Entretien avec Garush Melkonyan

Par Koudiey Traore

Garush Melkonyan – Image fixe de la video The Interview – 2017 – Installation vidéo de 5 projections © Garush Melkonyan 

Garush Melkonyan est diplômé des Beaux-Arts de Paris depuis juin 2017. Il a obtenu les félicitations du jury et le Prix Thaddaeus Ropac des Amis des Beaux-Arts de Paris. Originaire d’Arménie, il étudiait le commerce et le marketing avant de décider de changer de voie. Au cours de ses études, Garush Melkonyan reçoit une bourse pour poursuivre ses recherches au San Francisco Art Institute où il y découvre une nouvelle facette du cinéma. S’il ne se considère pas comme un cinéaste et ne fait pas de cinéma, il réalise des vidéos qu’il met en scène à travers des dispositifs d’installations.

Vous demandez une forme de participation de la part du spectateur dans vos dispositifs. Celui-ci est-il inclus dès le départ dans votre processus de création ou pris en compte par la suite ?

La place du spectateur est importante dans les dispositifs vidéo ou dans les installations que je crée. Il y a toujours une question de parcours ou de déambulation dans l’espace qui varie en fonction de la manière dont je place les choses. J’inclus le spectateur dans le dispositif et je joue avec ses attentes. Nous sommes tous des spectateurs, nous avons tous des attentes et ces attentes-là sont nourries par ce que l’on regarde, par les divers signes visuels et je m’en amuse.  

Avec Tell Me All, le spectateur active-t-il l’œuvre en prenant la parole ?

Tell Me All oscille entre installation et pièce sonore. L’exposition avait lieu dans la rue piétonne Gustave Goublier, à Paris. Une première partie de l’installation se situait dans l’entrée d’un immeuble. En face de l’entrée étaient projetées en direct les paroles des gens. Ce qui m’importait, c’est qu’il n’y ait aucun enregistrement, seulement des paroles lancées de l’autre côté de la rue.

Dazzling Letters est une installation qui reprend un motif de camouflage utilisé par l’armée, devenue obsolète. Dans cette installation, il y a un jeu du voir sans être vu, ou sans être dévoilé complètement.. Est-ce une métaphore des réseaux sociaux derrière cette manière de ne pas se révéler entièrement, et de vouloir tout voir des autres ?

Cette œuvre est le fruit de mes recherches sur le besoin d’anonymat dans une société individualiste. Les réseaux sociaux, cette vitrine de soi où l’on révèle des choses facilement accessibles à tous, on a aussi envie d’y échapper et on y échappe par l’anonymat. L’anonymat le plus basique c’est le tourisme. Se rendre dans un lieu où l’on n’a aucune accroche, où on ne connaît personne, où personne ne nous connaît, nous offre la liberté d’être quelqu’un d’autre. Les « non-lieux » aussi, dont la notion a été développée par Marc Augé, n’offrent pas d’accroches identitaires. C’est le cas par exemple des gares, des lieux de transition ; notre identité se perd au milieu d’une masse de gens. Toutes ces recherches m’ont amené à créer cette pièce pour expérimenter une forme d’anonymat dans un espace où l’on peut circuler librement.

Le film To a Passer-by entrecroise l’espace privé et l’espace public, les passants deviennent les protagonistes d’une histoire sans début, ni fin, ni trame. Ce qui vous intéressait dans ce projet était que le spectateur puisse se créer sa propre histoire à travers ce film ?

Ce projet avait pour but de recréer une expérience que beaucoup de gens font quotidiennement. Regarder les passants par la fenêtre, les observer, imaginer pourquoi ils sont là, ce qu’ils font, où est-ce qu’ils vont. Cette vidéo recrée cette expérience sans être totalement dans une posture de voyeurisme. Pour cela, ma présence était affirmée par la projection d’une lumière sur les passants.

Face à l’installation News Broadcast Symphony, quel type d’approche le spectateur devrait-il avoir vis-à-vis de l’œuvre ? La regarder, l’écouter, être plutôt passif ou avoir une attention distraite en passant devant elle ?

News Broadcast Symphony est une pièce sonore que j’ai eu l’occasion de présenter dans un lieu public à San Francisco. La pièce diffuse une symphonie toutes les trente minutes, comme une horloge, quelque chose qui rythme le temps. Cette symphonie regroupe un catalogue de jingles de journaux télévisés, ces génériques censés nous éveiller, nous mettre en garde et nous attirer vers la télévision. En créant cette pièce sonore, devenue contre-productive par rapport à un jingle qui se veut court et « punchy » pour être efficace, on est face à un son lancinant, inexorable, désagréable à écouter. Cette pièce parasite l’espace public sans rien à annoncer, comme une fausse alerte.

Voting Booth apparaît au milieu de votre corpus d’œuvres comme une agréable surprise. Vous semblez avoir une aisance cachée à maîtriser bien plus de médiums.  

Oui, pour moi aussi ça a été une surprise. Durant cette période où je faisais beaucoup de montages et de recherches pour mon diplôme sur la question de l’anonymat, j’ai été confronté à cet objet, l’isoloir, qu’on utilise très rarement, seulement au moment où l’on fait un choix. Personnellement, c’est un objet dont je n’ai jamais fait l’expérience. Il est mystérieux pour moi, comme un gadget qu’on n’a jamais eu enfant. Je voulais démystifier cet objet, le fragiliser, prendre le dessus sur lui.

Garush Melkonyan – Image fxe de la vidéo The Press Conference – 2016 -Installation vidéo de 6 écrans – 18’ © Garush Melkonyan 

Voting Booth, résultat symbolique d’une absence de participation pendant les élections et, The Press Conference, les aveux d’une personnalité politique au côté de sa femme devant la presse : ces deux pièces montrent que vous semblez avoir un certain attrait pour la politique. Est-ce le cas ?  

