Entretien avec Constance Sorel

Par Bertille Levent

– Tout d’abord, l’enjeu majeur de votre travail semble résider dans la réalisation d’actions. Est-ce votre unique médium ou avez-vous d’autres pratiques artistiques ?

C’est vrai que ça fait un moment que je fonctionne surtout comme ça. Je vais d’abord écrire des textes qui sont des sortes de protocoles ou de règles du jeu, de projets, d’actions que je vais réaliser et qui vont me mener à des formes plastiques. Ça fonctionne en trois étapes, d’abord une observation de choses du quotidien qui vont m’amener à réaliser une action, et ensuite je réfléchis à comment je peux réaliser la forme. Ce sont souvent des images, mais le texte est une partie importante donc je le conserve, et parfois ce sont aussi des objets ou des installations.

— Vos actions ne sont jamais enregistrées par la vidéo, parfois retranscrites par le dessin, la photographie ou par le protocole écrit en amont. Comme dans le projet Ciel de traîne où vous comparez les différents bleus d’une même impression à la façon dont vous décrivez une personne que vous venez de rencontrer à ceux que vous croisez, fondée sur un souvenir et en fonction de vos interlocuteurs ; la notion de souvenir qui est assez éphémère et imprécise, est-elle une volonté/caractéristique essentielle de votre travail ?

Je n‘enregistre pas avec la vidéo parce que je travaille seule et que je n’ai pas envie de me mettre en scène, qu’on me voit en train de faire quelque chose. Peut-être pour laisser plus de place à l’imaginaire et que quelqu’un puisse réaliser les actions à son tour. Ensuite, j’aime bien essayer de voir dans des choses assez simples, banales quelque chose qui puisse raviver un souvenir ou une émotion.

— Qu’est-ce que le fait de ne pas enregistrer vos actions par la vidéo, mais de les retranscrire par le dessin ou la photo vous apporte ? Pourquoi le faire ?

Quand ce sont des dessins ou des photos, il y a toujours le texte qui les accompagne. Je n’ai pas d’idée précise pour chaque projet, j’essaie de voir ce qui me semble être le plus cohérent pour chaque protocole. J’essaye de trouver la forme qui me semble la plus simple, pas trop tordue ni mise en scène. C’est pour ça aussi que je ne demande pas à quelqu’un de me prendre en photo en train de faire quelque chose, parce que ça rendrait le geste un peu héroïque alors que ce n’est pas le cas. J’essaye de montrer qu’on peut tous le faire en se déplaçant un peu de la réalité, en regardant différemment ce qui nous entoure. Programme par exemple, est une édition des textes qui les regroupe simplement. J’aime le fait que ça puisse exister sans les formes, que ça puisse être indépendant et qu’on puisse imaginer le projet sans le voir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Programme (extrait), 2016, édition, 36 pages

— Vos actions sont toujours réalisées à l’extérieur de chez vous ou de votre atelier, et parfois vous récupérez des objets de villes où vous n’êtes jamais allée comme dans Teresia. Est-ce que les positions géographiques qui vous sont étrangères vous sont importantes ? Que vous apporte le travail à l’extérieur, dans les lieux publics ?

Il y a une dimension d’errance où j’essaye de faire des voyages par procuration, c’est de la rêverie de penser à d’autres endroits sans y être allé, une sorte de voyage tout en restant dans le même lieu. Pour l’extérieur, généralement les actions se déroulent dans la ville, c’est un peu comme ce que je peux faire dans mon quotidien. Par exemple pour Ciel de traîne, je suis allée dans 20 lieux d’impressions différents et je voulais qu’il y ait une interaction avec des gens, mais à qui je demandais de faire leur métier, sans leur dire que c’était pour un projet. C’est une manière de m’approprier des lieux devant lesquels je passe tous les jours sans y faire attention. D’accepter la routine, le quotidien en essayant de jouer avec.
Constance sorel au salon de Montrouge présente une œuvre intitulée Ciel de traîneCiel de traîne.jpg, 2016, 20 impressions laser format A4, au 62e salon de Montrouge
(Crédit photo : https://loeuvreetlatelier.com/blog/constance-sorel-au-62eme-salon-de-montrouge/)

Teresia (voilages de différentes villes), Take care (vêtements trouvés dans la rue, amenés au pressing puis remis à leur emplacement), L’aiguille creuse (le même livre emprunté dans 14 bibliothèques), EBAY (objets qui échappent aux filtres de recherche) ont tous comme point commun des objets d’occasion auxquels vous donnez de l’importance, qu’est-ce qui vous intéresse dans ces derniers ?

