Le vide en tant que matière
Par Atlele Soltani.
Quelle est la genèse de ton travail ?
Les questions d’identités, d’histoires familiales relient tous mes projets depuis le départ. Ma pratique est depuis longtemps liée aux images trouvées, aux archives, aux histoires qu’on peut me raconter, aux anecdotes. Quand mon grand-père vietnamien est décédé, il y a douze ou treize ans, ma grand-mère m’a montré un album photo dans lequel il y avait des images d’un voyage que mes grands-parents avaient fait aux États-Unis pour visiter la famille. Ils s’étaient rendus chez le frère de mon grand-père, qui avait dû se réfugier aux États-Unis après la guerre du Vietnam. C’est précisément à ce moment que j’ai pris conscience que cet aspect de mon histoire familiale était important, mais qu’il y avait quelque chose de l’ordre du non-dit. Jusque là, on ne parlait pas vraiment de ma famille vietnamienne, de l’histoire de mon grand-père, de son arrivée en France, même si ce n’était pas un sujet tabou. J’ai réalisé à quel point ma famille était grande, étendue, surtout aux États-Unis; c’était fou de ne pas se connaître, de ne pas avoir de lien. Il fallait que je la rencontre, que je creuse son histoire pour qu’elle ne reste pas dans le silence et le mystère. C’est cela qui a motivé mes premiers travaux sur mes origines, sur le Vietnam, sur la jeunesse vietnamienne.
Quel a été le moteur du projet Long Distance Call que j’ai eu la chance de voir au Festival Circulations ?
Long Distance Call, le titre est assez évocateur. Après cette conversation avec ma grand mère, je lui ai demandé si elle avait des contacts avec ma famille vivant au Etats-Unis. Il s’avère qu’elle avait un carnet d’adresses avec des informations sur ces personnes. J’ai saisi le carnet et me suis dit : « Je vais les contacter et on verra bien ce que ça va donner ». Après plusieurs tentatives et échecs, un homme m’a répondu. C’est un oncle que je ne connaissais pas mais lui avait déjà entendu parler de moi par mes grands parents. Je lui ai tout simplement dit : “ Alors voilà, j’ai un an de césure entre ma 2ème et ma 3ème année d’école pour faire un projet. J’aimerais vous rencontrer et vivre avec vous pour en apprendre plus sur notre histoire”. C’est donc ce Long Distance Call qui a déterminé le début de ce projet.
Plastiquement, comment s’articule l’installation Long Distance Call ?
Dans Long Distance Call, il y a une série de collages qui a été faite à partir d’images que j’ai collectées dans des magazines lorsque je me baladais dans les quartiers vietnamiens. C’était la première fois que j’allais aux États-Unis et j’y ai retrouvé un peu toute ma culture visuelle et populaire, parfois stéréotypée : de bodybuilders, de voitures… J’ai travaillé à partir de ces images, puis d’images que j’ai moi-même réalisées. C’était assez compliqué car personne ne voulait vraiment être photographié. J’étais une nouvelle fois confrontée à un silence, à l’impossibilité de faire des images. Cela était très frustrant. Les repas de famille constituaient les seuls moment où j’avais la possibilité de photographier. Finalement je me suis dis que ces images là se suffisaient à elles-mêmes car elles révélaient avec justesse ce que ces gens me laissait entrevoir. Ayant un fort intérêt pour le recadrage j’avais envie de collecter un maximum de photographies afin de profiter d’une multitudes de fragments, de potentialités. C’est aussi pour cela que j’imprime toujours en grande quantité. Lorsque je déchire mes images, j’ai besoin d’en avoir beaucoup pour pouvoir rater, recommencer et trouver la bonne manière de les assembler. J’utilise aussi le scotch, qui est une manière de lier les images entre elles, comme un pansement qui viendrait les réparer temporairement : on peut l’enlever, le remettre ou le repositionner. Ce qui m’intéresse c’est que tout cela n’est pas figé. L’histoire peut être sans cesse renouvelée.
