Entretien avec Odonchimeg Davaadorj

Par Tatiana Marushchak 

Tu as un parcours atypique : tu es née en Mongolie, à l’âge de 17 ans, tu vas en République tchèque où tu étudies, puis tu pars en France. Pourquoi ce choix ? 

À l’époque, c’était difficile de sortir du pays, j’ai reçu une invitation de la part de ma sœur et c’était une opportunité à ne pas manquer. En arrivant en République tchèque, j’ai tenté tous les concours et au bout d’un moment, j’ai été prise dans une école de commerce où j’ai étudié pendant un an. J’ai bien passé les examens de fin d’année et j’aurais pu continuer pour obtenir un diplôme en management, mais au bout d’un an, je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas que je fasse ça, car cela n’était pas moi. Du coup, j’ai abandonné et ça a provoqué une espèce de malentendu avec ma famille qui ne comprenait pas comment j’avais pu arrêter mes études quand je pouvais avoir un bon métier et bien gagner ma vie. Donc il fallait que je parte et que je fuie ce jugement. Il y avait un truc qui m’appelait au fond de moi, je devais faire quelque chose de créatif. Quand j’étais enfant, j’avais entendu que Paris était le centre de l’art avec Dali et Picasso, et je rêvais de partir à Paris. Je ne connaissais rien sur la France, sauf l’existence de la tour Eiffel, je ne parlais pas un mot de français.

Ce que je porte, 2015. Tissu, dessins, photo identité.

Venir en France, c’était donc un peu un hasard ?

Oui, mais c’était le bon choix, car je suivais ce que je ressentais au fond de moi. Ce n’était pas facile, j’ai eu un parcours compliqué, je devais travailler et quand tu ne parles pas français, tu es obligée de faire du travail dur et physique (femme de ménage, repassage, etc.). J’apprenais le français, travaillais et tentais les concours pour entrer à l’université. Finalement, j’ai été prise à l’École des Beaux-Arts. J’ai dû travailler en même temps. Aujourd’hui, à côté de ma pratique, je travaille (dans un atelier de bijouterie). Je crois que travailler fait vraiment partie de moi, dans ma vie je n’ai aucun souvenir où je ne travaille pas.

As-tu aussi fait des études en lettres ? D’où vient ton intérêt pour la poésie ?

Pas vraiment. Mais la poésie est très importante dans ma culture. Enfant, on apprend beaucoup de poèmes par cœur et c’est resté en moi. Je pense qu’au bout d’un moment, on sent qu’une œuvre doit sortir. Si c’est un poème, il faut que je l’écrive, si je n’arrive pas à écrire, il faut que je bouge, que je danse ou que je dessine. Et la poésie, c’est un outil pour pouvoir écrire des images, des sentiments que j’ai dans ma tête. Pendant 2-3 ans, j’ai écrit beaucoup de poésie. C’était au moment où j’ai commencé à mieux m’exprimer en français.

Jupe Volcano, 2013-2014. Tissu, sérigraphié.

Est-ce que tu écris les poèmes directement en français ou tu les traduis du mongol ?

J’ai essayé d’abord de traduire, mais souvent il y a des mots et même des phrases entières qui n’ont pas de sens en français. Donc j’ai pris la décision d’écrire directement en français avec des mots que je connais.

Tes pratiques sont très variées : de la peinture, des dessins, des vidéos, de la couture, des poèmes, des performances… Y a-t-il un médium majeur ou ont-ils tous la même valeur pour toi ?