Qu’ils puissent raconter une histoire passée. Que ce soit comme un témoin et qu’il y ait aussi un côté fictionnel dedans, qu’on puisse se projeter la vie qu’ils ont eue avant d’arriver jusqu’à moi.

Take care, 2014, photographies, témoignage d’une action

— Avez-vous une âme de collectionneuse ?

Oui, mais ce n’est pas forcément pour donner une valeur spécifique aux objets. En choisissant ce que je veux collectionner, ça devient autobiographique, c’est la démarche qui va créer quelque chose plutôt qu’une volonté de rendre l’objet précieux.

— Vos actions sont toujours en lien avec les réseaux sociaux, les relations, l’échange… Comment voyez-vous ces réseaux, votre place dans ces derniers ?

Je m’en sers comme des lieux du quotidien puisque j’utilise des sites sur lesquelles on va presque tous les jours comme Ebay, ou pour les voilages j’avais trouvé des équivalents dans différents pays du monde. Mais il n’y a aucune prouesse technologique dedans, je fais des choses très simples. J’utilise ces réseaux de manière très commune comme si c’était l’épicerie de mon quartier. Comme j’ai envie d’utiliser les moyens du quotidien, je suis obligée d’utiliser ces biais-là qui me permettent plus d’évasion et d’accéder ou parler à des gens d’autres endroits. Même si ça ne se voit pas à première vue, pour Teresia j’ai dû être en contact avec des personnes différentes, il y a des échanges qui ont contribué à faire ce projet, c’est un peu eux qui l’ont réalisé.

TERESIA, 2016, voilages, série évolutive, dimensions variables

— Souvent vous vous introduisez dans le système en stoppant, vous différenciant, comme dans Coin fumeur (s’introduire dans un groupe de fumeur) ou les photographies des sols dans les lieux où les photos y sont interdites. Est-ce une manière de vous positionner, de dénoncer certains carcans sociaux ?

C’était plus dans une visée d’observer ce qu’on ne voit plus, ce qui semble aller de soi et être normal, mais c’est aussi pour éviter la routine. Ça me fait rire de voir des entreprises qui sont regroupées sur un mètre carré et pas un de plus et d’aller fumer une cigarette avec eux. Eux ne comprennent pas, mais pour les autres personnes qui nous voient, je fais partie de leur groupe et ce sont aussi des interactions sociales qui se jouent juste à quelques centimètres finalement. Là c’est quelques centimètres sur un trottoir qui font qu’on appartient ou non à un groupe.

Coin fumeur, 2014, dessin d’une action

— Vous faites aussi la même chose avec les objets, vous stoppez des phénomènes, comme dans Arcs-en-ciel où vous réunissez les objets qui créaient des arcs-en-ciel dans votre appartement, dans L’aiguille creuse où le roman d’Arsène Lupin ne circule plus parce que vous avez emprunté tous les livres. On y voit de l’ironie. Comme avec votre action Halte où vous louez un emplacement de vide-grenier, mais sans rien y mettre, est-ce que vous éprouvez une sorte d’amusement à travers ces actions ?

Oui c’est un amusement et c’est aussi créer des moments de pause assez infimes qui vont devenir plus importants par leurs côtés fictionnels ou poétiques qu’une absence physique propre.

L’Aiguille creuse, 2013-2014, photographie des livres des 14 bibliothèques parisiennes
Témoignage d’une action

— Finalement, vous posez des questions aux regards des autres parce que vos actions agissent avec le quotidien des gens, ils peuvent se demander où sont les livres, pourquoi un emplacement vide, comment ce vêtement protégé est arrivé dans la rue. Est-ce que vous recherchez ce questionnement de celui qui va s’en rendre compte ?

