Entretien avec Benjamin Sabatier

Propos recueillis par Hamza Nasri

Benjamin Sabatier. Sac 7 — 2016, ciment, barre en acier et poutre, 137 x 36 x 106 cm Galerie Bertrand Grimont

Benjamin Sabatier, vous êtes artiste, enseignant à l’Université Paris 1 – La Sorbonne et vous avez fondé IBK (International Benjamin’s Kit) en 2001. Au-delà de ces informations, pouvez-vous nous parler de votre pratique artistique, des matériaux que vous utilisez pour créer et des problématiques que vos œuvres posent ?

La question est à la fois simple et en même temps complexe, puisque cela fait longtemps que j’ai une pratique artistique et que celle-ci évolue dans le temps. C’est donc pour ça qu’il y a peut-être une pensée qui se cristallise au fil du temps et arrive à se construire non pas une identité artistique, mais une construction artistique. En tout cas, ce qu’il faut comprendre, c’est que ma pratique artistique a débutée par de la performance et par la création de l’entreprise IBK, tout cela pour des raisons pragmatiques puisqu’au départ les performances et les œuvres en kit avec IBK, ou les œuvres plus conceptuelles, étaient plutôt liées à des questions de l’espace et de possibilité de création.

Au début de ma pratique artistique, je n’avais pas d’atelier de grande envergure, et je travaillais dans mon appartement. Je n’avais donc que de petits espaces de travail. Le fait de pouvoir travailler sur des formes éphémères, performatives ou conceptuelles s’est donc imposé à moi puisque c’était beaucoup plus facile et que je n’avais pas réellement besoin d’atelier pour les mettre en place. Mais au fil du temps, du fait que mon travail avait plus de visibilité et que j’arrivais à engendrer un certain financement dans cette visibilité, c’est-à-dire des ventes ou des rémunérations par les institutions, je pouvais louer des espaces de travail de plus en plus grands. Et ces grands espaces m’ont permis de développer des problématiques liées à l’espace, et donc d’agrandir aussi mes créations, c’est-à-dire de passer de quelque chose d’éphémère à quelque chose de beaucoup plus solide, comme à la sculpture. J’ai toujours eu une pratique d’atelier, même si je faisais des choses un peu plus conceptuelles, et j’ai toujours eu un rapport à la matière, aux matériaux, au monde environnant et ce que je peux lire à travers toutes ces années de pratique, c’est que j’ai toujours essayé de garder des matériaux qui m’étaient proches, mais, en m’étant proches, qui sont aussi proches des gens qui les regardent. Puisque j’utilise des matériaux pauvres, ou en tout cas disponibles en grand nombre, qui ne demandent pas un grand apprentissage pour pouvoir les maîtriser, mais qui m’entraînait dans des découvertes parce que je les appréhendais à chaque fois comme quelque chose de neuf, et que j’essaye d’en trouver les potentialités pour pouvoir développer des sculptures, des installations, des vidéos et ainsi de suite.
Nous sommes par exemple actuellement dans mon atelier à Paris, et nous pouvons voir qu’entre du carton, du béton, ou encore du bois il n’y a pas de matériau précieux comme peuvent l’être le bronze, l’aluminium, ou d’autres choses de cet ordre-là. Il s’agit donc là d’un point visible dans mon travail artistique, mais c’est aussi presque une éthique de travail dans le sens où le spectateur, en se confrontant à l’œuvre, reconnaît déjà le matériau utilisé et arrive à en comprendre les enjeux plastiques sur la matérialité, mais aussi à en concevoir les processus de production. Car une des démarches de départ était que tous mes gestes de production étaient reproductibles par chacun.
Par exemple, une des performances qui a commencé à me faire connaître dans le milieu parisien est la performance intitulée 35 h de travail qui a eu lieu au Palais de Tokyo en 2002 et dans laquelle je taillais des crayons pendant trente-cinq heures (sept heures par jour pendant cinq jours), et tous les jours je changeais d’espace en laissant les chaises et les épluchures de crayon dans l’espace du Palais de Tokyo, ce qui crée un parcours et une espèce d’installation processuelle. Mon geste était donc répétitif, mais en même temps tout le monde pouvait le faire puisque tout le monde le produit ou l’a déjà produit une fois dans sa vie. Cette idée-là était importante pour moi, puisqu’il s’agissait de travailler à partir d’un quotidien partagé par tous et, par le temps, d’engager des réflexions importantes au niveau sociologique, politique et culturel.