J’ai commencé en faisant des performances, j’en ai fait pendant 2 ans, après j’ai arrêté et j’ai repris les dessins. Mais le dessin était toujours très important, quand j’étais enfant je dessinais tout le temps. À l’école, je voulais tenter toutes les pratiques pour voir si ça m’intéressait et si j’en étais capable. Chaque pratique t’apporte quelque chose, tu apprends jusqu’où tu peux aller ou, en revanche, tu comprends que tu n’en es pas du tout capable. Par exemple, moi je ne suis pas très numérique. Quand je faisais des vidéos, je me sentais handicapée. J’ai essayé la photographie, mais je me suis rendu compte que je ne sais pas cadrer et j’ai arrêté. C’est une espèce d’expérimentation, j’essaye de savoir ce que je pourrais faire et en fait, il y a beaucoup d’offres, il faut juste savoir les goûter. C’est une espèce de recherche. Le dessin faisait toujours partie de mes pratiques, mais c’est aussi pour des raisons économiques. Pour faire des dessins, je n’ai besoin que d’une petite feuille et d’un peu d’encre, cela ne coûte pas cher, contrairement à la sculpture, par exemple, et je peux amener mes dessins n’importe où. Peut-être plus tard, je ferai des choses différentes, je trouverai un autre moyen.

Des hommes, les bois, 2014. Aquarelle sur toile, 38x44cm, 14 pages.

Tes toiles sont souvent sans châssis et non encadrées, elles ressemblent plutôt aux tissus. Est-ce que c’est pensé comme cela pour ne pas imposer de distance vis-à-vis du spectateur ou est-ce pour des raisons économiques ?

Souvent, je peins sur tissu, c’est pratique pour les stocker. En plus, je n’aime pas l’encadrement, même si ça peut être beau, mais ça me met tout de suite dans une condition. C’est aussi difficile financièrement d’encadrer de grandes œuvres. Et cela impose effectivement une sorte de frontière.

La forêt qui s’effondre, 2016. Encre de Chine sur toile.

J’ai appris qu’avant l’âge de 20 ans, tu n’as jamais ouvert la porte d’une galerie d’art. Comment t’es-tu intéressée à la création artistique ?

Je viens d’une toute petite ville, près de la frontière avec la Russie et je viens d’une famille modeste culturellement et économiquement. Je ne suis jamais allée dans une galerie, parce qu’il n’en avait pas. Et mes parents ne m’ont jamais amené dans une galerie dans la capitale. C’est à Paris que je suis allée pour la première fois dans une galerie. Mes camarades à l’école étaient souvent des enfants d’artistes, qui avaient accès à la culture très tôt. Mais l’art, c’est quelque chose qui est en nous, ça vient plutôt de l’intérieur que de l’extérieur. Et cela a toujours existé en moi. Et bien sûr, à l’école des Beaux-Art, j’ai appris l’histoire de l’art, ça m’a complété.

Est-ce qu’en étudiant l’histoire de l’art, tu as trouvé des artistes qui t’ont bouleversé ?

J’admire Louise Bourgeois, c’est une femme qui a créé pendant très longtemps sans être vraiment reconnue, sauf à la fin de sa vie, mais elle créait toujours et à l’époque c’était difficile d’être une femme artiste. Je pense que les vrais artistes sont comme ça, ils ne cherchent ni la reconnaissance ni l’admiration.

Tu as participé déjà 4 fois au Salon du dessin érotique. Est-ce l’amour qui est le moteur de ta création, que recherches-tu exactement ?

Chaque fois quand je dessine sur un thème, je cherche à me comprendre moi-même. Parfois il y a des dessins qui sortent et je les détruis pour que personne ne les voie à part moi. Pourquoi les corps de femmes ? J’essaie de comprendre ce qu’est cette chose dans laquelle je suis.

Pourquoi est-ce que les corps sont souvent découpés, détachés, et qu’il y a parfois des fils qui attachent les êtres ?

Souvent, je dessine les gens sans tête. Parce que je ne sais pas vraiment dessiner les visages. Deuxièmement, quand je dessine, je ne suis pas toujours contente du résultat, même si tout est bien techniquement, je sens qu’il y a quelque chose qui manque, que cela ne me touche pas. Alors j’enlève leur tête. En fait, je me pose la question : est-ce que dans la société tous les gens ont leur tête ? Je pense qu’il y a plein de gens sans tête, qui suivent les mouvements et qui sont juste des corps.

