Le parti pris des choses simples, belles et singulières, entretien avec Mark Daovannary 

Entretien de Mark Daovannary dans le cadre de la 62e édition du salon de Montrouge (14 avril 2017).

On perçoit dans certaines de vos œuvres des caractéristiques faisant fortement penser à l’esthétique asiatique mélangée à la culture occidentale, vous vous décrivez vous-même comme une hybridation de plusieurs cultures, lesquelles sont-elles ? Votre art se focalise-t-il sur une culture précise ?

Mes questions en terme d’identité et par rapport à mes recherches d’origines concernent en effet plusieurs cultures. Mon père est chinois, ma mère est vietnamienne tous deux ont grandi au Laos et je suis né en France. Il n’y a pas de traces d’un art précis, car je me nourris de cette hybridation, je ne saurais dire ce qui est chinois, vietnamien, laotien ou français. Il faut dire qu’étant âgé de 26 ans, je suis dans une phase où je me pose des questions, j’ai l’impression que c’est le cas de beaucoup d’amis dont les parents ont quitté leur pays d’origine. Je questionne mes parents et mes origines et je le fais par le biais de l’art.

Vous travaillez sur le rapport identité/identifiable, vos œuvres, sur un ton assez intime, sont-elles caractéristiques d’une certaine introspection sur votre personne avant de parler de sujets plus généraux comme l’identité culturelle ?

Cette question croyez-le, était déjà l’une de mes interrogations et contraintes, je ne veux pas trop me montrer et j’estime que je suis une personne lambda qui n’a pas forcément un intérêt à parler de sa vie. Il s’avère que j’ai découvert, grâce à mon entourage et par la manière dont le spectateur voit mon travail, que tirer des choses de ma vie personnelle pour la tendre à quelque chose de plus général est extrêmement enrichissant. Si une chose m’est très forte en termes d’émotions et de sentiments, dans le cadre personnel et historique de ma famille, je me rends compte qu’on peut amplifier cette émotion pour qu’elle s’étende non pas seulement à mon niveau, mais aussi à celui des autres. J’essaie de m’extraire de ma vie bien que les œuvres qui en parlent sont celles qui ont le plus d’impact.

Vous établissez un lien entre la culture et le temps dans plusieurs de vos œuvres et de différentes manières, soit sur la forme, soit sur le fond (ex : À dans 10 ans, Deux ans de solitude), quels rapports entretiennent-ils pour vous ?

Depuis quelques années, je me rends compte que le temps est une notion qui paraît impalpable et qui s’établit sur nous de manière inconsciente, cette constatation est, en vérité, liée au décès de mon voisin de palier et au fait que j’ai dû me retrouver face à cette personne mourante, j’avais 23 ans, c’était dur. J’ai pu constater à quel point le temps est présent et matériel et cela m’a quelque peu impacté, j’ai à la suite fait beaucoup de pièces sur ce sujet. Un peu plus tard, je me suis rendu compte que la notion de temporalité change, selon les cultures, j’affectionne d’ailleurs un livre d’Edward Hall nommé « La dimension cachée » (un livre sur l’architecture) qui parle de notions telles que le temps et l’espace, variantes selon les cultures. Avec mon hybridation culturelle et mon lieu de vie à La Courneuve, je côtoie un brassage multiculturel immense, j’y porte mon attention et je passe énormément de temps à traiter ce sujet sans me lasser, de ce point de vue la question du temps est partout.

            

 Deux ans de solitude, 2016, Horloges mécaniques, bois, mousse acoustique, © Mark Daovannary

La question de l’étranger dans votre travail a-t-elle une portée politique, car vous paraissez assez engagé sur des sujets de société ?

La politique nous touche tous de manière directe ou indirecte, mais je n’essaie pas de le refléter dans mon travail, un peu comme la religion, il s’agit d’une opinion personnelle qui doit le rester. Il est vrai, par ailleurs, que je vois l’ « étranger » ou l’ « autrui » dans mon quotidien et cela m’affecte, j’ai des sentiments sur ce sujet et je le retranscris. Cependant, je ne fais pas d’œuvres politiques.

On perçoit dans beaucoup de vos œuvres comme Mur du son, Ne t’éloigne pas, Jeu d’enfant et À dans 10 ans des accumulations, sont-elles représentatives du poids du temps et de votre culture sur vous, mais aussi sur votre pratique artistique ?

Je côtoie des accumulations d’objets assez souvent à cause de ma mère, je critique souvent cet aspect bien qu’il puisse m’arriver de l’exploiter dans mon travail. Je ne vois pas vraiment d’accumulation dans mon travail à part dans l’œuvre À dans 10 ans et je ne perçois pas le temps ou ma culture comme un poids sur ma pratique artistique, mais plus comme une ouverture.

    À dans 10 ans, 2013, Pièces de 10 centimes, Brasage d’argent, © Mark Daovannary

Je trouve vos œuvres assez poétiques et douces malgré les sujets abordés (le poids du temps qui passe), que peut-on déduire de ce paradoxe ?

