Entretien avec Matthieu Pilaud et Pierre-Lou Didelon (collectif APIL)

Par Rébecca Théagène

 

Matthieu Pilaud est sculpteur, diplômé des Beaux-Arts de Paris en 2007 et Pierre-Lou Didelon est diplômé en construction bois du génie civil. En 2020, il s’associent au sein des Ateliers PIL (APIL), collectif à partir duquel ils réalisent des pièces, principalement en bois, dont les formes oscillent entre la structure, le mobilier et la sculpture. Dans leur travail, les deux hommes s’appuient sur les mathématiques, la géométrie et l’optique afin de créer des œuvres qui questionnent leurs environnements.

Vous avez récemment créé votre collectif (APIL), avec lequel vous avez déjà présenté une première œuvre. D’où est venue l’idée de ce collectif ? Aviez-vous déjà collaboré ?

Pierre-Lou Didelon : Nous avions déjà collaboré. J’ai aidé Matthieu dans la construction de certaines de ses œuvres alors que j’étais encore étudiant. Plus tard, nous avons eu l’idée de créer ce collectif parce que nous avions tous les deux des visions assez différentes. Matthieu a été formé à l’école des Beaux-Arts et moi à l’école d’architecture. Nous pouvions apporter un point de vue critique, divergeant, en termes de technicité et de sensibilité, à un projet global et ainsi trouver beaucoup plus de solutions à deux. Je pense que, de touts manière,  tout fonctionne toujours mieux en duo.

Matthieu Pilaud : Je développe une pratique personnelle depuis plus d’une quinzaine d’années. Depuis dix ans environ, je suis membre du collectif  les « Fondeurs de Roue ». Nous sommes une dizaine de « Fondeurs », travaillant autour d’un ancien manège devenu œuvre et lieu d’exposition. C’est passionnant mais aussi très compliqué à gérer, vu le nombre de membres. Ce collectif existe encore, il a sa vie propre. Avec APIL, j’avais envie de retrouver l’émulation du collectif tout en me concentrant sur une vision que l’on partage plus facilement. C’est ce qu’offre notre équipe. Nous sommes en réalité un trinôme, composé de Pierre-Lou, moi et de Fanny Didelon. Fanny nous conseille dans nos projets et s’occupe de la logistique et de l’administration du collectif. Un groupe réduit offre une vision plus claire, une meilleure concentration et des réponses. Nous allons plus vite ainsi. Je retrouve cette émulation avec APIL. Il y a une bonne connivence entre nous.

Vous avez donc chacun une carrière initiale. Matthieu, sculpteur, et Pierre-Lou, architecte, spécialisé dans les constructions en bois du génie civil. Ce collectif est-t-il un projet en parallèle de vos carrières ? Combien de temps y accorderez-vous ?

M. P. : Jusqu’à présent, ma pratique occupait plus de 90 % de mon temps, mais la situation a évolué. Durant cette année, très particulière, un bon nombre de mes projets ont été annulés, ce qui a impacté ma visibilité. Pour l’année prochaine, disons que je partage l’incertitude collective. Dans ce contexte, la concrétisation du premier projet de notre collectif a été un moment fort. Le projet était monumental: il a nécessité beaucoup de travail en amont et, sur place, nous avons vécu un moment intense. APIL est une activité parallèle, mais elle forcément liée au reste de ma pratique, qu’elle soit collective ou personnelle.

P.-L. D. : Je ne travaille pas encore en agence mais lorsque ce sera le cas, je devrai m’adapter. Il est sûr que Matthieu a sa carrière et que j’ai la mienne ; on évolue dans des domaines différents. APIL, c’est notre moment, notre lieu, qui associe nos deux métiers. Nous ferons en sorte qu’il prenne de l’ampleur, qu’il ne reste pas anecdotique.

M. P. : Nous aimerions avoir un ou deux beaux projets par an, en moyenne. L’essentiel est de garder quelque chose de vivant. Le nom « APIL » désigne « Ateliers PIL », au pluriel, puisque nous envisageons d’autres collaborations avec des tierces personnes pour, par exemple, des projets numériques. Nous avons des partenaires ou des connaissances qui seraient susceptibles d’être intéressés et de répondre à l’appel.

Antérieurement, vous me disiez que ce collectif était une manière d’ouvrir ou de fusionner les deux disciplines que sont les arts plastiques et l’architecture, dans des œuvres monumentales installées dans l’espace public. Cette collaboration vous offre-t-elle une perspective qui manquait à vos pratiques personnelles respectives ?