Exposition This Night Never Down ! — La nuit qui n’en finit pas, 111 bis boulevard de Ménilmontant, 2017

Tes peintures sont très poétiques. On y retrouve des oiseaux, des arbres ou des paysages entiers qui font rêver.  Dans les vidéos aussi, tu crées tout un monde : une petite maison, de la neige, cela représente-t-il les souvenirs de ton enfance ? Est-ce que c’est la Mongolie qui t’inspire ?

C’est sûrement la Mongolie. En fait, je crois que tous les artistes, quelle que soit leur pratique, font quelque chose qui leur ressemble. Même si mon travail n’est pas 100% biographique, je sens que ces choses font partie de ma vie. Quand je dessine une maison, par exemple, ce n’est jamais une maison de 3 étages, mais plutôt une petite maison et c’est la même chose avec les paysages, j’ai vécu dans les montagnes. Donc oui, souvent, ce sont mes souvenirs. J’ai un rapport toujours nostalgique, toute mon enfance s’est passée là-bas. C’est sont les plus beaux souvenirs que j’ai, même si les conditions n’étaient pas parfaites, j’ai vécu une enfance très différente, ce qui est pour moi très important et très beau même. Malgré la distance, j’ai gardé ce lien.

Si le ciel effondre ou moi-nous partirons ? 2016. Technique mixte

Tu as eu une exposition à Ulaanbataar en 2016. Est-ce que c’est important pour toi d’être exposée en Mongolie ?

Je ne pense pas que je fais une révolution dans l’art contemporain, je fais juste des dessins. Cette exposition à Ulaanbataar, je l’ai faite presque pour mes parents. Ils me demandent ce que je fais à Paris, je leur explique, mais ils n’ont pas vraiment de notion d’une exposition ou d’un vernissage. Grâce à cette exposition, ils ont vu en vrai mon travail, même sans entièrement le comprendre. En Mongolie, l’art est assez académique. De beaux paysages sont mis en valeur. C’est important techniquement, mais je sens qu’il y a une espèce de soif chez la nouvelle génération, des gens qui cherchent [quelque chose] au-delà des beaux paysages. Je ne peux pas les aider, mais je leur donne une autre idée.

Tu es sélectionnée pour le 63e salon de Montrouge. Qu’est-ce que tu vas y exposer?

Je suis en pleine réflexion. Sûrement des dessins et une ou deux sculptures. J’aurai un espace de 3 mètres sur 3 et je vais voir sur place. Je n’ai pas encore fait les pièces.

Quel est le point de départ pour créer une nouvelle œuvre ?

Toutes les choses sont enchaînées, même si on ne s’en rend pas compte, tout est lié. Donc quand tu commences à développer un thème, il y en a toujours d’autres qui s’enchaînent. Parfois les idées apparaissent comme ça, juste une image qui apparaît soudain. Si j’arrive à la dessiner, ça sort, sinon je tente un autre support. Ça m’arrive aussi de réfléchir sur un thème précis. Comme, par exemple, pour le Salon du dessin érotique, où le thème est quand même imposé.

Parfois j’ai de très belles idées dans la tête, mais je n’arrive pas à les réaliser techniquement ou matériellement. Donc j’essaie de sortir mes idées de la meilleure façon possible. Par exemple, je ne sais pas faire de vidéo et c’est très difficile à gérer pour moi. Parfois, le résultat est là et parfois, je détruis ce sur quoi j’ai travaillé toute la journée. Et la question est si j’aurai le courage de recommencer demain ? Donc parfois, je m’accroche comme les chats, avec un seul ongle. Après, je ne sais pas où je vais. J’ai l’impression de flotter dans une rivière qui m’amène dans des coins différents et chaque village où je passe a quelque chose à m’apprendre. Je ne sais pas où je vais finir.

Je ne me présente même pas comme artiste. Je pourrais comprendre à la fin de ma vie si j’étais artiste ou pas. Tout le monde est capable de réaliser des projets créatifs ; des émotions, on en a tous. L’artiste choisit de sortir une émotion de telle façon. Même les gens qui font du business, cela peut être de l’art aussi. Être artiste fait partie du quotidien.

Sans titre, 2017. Dessin mural, acrylique, 3m x 3m30.

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