On m’a déjà dit, en effet, que je parais très optimiste par rapport à ces notions de temporalité. Je suis en fait assez agacé par l’image de l’artiste désabusé qui brasse du noir, j’essaye de voir du beau dans des choses simples que tout le monde peut comprendre. Par exemple, dans mon œuvre Pluie de printemps parlant du temps et de la pluie qui s’évapore toujours sans laisser de traces et qui manifeste ma fascination pour l’eau, je laisse une trace de la pluie sur une barbotine de faïence non cuite, cela aura pour conséquence la détérioration de la terre avec le temps. J’essaye de pratiquer le Haïku dans mes œuvres, je suis fasciné par les gens qui trouvent le beau dans des choses simples et « banales ». J’ai d’ailleurs du mal à apprécier les œuvres trop « intellectuelles ».

Dans À bout de souffle, où vous échangez une même bouffé d’air avec d’autres personnes pour recréer un « dernier souffle» qui serait un dernier souffle de vie et dans Vieille branche, lorsque vous abordez le temps, il me semble que vous vous intéressez plus à la finalité d’un temps donner pour l’être qui est la mort, est-ce le cas ?

Je m’intéressais en effet beaucoup à ce sujet, mais ce qui est intéressant, c’est qu’on savoure les choses lorsqu’on sait qu’elles ont une fin, nous avons en général du mal à nous projeter sur du très lointain, on ne voit que sur des journées des semaines et des années, mais si on voyait une finalité à nos actes, on adorerait nos pénibles journées de travail. Dans une citation, Rousseau disait : « j’adore le vin et c’est pour cela que je n’en bois que rarement ». Si on voit de la rareté sur le temps qui passe, on vit mieux.

Sur votre site, il existe une œuvre nommée Théâtre le bleu de mes rêves, qu’est-ce donc ?

C’est un projet fait durant mes études en architecture d’intérieur, je le mentionne sur mon site internet, car c’est un projet qui m’a fait prendre conscience à quel point il est important de voir de la beauté et de la singularité dans les choses. Le metteur en scène Gérard Gallego a réalisé une pièce de théâtre avec des acteurs qui ont des handicaps mentaux, il y avait un jeu adapté à leurs handicaps pour la mise en scène, cela renvoyait une force incroyable. Certains acteurs avaient du mal à retenir le texte, il y avait une interaction entre le metteur en scène et les acteurs qui tournait autour de questions formulées par Gérard Gallego aux acteurs. Par exemple « qu’est-ce que le bleu pour toi ? » d’où la réponse fut entre autres «le bleu pour moi, c’est le ciel, la mer et le casque des gendarmes et le bleu de mes rêves ». Dans toutes ces questions et ces réponses qui sont invalidées par notre regard cartésien, il existe une vérité. Il y avait dans cette pièce un rapport presque enfantin aux éléments, qui m’a fait m’émerveiller devant des questions simples et de belles réponses.   

Dans l’œuvre Tableau abstrait, vous abordez le thème de l’espace, c’est assez différent de ce que vous faites habituellement, car cela démontre une recherche esthétique plus formelle, y a-t-il un lien avec vos sujets de prédilection ou bien est-ce une expérimentation plastique ?

C’est une expérimentation qui date de mes débuts et qui a pu aboutir à un résultat dans ma démarche artistique. Cette œuvre est faite avec des objets du quotidien (emballages et autres) mais si on extrait la définition de l’objet, on peut y voir énormément de belles choses. J’ai d’ailleurs fait mon mémoire sur le sujet des formes simples et universelles et de la manière dont elles s’incarnent ou se désincarnent, en d’autres mots comment elles procurent de l’émotion. Si on extrait l’objet de sa définition et qu’on la dépasse, on sera surpris. Par exemple, un verre d’eau serait un cylindre transparent super beau, il transporte la lumière, imaginez une situation où on montrerait un verre à un homme préhistorique, il trouverait ça fou ! Mais nous ne sommes plus émerveillés dès le moment où on se dit que ce n’est qu’un verre. Cette désincarnation de l’objet tel que je le considère dans mes œuvres a commencé par Tableau abstrait.

 

Tableau abstrait, 2013, Barres métalliques, Plâtre, Feutre, Carton, Tissus divers, © Mark Daovannary

Dans l’œuvre nommée Université Dauphine-il n’y a rien en dessous, le titre doit-il être pris au 1er degré au cas où il évoquerait l’université en elle-même sur un ton ironique ou faites-vous allusion à autre chose comme à l’œuvre d’art en elle-même ?

Cette œuvre génère beaucoup de questions, sans vouloir nécessairement trouver une réponse. Je voulais voir la réaction des étudiants face à une toile blanche et … ils ont dessiné des pénis. En vérité, derrière leurs empreintes, je laisse mon empreinte, donc « il n’y a rien en dessous ». C’est en effet paradoxal, c’est une trace qui apparaît avec la trace d’autres personnes.

Si un parallèle peut être fait entre votre pratique de designer graphique/photographe et votre pratique artistique c’est bien au niveau de la forme de l’image, je trouve en effet que vos sculptures et installations ont un aspect très « propre », lisse et sobre un peu comme vos photographies, est-ce votre volonté propre ou diriez-vous que cela révèle inconsciemment votre style ?