P.-L. D : Le métier d’architecte est très normé. Il y a toujours des problèmes administratifs à régler et la place accordée à la conception reste minime. APIL permet de libérer ma créativité, de m’éloigner des normes, des restrictions des clients ou de l’interférence d’une entreprise. Je peux revenir à mon crayon et à ma feuille. C’est la dimension artistique du projet qui m’attire.

M. P. : Je pratiquais déjà une forme d’art jouant entre la science et la poésie. Je n’ai jamais envisagé que mes œuvres puissent être de l’ordre du mobilier ou qu’elles puissent être physiquement accessibles ou praticables. Ce n’est pas que je me l’interdisais mais, souvent, mes sculptures se présentaient comme closes ou inaccessibles alors que, paradoxalement, leurs formes étaient celles d’abris. APIL permet de casser cet interdit inconscient. Lorsque Pierre-Lou a proposé l’idée d’une plateforme pour Entresort, je n’y aurais jamais pensé. Mais l’idée était bonne. En bon architecte, il pensait à quelque chose de droit et de rigide. Je pensais qu’il serait bien de pouvoir s’allonger dessus. Finalement la double idée a très bien fonctionné et les retours étaient très bons.

Justement, cette année vous avez participé au festival Horizons « Arts-Nature » en Sancy, pour lequel vous avez présenté cette œuvre, Entresort, qui est la première à être signée APIL . C’est une sculpture de bois et d’acier, monumentale, qui mesure 21 m de long. Comment avez-vous vécu cette expérience qui a eu lieu durant cette année difficile, marquée par les confinements et la crise sanitaire ?

P.-L. D. : (En riant) Nous n’avons pas pu nous rendre sur place avant de concevoir l’œuvre. Et, petite subtilité, nous avons été déplacés. Le site qui était réservé à notre installation a changé.

M. P. : Attends, il faut qu’on explique ! Pour Horizons, il y a une trentaine de sites naturels possibles parmi lesquels les artistes doivent choisir. Nous avions choisi un site, qui n’a finalement pas été retenu. Nous en avons donc proposé un autre, qui a été accepté. Mais nous n’avons pas pu aller le visiter puisque le confinement a commencé. Des photos nous ont été transmises. Il a fallu commencer ainsi.

P.-L. D. : Oui, nous avons demandé beaucoup de photos, vraiment ! Il fallait le panorama complet des lieux.

M. P. : Nous avons utilisé des outils tels que Google Earth ou Street View. Nous avons aussi regardé beaucoup de photos partagées par les personnes du coin, sur internet. Nous l’avons fait pour les deux sites d’ailleurs. Ce changement de site a posé un certain nombre de problèmes. Notre œuvre avait été pensée pour un budget limité mais aussi pour un lieu précis. Nous savions bien qu’il ne serait pas possible de produire une œuvre pérenne mais, pour qu’elle dure le temps du festival, il fallait un peu la protéger car le nouveau site était battu par des rafales à 120 km/h, au sommet d’une colline, à 1200m d’altitude, au milieu des vaches. Ceci dit, nous n’allions pas refuser un lieu pareil. C’était exceptionnel.

P.-L. D. : C’était le plus beau de tous les sites disponibles. Mais c’est vrai qu’il nous a posé un vrai problème de conception parce qu’il s’agissait d’une œuvre qui ne pèse pas moins de trois tonnes. Et surtout, elle était comme en lévitation. Elle n’était pas ancrée au sol de manière forte. Elle n’avait pas de fondation et devait être seulement portée par des poteaux, de façon quasi invisible.

M. P. : Oui, c’était l’idée. Nous voulions des poteaux assez fins pour qu’elle lévite un peu. Et pour une structure en plein vent, il fallait quelque chose de costaud. Nous avons tout de même joué la carte de ce qui avait été conçu pour le site initial. Et nous avons eu pas mal de chance puisque ça a tenu.

P.-L. D. : Il a tout de même fallu ajouter des contreforts. Le câble qui traverse Entresort n’était initialement pas prévu. Il s’est finalement révélé être un atout plastique, et nous étions très satisfait du rendu. Ce câble donnait une autre dimension à l’œuvre. Sans lui, ça aurait été moins bien. Nous avons aussi doublé le nombre de poteaux. Pour la logistique, c’était plus compliqué car tout cela a engendré des coûts.

M. P. : Cela a aussi ajouté beaucoup de temps de construction et de conception. Mais avec le confinement nous avions ce temps. Au moment du déconfinement, l’été arrivant, nous avons décidé de nous rendre sur le site et d’y bivouaquer durant la construction, comme pour vivre une aventure. Après le confinement, nous avions la chance de nous retrouver en pleine montagne. Il faisait beau et c’était assez fantastique en fait. Il y a eu des nuits étoilées incroyables.