Soit on aime les choses, soit on ne les aime pas, l’entre-deux nous laisse indifférents. Au moment des élections présidentielles, j’étais aux États-Unis. Petit à petit, on était certain que Trump et Hillary seraient finalistes. J’étais au milieu de cette campagne électorale, je n’étais pas entièrement concerné puisque je n’étais pas citoyen américain, mais je connaissais aussi l’impact que le résultat aurait sur le monde. Pour la pièce The Press Conference, je me suis intéressé à cette manière très protocolaire que les politiques ont de donner des conférences de presse après qu’une chose embarrassante de leur vie privée a été dévoilée. J’ai regardé une quinzaine de conférences sur de grands scandales politiques liés au sexe qui ont ensuite été catégorisés et décortiqués. En les analysant, j’ai réalisé un collage de différents discours n’en formant plus qu’un seul. L’homme politique qui les prend en charge devient un personnage schizophrénique puisque tous ces discours s’entremêlent, se parasitent pour créer une plaidoirie absurde.

Au-delà de la parodie, qu’est-ce que cette pièce nous dévoile ?

Ces discours avaient presque tous la même forme. On commence par des excuses, on dit vouloir changer, ensuite on parle de sa femme. La femme est là, mais elle ne dit rien. Elle est là parce qu’elle apporte une bonne image, mais on se demande si elle a vraiment envie d’être là. Cette pièce dévoile l’absurdité des attentes qu’on a envers les hommes politiques, mais aussi cette obsession américaine pour la perfection. Il faut montrer qu’on a de bonnes valeurs conservatrices de la famille, de la religion et autres. Au final, ces choses, c’est uniquement pour le show.

The Interview se trouve dans cette même lignée de questionnement du discours ?

The Interview est une installation d’écrans formant un parcours. L’écran principal présente une interview entre deux femmes, l’une qui assume le rôle d’une journaliste et l’autre celui de l’invitée, mais on ne sait pas vraiment pourquoi elle est là. J’ai commencé cette pièce à San Francisco, il y avait ce débat au sujet de la « post-vérité » dans les discours de la campagne présidentielle, parce que des choses fausses qui n’ont jamais eu lieu ont été dites. Je voulais filmer une interview qui ne dit rien. Pour cela, j’ai créé une quarantaine de questions, et une quarantaine de réponses de manière très dissociée, mais qui collent un maximum toutes ensemble. Au moment où l’on regarde la pièce, c’est un logiciel qui se charge du montage. Il choisit  aléatoirement quelle question il projette et quelle sera la réponse. L’interview ne s’arrête jamais de se modifier et de se déconstruire sans cesse. Le but est que cette pièce se renouvelle à chaque présentation.

Garush Melkonyan – vue de l’installation The Interview – 2017 – Installation vidéo de 5 projections © Garush Melkonyan  © l’artiste

Que pouvez-vous nous dire sur le titre de votre œuvre The Italian Method et ce à quoi il réfère ?  

Ici deux espaces se confrontent avec une même personne au milieu. Le discours de l’actrice Linda Martinez est une improvisation de faits réels ou imaginaires. C’est dans l’image de la bibliothèque à droite que la prise de son a été faite. Sur l’image de gauche où l’on se concentre sur son visage, puis sur sa bouche, l’actrice a dû mimer ses propres paroles : de ce fait un décalage se crée. Le titre est né de ce décalage issu d’une technique utilisée dans le cinéma d’après-guerre en Italie. Il était difficile et très coûteux de prendre le son à la prise de l’image. Le son et les images n’étaient pas synchronisés puisque les voix étaient enregistrées en studio.  

Garush Melkonyan – Image fxe de la vidéo The Italian Method – 2016 – Installation vidéo de 2 projections – 11’ en boucle © Garush Melkonyan 

Votre personnage porte un accessoire faisant référence à la fois à l’anonymat, mais aussi à un appareil de réalité virtuelle. La réalité est une autre thématique récurrente dans votre travail. Pourquoi la réalité que vous nous montrez est-elle réaliste, mais brouillée, ambiguë ou traitée sous un trait humoristique ?

On ne peut pas juste montrer la réalité. Dès qu’on essaie de l’écrire, il y a toujours une part de subjectivité. Même en essayant de la capter avec une caméra il y a un point de vue qui intervient. La réalité n’est pas quelque chose que je cherche à retranscrire de manière fidèle. Je voulais que ce personnage soit anonyme, mais paradoxalement elle ne l’est pas, car son discours reste personnel et intime. Avec ces deux espaces et cet accessoire, on ne sait plus quel est l’espace du rêve et celui de la réalité.

Pour le 63e Salon de Montrouge, allez-vous présenter une nouvelle œuvre ?

Je vais présenter une nouvelle pièce. Le spectateur sera entouré de quatre écrans verticaux. Sur ces écrans on pourra suivre quatre personnages présentés dos à la caméra. Ils tiendront une conversation téléphonique, et par moments ils parleront tous en même temps. Ce qui importe dans cette pièce c’est qu’ils parleront d’un fait qu’ils ont commis dans le passé, mais on ne sait pas lequel. Donc la pièce cherche ce récit. C’est un prétexte pour créer une sensation de suspense, comme un thriller décomposé. Le spectateur se trouve au milieu de ce dispositif et pense détenir toutes les pièces du puzzle à sa disposition.

Cette volonté de ne pas avoir de trame, d’histoire, ou d’aboutissement dans la narration frustrant le spectateur d’où vous vient-elle ?

C’est une envie d’instrumentaliser quelque chose. Pour moi c’est prendre cet outil qu’est la narration, et l’utiliser contre le spectateur parce que je sais qu’il la cherche.

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