Que représentent ces déchirures, présentent dans une majorité de tes travaux ? Sont-elles la matérialisation d’autres déchirures ?
J’ai justement eu une discussion à ce propos avec un artiste avec lequel je suis en résidence. Il découpe ses images et il m’a dit : « Je ne pourrais jamais faire ce que tu fais parce que, pour moi, déchirer c’est abimer l’image, c’est la détruire. J’ai besoin de découper autour des éléments pour ne pas les abimer ». Dans mon cas, c’est une nécessité de désacraliser les images quelles qu’elles soient. Le fait de déchirer est une sorte de rituel me permettant d’aller au-delà des blancs, des manques. J’ai besoin de « détruire » pour pouvoir reconstruire quelque chose et le comprendre. C’est étrange mais ce geste est presque médical : il y a l’idée d’ausculter l’image, de l’ouvrir, de l’extraire, de l’opérer…
Tu sembles jouer plastiquement sur une forme d’ambiguïté, car ces déchirures, visibles, nous ne savons pas si elles ont été arrachées ou recollées n’est-ce pas ?
Je n’y ai pas songé de cette manière là, car déchirer est avant tout un geste instinctif et je réfléchis assez peu à la signification. Ce sentiment que tu as est peut-être dû au processus de création qui fait que rien n’est fixé et que quelque chose est en train de se faire. Ainsi, on peut se questionner : « qu’est-ce qui est venu avant ou après ? », « qu’a-t on retiré ou ajouté ? ». C’est une belle interprétation !
Tu as évoqué les blancs, les manques, dans tes collages. Comment les rends-tu visibles dans ton travail ?
Laisser le blanc visible est un parti pris. Ce « blanc » peut même être noir ou rouge dans certains collages. Le « blanc » est le support même et c’est la juxtaposition des images qui le fait apparaitre. Je pense aussi à la vidéo Karaoké que j’ai présentée dans l’installation Long Distance Call à Circulations. Cette vidéo sur fond noir ne laisse entrevoir que les paroles d’une chanson de karaoké qu’on ne peut pas entendre. Cette fois c’est le son qui manque.
Les collages de Long Distance Call sont composés sur des supports de papier noir ou blanc. Ces fonds unis sont laissés volontairement vides, et seuls des fragments d’images s’agrègent sur le papier. Ces espaces vierges représentent ce qui manque dans la transmission de nos histoires familiales quand les traumatismes sont trop difficiles à surmonter et produisent des non-dits. J’ai pu remarquer que le traumatisme est encore trop présent, même aujourd’hui, pour que les histoires soient transmises aux plus jeunes générations. Ces silences sont représentés visuellement par l’absence d’images et par l’utilisation de fragments de photographies.
La vidéo Karaoké, que j’ai présentée dans l’installation Long Distance Call au festival Circulations, retranscrit les paroles d’une chanson composée à partir d’une discussion avec un oncle bouddhiste. Lors de cet échange, il essayait de m’expliquer ce qu’étaient pour lui la méditation et la réincarnation. La vidéo est muette, comme les silences auxquels j’ai du faire face lorsque j’interrogeais les membres de ma famille sur notre histoire. Seul le texte, surligné de jaune, apparait sur fond noir, évoquant ainsi les nombreuses soirées karaoké que nous faisions en famille.
Si ton travail est une introspection alors peut-on employer le terme d’enquête?
Peut-être mes méthodes de recherche relèvent-elles de l’enquête, oui. Une amie m’a dit que mon approche était quasiment anthropologique ou ethnographique : aller sur le terrain, poser des questions, chercher l’information…
Il y a une sorte de fil conducteur qui lie tous mes projets. Une « enquête » va pouvoir débloquer un nouveau projet, et ainsi de suite. Par exemple, Appel Manqué était un projet qui était directement lié à Long Distance Call, mais dans un autre pays et dans un autre registre. Long Distance Call est un point de départ: je commence tout juste à m’en détacher. Aujourd’hui, j’ai plutôt envie de travailler à partir des histoires des autres, de m’intéresser aux questions de génération, au-delà de ma propre communauté.