Il y avait donc au départ des problématiques d’espace qui m’ont engagé sur des formes particulières ainsi que des problématiques où je m’inscrivais moi-même dans les grands questionnements sociétaux. Par exemple, au moment où j’ai fait la performance 35 h de travail en 2002, c’était le moment où la loi des 35 h qui a été votée en 1999 est mise en place pour toutes les entreprises en 2002. La loi avait déjà trois ans d’existence, mais l’année 2002 est le moment où toutes les entreprises y passent. Donc je me suis posé la question, en tant que jeune artiste, ce qu’était de travailler, ce qu’était que 35 h de travail, et si je pouvais matérialiser par un geste cette quantité de travail. Mais cette performance était aussi une réflexion sur mon statut de jeune artiste débutant, avec une certaine reconnaissance par les institutions, puisqu’il s’agissait pour moi de se poser la question suivante : « Qu’est-ce que travailler pour un artiste ? » car j’avais toujours l’impression de travailler puisqu’en tant qu’étudiant et que plasticien je passais du temps dans mes productions, à me poser des questions, à mettre en place les processus. Mais pour mon entourage, ou même pour la société, je ne travaillais pas parce que j’étais artiste, que je choisissais mon temps, que j’avais choisi mon activité professionnelle. Pour eux, je ne travaillais pas parce que je ne subissais pas mon activité, alors qu’à certains moments on la subit aussi parce qu’on se donne des objectifs et qu’on a du mal à les atteindre, ce qui fait qu’on est toujours en train de négocier en parallèle pour trouver des chemins de traverse pour arriver à des résultats. Donc on doit toujours jouer sur une certaine ambivalence, en tant que plasticien, et cela me permettait de me positionner en tant qu’artiste dans la société par rapport aux grands questionnements sociaux en apportant une réponse par la pratique.

Pour en revenir à la création de l’entreprise IBK, il s’agissait du même système. C’était en effet ma première exposition en galerie, et je me suis posé la question de ce qu’était une exposition en galerie. Car une exposition en galerie, ce n’est pas une exposition dans un lieu public tel qu’un musée ou l’extérieur puisque les œuvres sont à vendre. En galerie, la dimension esthétique de l’œuvre se double de sa dimension commerciale, puisque quand les gens entrent dans une galerie ils peuvent acheter les œuvres présentées. On peut certes appréhender les œuvres de manière plastique et esthétique, mais on peut aussi les appréhender de manière commerciale, et cela crée une ambiguïté. Et la création de l’entreprise IBK, c’était un moyen pour moi de questionner et de prendre position par rapport à cette problématique de la commercialisation et de la consommation de l’œuvre d’art.

Oui, parce que ce qu’il faut toujours bien comprendre, c’est qu’une galerie est un magasin qui vend des œuvres d’art ?

Exactement. Et ce même s’il y a toujours cette dimension esthétique, puisque les œuvres sont là pour faire comprendre la démarche de l’artiste, les galeries sont aussi et surtout là pour gagner de l’argent et vendre des œuvres d’art.

Cela signifie donc que dans votre pratique artistique en terme général, il y a toujours une visée sociale et politique ?

Oui, toujours, parce que comme les pratiques artistiques, si elles sont sincères, ressemblent normalement aux ambitions personnelles des artistes qui les produisent, elles engagent aussi avec eux tous les questionnements propres à chacun des artistes.
Pour moi, la poursuite d’une existence est une sorte de vision d’essayer d’atteindre le bonheur, donc les questionnements sociaux me semblent extrêmement importants.