P.-L. D. : Nous nous étions construit un atelier sur place. Un générateur électrique permettait l’utilisation de nos machines. Nous étions en autarcie totale, avec nos bidons d’eau. Seuls.

Pierre-Lou, dans le cadre du festival Horizons, vous disiez que la bi-disciplinarité d’APIL vous permettait aujourd’hui de vous « associer à un paysage et de l’épouser […],  [de] recréer du lien entre le paysage, l’art et l’architecture, qui sont aujourd’hui des domaines plus ou moins séparés». Pourriez-vous revenir sur cette séparation ? Et quel est votre rapport à ce paysage ?

P.-L. D. : Le métier d’architecte consiste à prendre en compte l’environnement ou le paysage, qu’il soit urbain ou rural, et travailler avec celui-ci pour l’épouser. Mais cette pratique conserve un côté rigide, normatif. Là, nous pouvons associer l’architecture, l’art et le paysage. Dans mon école, on enseigne le paysage et l’architecture et dans celle de Matthieu on enseigne l’art. Nous avions tous les deux un manque à combler.

M. P. : A priori, la créativité se situerait plus de mon côté et les normes du côté de Pierre-Lou. Mais tout est plus flou en réalité. Pour qu’une œuvre tienne, les normes et des calculs sont nécessaires. Et, réciproquement, l’ architecture fait appel à la créativité.

P.-L. D. : Avec Entresort, nous avons du entreprendre un important travail d’analyse et de questionnement du paysage. Nous avons beaucoup travaillé sur l’optique, à l’aide de formes primaires simples. L’assemblage de ces formes devait sembler presque organique, complexe. Par sa forme, l’œuvre devait redessiner le paysage et lui apporter quelque chose.

M. P. : Oui, parmi nos nombreuses intentions, il y avait cette idée d’épouser et répondre au paysage. Pendant la phase préparatoire, au fil des déformations ou des torsions que nous exercions sur l’image de l’œuvre en 3D, nous nous rendions compte que les formes obtenues se rapprochaient des courbes des montagnes du Sancy.

Ainsi, votre travail répond à cette idée de séparation par la création d’une œuvre In situ, qui dialogue avec son environnement. Pourriez-vous développer ce point ? Peut-être en y incluant vos approches dans vos travaux antérieurs respectifs ?

P.-L. D. : Je dirais que tout dépend du lieu. L’approche diffère selon qu’il s’agit de ruralité ou d’urbanité. Dans le milieu urbain, nous avons travaillé sur du mobilier modulaire qui pourrait s’adapter à différents lieux. Ce ne serait jamais la même œuvre, certes, mais l’idée serait la même. Là, dans un immense paysage rural, je pense que c’est un travail figé, dans le paysage précis qui l’entoure.

M. P. : Ceci dit, c’est le point paradoxal de ces œuvres. Elles sont créées pour un lieu : ici en l’occurrence c’était le Sancy, avec ses montagnes et ses courbes. Nous voulions répondre à un paysage donné mais une fois que l’œuvre est créée, qu’elle existe, et qu’on la démonte, on se dit qu’elle pourrait être placée à d’autres endroits. Ça ne la galvauderait pas. Elle a la particularité d’offrir une multitude d’angles de vues, ce qui permettrait de jouer avec d’autres espaces.

P.-L. D. : Peu importe le lieu où nous nous placions, que ce soit dedans, à l’extérieur, de profil ou de face, il y avait toujours un jeu visuel : un jeu avec le paysage ou un jeu interne à l’œuvre elle-même. Je pense qu’elle ne sera jamais aussi bien placée qu’au sommet de cette colline. Mais cela n’empêche pas qu’elle puisse s’adapter à d’autres endroits.

M. P. : Dans ce paysage immense où tout parait plus petit, les jeux optiques de l’œuvre concentraient l’attention. Comme l’a dit Pierre-Lou, Entresort offrait un double jeu d’observation : on pouvait être dans le paysage et tourner tout autour de l’œuvre, ou se placer dans l’œuvre pour y voir le paysage à 360°. Ce fait-là ne sera pas possible dans un autre paysage, ou alors difficilement. L’œuvre faisait face au massif du Sancy, avec peu d’habitations autour.

P.-L. D. : L’œuvre était sur un piédestal. Les visiteurs l’ont arpentée. Ils ont pris toutes les photos possibles, sous tous les angles..

M. P. : Ce n’était pas une visite instantanée. D’expérience, je sais que, parfois, le visiteur jette juste un coup d’œil à l’œuvre. Il tente une petite déambulation, au mieux. Mais là, les gens restaient facilement une demi-heure.

