Entretien avec Pierre Pauze

Vous y croyez, vous ?

Par Théo Diers.

Pierre Pauze est diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et du Fresnoy, studio national des arts contemporains. Sa pratique de la vidéo, inspirée des sciences et des mythes contemporains, le distingue par des esthétiques séduisantes et des questionnements pointus portant sur les limites de nos croyances. Le numérique, la science-fiction, la mystique, et dernièrement la mémoire de l’eau, sont les principaux sujets qui animent son travail.

Please Love Party, Pierre Pauze, 2019, © Pierre Pauze

 

Tu réalises des films et des installations où l’eau, à la fois médium et motif, a une place centrale. Tu l’envisages comme flux mais aussi comme réseau. Il y aurait selon toi, à ce titre, une forme de parallèle entre l’eau et les nouvelles technologies numériques. Peux-tu expliciter cette dimension de ton travail ?

Oui, ce qui m’intéresse dans la mémoire de l’eau, ce ne sont pas tant les médecines alternatives qui gravitent autour de cette théorie que l’idée symbolique de l’eau comme moyen de stocker des informations, quelles qu’elles soient. En m’apercevant que le corps humain n’était composé quasiment que d’eau, même au niveau cellulaire, je me suis tout de suite imaginé celui-ci comme une sorte de data center. Le cycle de l’eau, aussi, reprend finalement les mêmes types de flux que ceux des data numériques. D’ailleurs, il est intéressant de noter que l’on donne le nom de cloud aux data numériques. C’est une métaphore que j’ai filée sur différents projets, plutôt par le prisme de la science-fiction.

L’eau fait également référence aux usages religieux et ancestraux. Que ce soit à travers le rituel ou la technologie, on retrouve l’idée de l’eau comme mode d’accès à la culture et à la connaissance. Ton travail appelle-t-il à reconsidérer un rapport trop rationalisé au monde, à la nature et à notre environnement ? Je sais qu’il y a aussi une dimension écologique dans ton dernier projet.

Totalement. C’est-à-dire qu’à partir du moment où tu arrêtes de voir la nature comme un objet mais plutôt comme un sujet, tu peux  davantage la percevoir de manière symbolique. Dans beaucoup de traditions, l’eau est utilisée comme rite de passage, que ce soit dans le baptême, les ablutions ou la purification. Il est intéressant de la retrouver dans de vieilles traditions comme élément de passage. Donc oui, l’eau est un bon moyen d’amorcer cette transition… Je me retrouve d’ailleurs davantage dans un projet écologique qui s’apparenterait à une écologie intérieure et qui serait comme un mouvement global de reprogrammation de notre rapport à l’environnement.

Tu parles d’intériorité, et cela me fait penser à la croyance. Dans le film Please Love Party, tu testes la notion de placebo sur des cobayes, qui elle aussi est une forme de croyance intérieure. Quelle place accordes-tu à l’imaginaire dans notre rapport au monde ? À quel point les fictions façonnent-elles nos réalités ?

Je pense que notre perception du réel vient de nos croyances. Le domaine des connaissances s’est tellement élargi aujourd’hui que personne ne peut se targuer d’être plus ou moins omniscient… Les théories scientifiques, finalement, ne sont pas systématiquement vérifiées. On y croit et on s’aperçoit plus tard qu’elles sont invalidées, même dans le domaine des sciences physiques fondamentales. Par exemple, sur mon dernier projet en dur, je me suis intéressé au boson de Higgs, une découverte majeure qui vient perturber le modèle de la relativité d’Einstein, qui pourtant est un système harmonieux et qui fonctionne très bien. Les physiciens parlent d’harmonie. Tout cela cohabite dans le même monde, et pourtant…

Forcément, nos croyances motivent nos actes mais aussi notre regard sur le monde ; c’est-à-dire que l’on perçoit les choses différemment en fonction de notre état d’esprit. Et c’est exactement la même chose pour une œuvre d’art. Tu sais, c’était Saint-Augustin qui disait « il faut croire pour comprendre ». En réalité, nous avons tendance avec un esprit pragmatique à faire l’inverse, à comprendre quelque chose et à y croire ensuite. Dans le cas d’une œuvre d’art, si tu n’y crois pas et que tu pars du principe que l’artiste n’est pas honnête ou que tu n’as pas envie de lui accorder de temps, tu ne pourras pas comprendre l’œuvre pleinement. À ce titre, j’ai l’impression que certains lieux d’art agissent comme de nouveaux temples. Les gens s’y rendent et ont un espace disponible de croyance, quel que soit le type d’œuvre.