Oui, j’ai aussi envie par les textes que ce soit des règles du jeu, pas forcément à reproduire, mais qu’on puisse y penser pour questionner un peu plus ce qui nous entoure.

— Est-ce que vous avez la volonté d’inverser « l’importance » des choses par la dérision ? Comme dans Ville d’eaux où vous déplacez l’eau des fontaines pour en faire des flaques et à l’inverse dans Take care où vous donnez de l’importance à un vêtement dans la rue.

C’est un peu comme dans Coin fumeur, changer le statut social d’un objet ou d’un élément juste par un léger déplacement qui peut lui donner une tout autre valeur. C’est un déplacement physique, mais qui montre qu’on peut changer toute la hiérarchie de ces choses juste par l’observation.

— Vous travaillez en quelque sorte l’attente avec L’aiguille creuse, ou du moins vous en crée. C’est aussi un thème qui vous intéresse ? On peut aussi le voir dans Laverie automatique où vous pariez sur la machine qui se terminera en premier.

C’est essayer de maîtriser l’attente ou l’ennui qui normalement ne nous appartiennent pas et qu’on subit. C’est essayer de le voir différemment en le choisissant et non en le subissant.

— Il y a aussi quelque chose de très poétique, très subtil dans votre travail. Une attention particulière aux détails quotidiens. Par exemple, j’ai remarqué une sensibilité à la lumière dans Arcs-en ciel, ou Teresia comme « souvenirs fantomatiques de lumières passées. » La lumière n’est donc pas un médium direct dans votre travail, mais elle reste un sujet important ?

La lumière ou les phénomènes météorologiques aussi puisque c’est le sujet commun dans les discussions, de parler du temps à quelqu’un à qui on ne sait pas quoi dire et avec qui on veut être d’accord. C’est essayer de trouver dans notre quotidien, des lieux communs. Avec la lumière, on peut essayer de voir des signes ou raviver des moments en utilisant simplement un phénomène qu’on ne maîtrise pas non plus. Généralement ce sont les lumières du soleil à des fuseaux horaires différents qui peuvent nous faire penser à des moments ou situations passés. Et ce grâce au sujet que l’on utilise le plus dans nos conversations et que l’Homme ne pourra jamais maîtriser.

Arc-en-ciel, 2016 objets en verre, cristal, ampoules, lampe torche, prismes, miroir, édition


Arcs-en-ciel créés ou apparus accidentellement : http://arcenciel4ruedesapennins.tumblr.com/

— Est-ce que faire des choses inhabituelles est une manière de vous bousculer vous et votre quotidien, autant que les autres ? Comme dans LIEUX PUBLICS (entrer dans un lieu où vous n’allez jamais) ou ŒUVRES DE SALLE D’ATTENTE (aller chez le médecin et lui parler des tableaux de sa salle d’attente). De vous mettre en situation d’inconfort ? Coin fumeurs par exemple, par rapport aux regards des autres ?

C’est un travail qui m’auto nourrit pour essayer de ne pas me mettre tout le temps dans une situation où je suis qu’avec des gens que je connais, dans des lieux que je connais où j’aurais du mal à me nourrir. Là où c’est ironique, ce sont comme des défis, mais pas du tout héroïques, il n’y a rien d’incroyable à faire ce que je fais. Ce qui m’intéresse le plus c’est d’essayer de regarder ce que je connais. Par exemple, il y a deux ans je suis partie six mois au Japon, mais je n’ai pas fait de projet. Bien sûr, j’avais remarqué beaucoup de choses différentes, mais je ne me sentais pas légitime, je ne parlais pas la langue, je ne me sentais pas de faire un projet presque colonialiste dans un endroit dont je ne maîtrisais pas les codes. Je trouve que c’est plus compliqué d’essayer d’observer une boutique qui est dans sa rue, mais dans laquelle on n’est jamais rentré, d’aller observer sa ville. C’est comme rentrer de voyages, c’est toujours facile de dire que dans tel pays ils font telle ou telle chose alors que souvent on est incapable de le dire de sa propre ville. C’est assez absurde, il faut essayer d’avoir un peu de recul sur les choses qui nous entourent, mais sans décontextualiser complètement les actions. C’est seulement, si on prend une routine ou un cercle, se placer à côté pour essayer d’observer, en se déplaçant juste un peu.