Pour ce qui est de l’aspect très « propre », lisse et sobre, il s’agit d’une affinité plastique que je mets en avant et que j’adore, c’est pour cela que j’ai voulu travailler avec le photographe Nicolas Guérin qui insuffle une force incroyable dans ses portraits de personnalités en se concentrant sur l’intensité du regard.

On remarque que vous avez une pratique pluridisciplinaire, il est difficile de catégoriser votre travail en terme de mouvement ou courant artistique, mais il semble que certaines de vos œuvres soient assez minimalistes, elles se limitent à l’essentiel, les matériaux utilisés sont simples comme dans The old beautifies everything et Pluie de printemps, êtes-vous un artiste minimaliste ?

J’ai du mal à me catégoriser, je trouve que c’est contraignant, j’aime les formes simples, les matériaux bruts, est-ce que cela fait de moi un artiste minimaliste ? Si je rentre dans la définition pourquoi pas, mais je ne tiens pas à être restreint à un mouvement, car c’est assez limitant.

                              The old beautifies everything, 2014, Fer, Lampe, ©Mark Daovannary

D’après les descriptions que vous donnez de vos œuvres sur votre site internet, on a souvent l’impression de lire un journal intime, l’interprétation du public ne semble pas requise, car vous décrivez tout. Vos choix sont bien expliqués comme dans un cahier des charges, votre travail de designer se ressent beaucoup, est-ce donc votre volonté de faire transparaître cet aspect dans votre travail ?

J’ai une grosse déformation professionnelle sur ce type de choses, cela s’est vérifié lors de mes études aux Arts Décoratifs, je suis quelqu’un de très organisé, je fais même des « brainstormings » pour mes œuvres.  Je ne crée pas à partir de rien, je commence par la réflexion. Mon côté designer ressort peut-être dans ma manière de travailler, mais c’est inconscient. Aussi, je décris beaucoup mes réalisations parce que mes œuvres ne parlent pas d’elles-mêmes, elles ne sont pas autonomes, je fais donc tout un travail d’écriture, notamment sur les cartels où les œuvres sont présentées avec un petit poème (haïku). J’ai du mal avec les cartels trop longs, je les lis rarement. Je donne la possibilité au spectateur, lorsque mes œuvres sont exposées, d’avoir différents points de vue : une première impression visuelle autonome, ou bien, s’il fait la démarche de le prendre, un dépliant où figurent toutes les informations sur mon travail est disponible.

Vous êtes acteur de vos performances et parfois, vous êtes même tel un socle pour vos œuvres comme dans Ardère. Vous considérez-vous comme une partie intégrante de vos œuvres ?

J’essaie en fait de m’extraire de mes œuvres. À vrai dire, je n’apprécie pas d’être pris en photo, en vidéo ou le fait de faire des performances, mais si mon corps est le seul média, je l’utilise, car je n’ai pas le choix. Par exemple, pour Ardère, je parle d’une deuxième peau, j’utilise donc mon propre visage, car c’est le meilleur support pour cette œuvre. Il est vrai, néanmoins, que la présence du corps est fréquente dans mes œuvres, d’ailleurs pendant longtemps, je voyais dans l’œuvre Deux ans de solitude deux corps à la place de chaque trotteuse, l’un allant vers le haut et l’autre vers le bas.

Vous cachez dans No word, cassez dans Avalanche et vous découpez dans Traces de 1871, les matériaux dans vos œuvres, vous semblez être dans une démarche de construction/déconstruction, qu’avez-vous à dire à ce propos ?

J’ai eu la chance d’avoir à disposition beaucoup de matériaux durant mes études aux Arts décoratifs et j’ai acquis quelques connaissances techniques, je ne suis pas pour autant un artisan. Cependant, si on prend l’exemple de No word, au lieu de cacher juste avec une feuille, j’utilise ma connaissance dans la métallurgie pour véritablement sceller ce livre avec du métal, ainsi personne ne pourra l’ouvrir. Pour Traces de 1871, je voulais avoir une trace forte et figurative d’un dessin, j’ai donc utilisé une découpeuse laser pour donner une impression spécifique. Je ne me sens pas lié spécifiquement aux mots construction/déconstruction, mais je trouve le médium approprié pour chaque œuvre, si cela nécessite de casser un mur, je casserai un mur.

No word, 2014, Livre, Fer, © Mark Daovannary

 

Avez-vous des influences à revendiquer ?

Effectivement, ce qui m’a fait prendre conscience que je voulais entrer dans le domaine de l’art, ce sont les tableaux noirs de Pierre Soulages. J’ai été à la rétrospective de cet artiste qui a eu lieu il y a quelques années au Centre Pompidou, j’en ai fait une vidéo tellement j’ai été inspiré. Me trouver devant des tableaux qui utilisent la couleur noire et qui orientent la lumière de manière aussi forte m’a fait découvrir une émotion que j’avais du mal à définir par des mots. Je me suis donc dit grâce à ces œuvres que je voulais devenir créateur d’émotions.

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