Please Love Party, Pierre Pauze, 2019, © Pierre Pauze

 

À quel point l’art et la science se rejoignent-ils alors au sein de cette notion de croyance ? Quid des rapports entre art et science dont on parle beaucoup aujourd’hui ?

Je pense que c’est assez complémentaire. À certaines époques, on disait des mystiques qu’ils avaient de la science. Dans le christianisme primitif et dans l’Islam, on pouvait parler des gens qui savaient et qui « avaient la gnose » comme de ceux qui avaient de la science.

Mais cela ne m’intéresse pas vraiment d’entrer dans les débats entre art et science. Je dirais simplement que si tu écartes ce qui est du domaine de l’intuition ou de la poésie dans toute forme de recherche, cela restreint le champ des possibles. Par exemple, sur la question de l’eau, il est presque impossible de faire de la recherche fondamentale financée sur certaines des problématiques qui y sont liées, il y a une véritable fatwa sur la question. Même si certaines théories sont sulfureuses, c’est justement quand un sujet est interdit ou qu’il exacerbe des passions que cela m’intéresse, car cela veut souvent dire que des mécanismes de croyance sont à l’œuvre.

Cela me fait penser à notre actualité à propos de la loi sur la recherche, surtout par le fait que chaque thèse devra être en accord avec les valeurs de la République, donc on est bien loin de la poésie et de l’intuition dont tu parles… Mais petite aparté refermée [rires].

Pour revenir sur un autre point, toujours dans Please Love Party, tu commandes des psychotropes illégaux sur le darkweb. Puis, tu réalises des expérimentations en laboratoire et sur des sujets humains. Dans ce processus, tu opposes des résistances à l’autorité légale ainsi qu’à l’autorité scientifique. À quel point cela t’intéresse-t-il de tester les limites du pouvoir dominant ?

Lorsqu’il s’agit de parler du statut d’artiste, on parle souvent de nécessité intérieure ou de ce qui nous anime. Pour ma part, j’aime beaucoup l’aspect de l’à-côté, de la posture de recul que tu prends par rapport à une société, et qui est permise par le statut d’artiste. C’est une partie vraiment très importante de mon travail.

J’avais un professeur de technique de la peinture qui nous disait que la particularité d’être artiste, c’était de pouvoir apprendre tout le temps et sur ce qu’on voulait. Cela me donne en effet la possibilité d’expérimenter des choses et d’en être dédouané, en un sens, bien que cela ait forcément des limites, qui elles aussi sont intéressantes. Ce qu’il s’est passé au Fresnoy récemment avec la question du visage des policiers (L’œuvre Capture de Paolo Cirio, artiste-professeur invité au Fresnoy a été déprogrammée de l’exposition Panorama 22 – Les sentinelles en octobre dernier, notamment après que Gérald Darmanin se soit saisi de la polémique, ndlr) n’était pas une situation plus hors-la-loi que celle que j’ai créée avec Please Love Party, mais moi c’est passé sans embûches parce que la drogue n’est finalement pas un sujet très tabou. On voit bien ici qu’il y a quelque chose qui appartient au domaine de la loi, mais que ça ne fait pas partie des priorités politiques du moment. Même Jack Lang a vu ma pièce et m’a félicité [rires].

Il y a aussi dans ton travail un rôle important donné à la narration, au fait de raconter une histoire, et parfois même de parodier – je pense notamment au personnage principal de 3D trans ou à Mizumoto. J’y ressens toujours comme une ambivalence dans le rapport au spectateur, ou au visiteur. Quelle importance accordes-tu à brouiller les pistes et à cultiver une ambiguïté dans les projets que tu montres ? Comment la vidéo et le cinéma te permettent-ils cela ?