— Et en même temps vos intrusions et changements d’habitudes ne sont jamais violents, toujours subtils. Vous ne voulez pas trop brusquer les gens, agir, mais discrètement ? Est-ce que le refus de confrontation direct apporte quelque chose à votre pratique artistique lorsque vous prenez le sol en photo par exemple ?

Je ne veux pas du tout qu’on me remarque en train de faire mes actions. C’est pour ça que je ne fais pas de performance parce que le projet existe davantage par sa retranscription à travers les textes de départ ou les formes plastiques que je vais lui donner ensuite. Et moins dans le moment de l’action que je réalise devant des personnes et non un public averti.
Pour les sols, c’était à la fois braver une interdiction et avoir une collection d’images un peu absurdes parce que c’est un endroit qu’on ne prend pas en photo. C’est finalement ce qu’on oubliera le plus vite quand on va voir une exposition, on se souviendra de l’œuvre qu’on a vue, mais jamais du sol.

Édition, 40 pages

— Voyez-vous une certaine beauté dans le geste « inutile » ?

Les projets vont naître d’observations de choses qui nous sont habituelles et qui peuvent être jugées inutiles, mais dans lesquelles on peut trouver la poésie d’un geste sans fonction. Ils sont liés à mes moments d’errance plus que de survie, à des choses très terre à terre qui impactent sur mes activités citadines, ce ne serait pas la même chose à la campagne.

— Justement, pouvez-vous me parler de Copie (copie recréée avec du fil de couture) et de Le Monde (recréer le journal avec les parties blanches) ?

Ce sont des choses que j’ai faites avant lorsque j’avais une pratique plus directe avec les matériaux sans rédiger les protocoles à l’avance. Je faisais beaucoup de broderie, surtout en première année des Beaux-Arts. J’avais fait une copie vierge cousue, j’essayais de faire des broderies en 3D aussi. C’était un travail de patience qui peut être lié à ce que je fais aujourd’hui par l’ironie qui s’en dégage : faire quelque chose de minutieux qui demande beaucoup de temps pour arriver à un résultat très simple sans être grandiose après un tel effort.
Le Monde c’est à peu près la même chose que pour Copie. Beaucoup de patience pour arriver à créer une absence avec de la concentration et du temps. Comme quand on veut oublier quelque chose, quelqu’un ou un moment, on va passer beaucoup de temps à travailler dessus pour arriver à faire page blanche.

 

Copie, 2012, feuille A4, fils de couture

— Finalement, pour en revenir aux souvenirs, l’absence d’image dans Le monde, Te décommander (vidéo noire sous-titrée avec excuses d’annulation), les photos hors champ dans les musées… et l’absence d’images par la vidéo est-elle une manière de laisser l’imagination de chacun s’exprimer ?

Oui, et dans Te décommander, les sous-titres sont écrits en italique parce que c’est dans les codes du cinéma quand le personnage n’est pas présent à l’écran. Il y a une part de fiction dans ce projet parce que j’imagine que dans ces excuses il y en a qui étaient fausses, il s’agit donc de mêler le côté véridique de certains messages que j’ai reçus et retranscrits avec le doute de leur véracité. C’est comme un dialogue de sourds dans le film, muet et sans image.


 

Te décommander, 2015, vidéo 6 minutes (boucle)

— Vous éditez beaucoup vos projets dans des livres de photos ou de protocoles. Quel est votre rapport avec l’édition ?

Programme m’a permis de pouvoir me rendre compte de comment je travaillais. Je ne n’avais pas forcément réalisé au début que tous ces protocoles pouvaient exister seuls, ça me permet de faire des bilans aussi et j’aime le fait que ça puisse exister de manière textuelle, sans les formes. Pour certains projets je peux trouver que l’édition peut être la forme plastique la plus adaptée comme les photos des sols que j’ai réunis dans un livre, c’était la forme que j’avais envie de leur donner.

 

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