Abordons la forme de l’œuvre et son rapport au visiteur. Entresort se présente tel un corridor aux murs ouverts qui offre une infinité de points de vue fractionnant le paysage. Le visiteur peut pénétrer et s’installer sur la plateforme qui lui est réservée. Pouvez-vous revenir sur cette place donnée au visiteur ? Comment envisagez-vous votre rapport à ce visiteur actif qui va vouloir expérimenter l’œuvre ?

Entresort, Festival Horizons Sancy, 2020
©APIL

M. P. : Il est important de préciser qu’ Entresort n’était accessible que par un unique chemin. Après avoir grimpé, nous nous retrouvions sur une butte qui offrait la première vue de l’œuvre. Nous nous étions focalisés sur ce point de vue., où l’œuvre était visible sur sa tranche et se présentait comme une enfilade de cadres. L’ensemble semblait très léger, sur un paysage qui était juste cassé ou fractionné par des lignes verticales et quelques lignes horizontales. Ces lignes donnaient l’impression d’une torsion en deux dimensions. L’expérience du visiteur commençait par cette rencontre avec cette chose qui semblait léviter et tourner sur elle-même. Entre le marin, l’animal et l’objet.

P.-L. D. : Le visiteur poursuivait donc le sentier de randonnée qui menait à l’œuvre. Plus il se rapprochait, plus l’angle de vue de l’œuvre changeait et il se retrouvait petit à petit face à elle. L’œuvre se muait et prenait doucement une autre morphologie. Lorsque le visiteur arrivait, il était aux pieds de la sculpture. Il avait déjà vu qu’il y avait une transformation optique qui s’opérait dans l’œuvre et il voulait donc en faire le tour pour revivre cette expérience, une fois, deux fois, ou plus. Il prenait des photos, fixait chaque point de vue avec son objectif. Il entrait ensuite dans l’œuvre. Les enfants y jouaient.

M. P. : Le visiteur pouvait aussi se placer face à l’une des extrémités et se retrouver comme face à un cadre, une structure complexe s’offrant comme une fenêtre mouvante ou un vortex dans lequel chacun pouvait pénétrer.

Les gens faisaient le tour, s’éloignaient et avaient une vue de la sculpture devant les montagnes. Ils pouvaient percevoir la skyline qui se répétait : celle de la cime des montagnes découpant le ciel et celle de l’œuvre découpant les montagnes ou le ciel. Souvent, ils posaient devant l’œuvre. C’était le moment Instagram en quelque sorte.

Oui, j’ai pu voir beaucoup de photos sur Instagram. Beaucoup d’entre elles sont repartagées par le compte du festival ou répertoriées grâce à des #hashtags

M. P. : Oui, voilà. Je n’ai jamais connu ça auparavant. C’est peut-être parce qu’aujourd’hui les réseaux sont en place. C’était peut-être moins le cas jusqu’à présent. Beaucoup de personnes s’intéressent à nous, nous posent des questions, nous suivent et nous likent sur Instagram et Facebook.

Et vous n’aviez pas encore ce rapport au public ? Un public qui vous suit, virtuellement, en dehors de l’œuvre, qui en poursuit l’expérience, ou qui cherche à en apprendre plus sur vous et votre travail ?

M. P. : Je n’ai jamais eu un tel rapport avec le public. Habituellement le public est plus conventionnel: ce sont plutôt des amis, des connaissances ou des personnes du milieu de l’art. Là, ces limites ont explosé et c’est assez étonnant aujourd’hui encore. Nous avons vu les dizaines de commentaires sous des posts, où des inconnus débattaient au sujet de l’œuvre, de notre travail. Nous n’y étions pas habitués. Vraiment.

P.-L. D. : Ça crée de l’émulation.

Ce public nouveau est dû en partie au festival. Il est médiatisé, il communique beaucoup via les réseaux sociaux et internet en général.  Peut-on dire qu’il vous a apporté une autre forme de visibilité ?

M. P. : Horizons communique énormément sur le festival, sur les œuvres, et les artistes. Le festival a déjà 12 ans. Ils attirent du monde et on en a bénéficié.

P.-L. D. : Les personnes qui s’occupent du festival nous ont dit que 1 000 personnes passaient voir notre œuvre chaque jour et que pour d’autres installations ça pouvait monter à 14 000 personnes.

M. P. : Du fait du confinement, le festival a pris une ampleur différente. De nouveaux visiteurs sont venus en se disant qu’ils y avaient toujours pensé, sans jamais se déplacer. Le déconfinement était une bonne occasion. Les possibilités de divertissement artistiques durant l’été étaient réduites mais il restait tout de même cela : l’art dans la nature, un musée à ciel ouvert.

 

 

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