L’utilisation de la vidéo est venue un peu toute seule. Quand je faisais de la peinture, je me suis rendu compte que je voulais raconter des histoires, mais l’image fixe ne me permettait pas de raconter tout ce que je voulais. C’est comme ça que je suis passé à l’image en mouvement, qui n’est pas forcément quelque chose que j’affectionnais particulièrement.

La manière dont je construis un film est d’ailleurs souvent atypique : j’utilise inconsciemment certains codes de dramaturgie sans en respecter les règles jusqu’au bout, ce qui donne l’impression que les films suivent une narration sans toutefois trouver de chute évidente.

Il y a aussi une recherche d’efficacité dans ton travail de la vidéo, même s’il serait un peu « interdit » de parler de ça en art…

Je ne pense pas que ce soit interdit, au contraire. Il y a souvent un truc de drague, qui passe par certains procédés tels que le short-cut, par exemple. Certaines personnes aiment mon travail parce que les images colorées leur évoquent une œuvre post-internet, d’autres en revanche le critiquent et appartiennent à des mouvances totalement différentes, des petits « gangs d’esthétique ». Moi, je ne me sens pas faire partie d’une « école » en particulier.

Dans mon travail, ce dont je me nourris au quotidien transparaît toujours, de manière plus ou moins évocatrice ou subliminale. Il y a souvent aussi une dimension un peu pop, car je suis un gros boulimique de vidéos sur internet, de vlogs, de youtubeurs, de clips et de flux, j’en consomme beaucoup. Cela ressort dans mon travail, et ça m’intéresse. Quand tu proposes une image dans une exposition, quel statut a-t-elle par rapport à toutes les images que voient les gens tous les jours ? Je pense que réutiliser ces codes pour les détourner, c’est également un bon moyen de poser un propos aujourd’hui.

Mizumoto, Pierre Pauze, 2018, © Pierre Pauze

 

Tu diffuses généralement tes films au travers d’installations qui reprennent des éléments du décor. Quel est le rôle de tes vidéos vis-à-vis de tes installations ? Le rôle du scénario par rapport à la forme ?

Cela joue à nouveau sur l’ambiguïté de ce que je propose. On retrouve dans le cinéma ce rapport un peu fétichiste aux objets. Par exemple, tomber sur la veste que porte Ryan Gosling dans Drive peut provoquer une sorte d’émotion, même si ce n’est pas la vraie veste de l’acteur, ou qu’il y en avait dix autres sur le tournage… Cela nous amène à questionner le statut des objets et donc de la narration, de la fiction.

Je vais ouvrir avec une question un peu plus spirituelle…Dans ton travail, on retrouve des concepts très larges tels que l’eau ou l’éther, mais tu parles aussi souvent d’omniprésence et d’omniscience. Cette recherche traduit-elle une quête existentielle, ou une tentative de déchiffrer notre futur ? Où te places-tu par rapport à ton travail ?

Je pense que la question du spirituel est indissociable de toute création artistique. Quelles que soient les croyances individuelles ou le type de pratique, chaque artiste doit composer avec une dimension visible et invisible, des formes et des couleurs qui ont des symboliques, et une part de mythologie qu’elle soit traditionnelle ou contemporaine. Dans mon travail il y a en effet plusieurs influences, convoquant des traditions ou des mythologies anciennes, que je confronte à des paradigmes très contemporains. Je pense qu’il y a des correspondances entre tradition et anticipation, les récits des origines et les prévisions du futur.

Par exemple la crise écologique actuelle est un bon révélateur de cette porosité des disciplines, entre les textes sacrés, les néo-spiritualités et les sciences dures. Elles ont toute une dimension eschatologique – l’étude de la fin des temps – que cela passe par des récits d’apocalypses, les nouvelles théories de collapsologie, ou les lanceurs d’alerte scientifiques.

Je fais souvent référence à tous ces domaines en les confrontant de manière plus ou moins significative. C’est pour cela que je m’intéresse à la physique quantique, dont les récentes découvertes ont une portée presque métaphysique, ainsi qu’a des auteurs dont le regard permet ce genre de rapprochement, dans le domaine de la spiritualité je peux citer René Guénon, qui expose le caractère universel des doctrines métaphysiques d’Orient.

Lien vers le site internet de Pierre Pauze.

 

 

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