. Il est vrai que mes paysages sont désenchantés, mais en deuxième lecture.

Tout va bien II , 2020, acrylique sur toile hors chassis 2,60×2,10m ©Marie-Cécile Marques

L’utilisation des images de presse dans vos œuvres semble évoquer une critique de notre consommation, voire une forme d’idolâtrie, des images médiatiques. Comment concevez vous la vérité d’une image? Y a t-il une recherche de vérité dans vos œuvres?
Il y a un prisme entre la réalité et la perception. Nous sommes dans une société où les écrans sont
partout, une société écranique. Je me questionne en effet sur tout ce qui aborde la consommation des images et nos rapports avec celles-ci. Par exemple, lors des attentats de 2014, j’ai été choquée de voir des adolescents regarder, sur leurs téléphones portables, les images de la prise d’otage de l’hyper casher à Vincennes. Je critique cela mais j’ai l’impression d’être aussi accro à ce genre d’images, que les médias font tout pour rendre passionnantes. Je pense que je peins pour me rappeler que tout ça n’est qu’une mise en scène.

Dans Diary vous reprenez une image médiatique forte représentant la mort de Georges Floyd, que vous relayez par le médium de la peinture. Est-ce pour vous une manière de prendre part aux indignations que ces images ont générées ?
Je ne ni engagée politiquement, ni contestataire, mais je réagis à ce que j’entends et à ce que je vois, jusqu’au moment où l’émotion est trop grande: il faut alors que je la couche sur le papier. Quand les images sont horribles, j’essaie d’y apporter un peu d’humanité, d’empathie. C’est aussi une façon d’alerter sur mon temps, de mieux le comprendre et de m’y ancrer. Relayer une image par le médium de la peinture est une manière d’échapper au réseau social tout en abordant des sujets graves. Cela dit, je suis autant intéressée par des évènements dramatiques, comme la mort de Georges Floyd, que par des objets ordinaires, comme une barquette de viande ou des chaussures. J’ai appelé l’œuvre Diary car elle reprend l’idée du journal: il s’agit de faire un récit collectif de notre quotidien.

Pissed off , 2017, huile sur toile, brou de noix, encres de chine, 100x100cm ©Marie-Cécile Marques

Journal- Humanité , 2020, acrylique sur toile, ©Marie-Cécile Marques

Mais cela produit encore plus d’images!
Oui, c’est une histoire sans fin. Je critique la consommation d’image mais suis moi même boulimique d’images.

Que pensez-vous de l’utilisation d’Instagram par les artistes contemporains?
Quelque part cela relève de la supercherie: on peut inventer ce qu’on veut. Je peux m’inventer un personnage et ce sera peut-être très drôle, car personne ne remarquera la tricherie. La mise en scène sera finalement plus intéressante que le travail plastique lui-même.

Liens vers le travail de Marie-Cécile Marques:

Accueil

https://www.instagram.com/mariececilemarques/?hl=fr

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