Lorsque j’ai évoqué il y a quelques instants l’entreprise IBK que vous avez fondée en 2001, vous avez parlé d’un kit. Et quand je pense à ce kit, je me dis qu’il y a peut-être dans votre pensée la volonté de démocratiser l’art, ce qu’on retrouve déjà dans les années 1960 aux États-Unis avec l’art conceptuel, et cela est intéressant puisque votre pratique tourne aussi autour de ces ambitions-là. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Les matériaux que j’emploie sont accessibles et reconnaissables par chacun, donc il y a déjà ici une approche « démocratique », même si le terme est peut-être un peu galvaudé aujourd’hui. Avec le kit IBK, il y a une ambiguïté dans le sens où cette œuvre pose la question de ce qu’est une œuvre d’art à l’âge de l’économie mondialisée, qu’elle est légère, facilement stockable, transportable, et facilement reproductible. Et en plus je n’avais pas à la fabriquer puisque c’était directement au collectionneur de le faire lui-même. Tout ce que je faisais, c’était donner les outils pour pouvoir fabriquer ce kit.
Ce kit IBK est assez simple puisqu’à l’intérieur se trouvait un processus que le collectionneur se devait de respecter. Il s’agit en fait d’une boîte en carton à l’intérieur de laquelle se trouvent des outils de fabrication que j’ai inventé pour pouvoir faciliter le montage, un patron de montage, un système de montage multilingue avec des schémas de fabrication, l’image de l’œuvre à produire, et pour la première exposition des œuvres IBK il s’agissait simplement de punaises colorées. Au départ, il s’agissait là d’une réflexion sur la picturalité, et cela crée une sorte de distance avec l’auteur, ce qui signifie que la touche était industrialisée puisqu’il s’agissait de petits points de couleur avec une palette choisie par le manuscrit de production de masse de ces dites punaises colorées. Et pour moi il s’agissait là d’une sorte de pointillisme à la manière de Georges Seurat, mais contemporain, c’est-à-dire une sorte de détournement un peu humoristique. Il n’y avait donc plus ce geste de l’artiste reconnaissable puisque cette touche est purement industrielle. De ce coup, la dimension singulière de l’artiste s’extirpe de l’œuvre, et nous n’avons pas la touche particulière de l’artiste si ce n’est peut-être dans le choix de la forme. Mais en même temps je choisissais les formes dans l’histoire de l’art du XXe siècle, c’est-à-dire dans la peinture abstraite ou formaliste, que je modifiais en inventant des formes plus ou moins référencées à l’histoire de l’art, et je donnais aussi les moyens au collectionneur et au spectateur de pouvoir acheter l’œuvre. Mais s’il voulait pouvoir en profiter chez lui, il devait la refabriquer, et donc passer du temps à la reproduire avec un geste répétitif de plantage d’entre mille et dix mille punaises à planter in situ sur le mur.
L’autre chose était aussi, par rapport à cette réflexion sur la peinture, la possibilité grâce à ce kit de pouvoir reproduire l’œuvre ailleurs. Puisque comme elle est in situ et fabriquée directement sur le mur, le collectionneur pouvait la déplacer et la reconstruire une seule fois. Parce qu’à partir du moment où on ouvre la boîte du kit IBK, qu’on commence à ouvrir les sachets et à utiliser tous les outils, on abîme ce qu’on a acheté. En ce sens, le collectionneur profite de la délectation de l’œuvre à regarder parce qu’il l’aura fabriquée chez lui, mais en même temps il a perdu l’objet d’achat, c’est-à-dire l’objet qu’est le kit. Il ne pourra donc plus rien revendre dans l’état d’origine. Cela pose alors une question, et c’est ce qu’on voit par exemple dans la collection des jouets anciens, puisque si un collectionneur a le jouet ancien dans une boîte inviolée, ce jouet coûtera beaucoup plus cher que l’objet qui a été utilisé ou que l’objet dont la boîte a déjà été ouverte. Il s’agit de la même ambiguïté qui est mise en place par ce kit IBK puisqu’il engage des réflexions sur la collection et sur la conservation de l’œuvre d’art, à savoir : « Est-ce que pour profiter de l’œuvre picturale et visuelle, je dois la construire ? », et en même temps c’est une délégation puisque nous pouvons nous demander s’il s’agit là d’une démocratisation de l’art. C’est une démocratisation dans un sens puisque si le spectateur veut pouvoir profiter de l’œuvre il va devoir passer à l’action, mais cela avec une marche de manœuvre extrêmement réduite puisqu’il n’a aucune action réelle sur la forme visuelle de l’œuvre. Par contre, cela engage une réflexion de la part du collectionneur, à savoir qu’il peut se demander si, en tant que collectionneur, il ne peut pas garder l’objet dans sa forme d’achat plutôt que de reconstruire l’œuvre.
Lors de la première exposition dans laquelle je présentais mes kits IBK, il y avait trente-trois modèles à vendre, et chaque modèle existait en trois exemplaires. Il n’y avait que dix modèles exposés, et les autres modèles étaient disponibles sur catalogue. Les gens choisissaient donc leur modèle sur le catalogue, et si ça les intéressait ils pouvaient l’acheter et repartir directement dans l’exposition. J’avais donc un peu grimé la galerie d’art en magasin, puisque c’était là tout le concept du projet.

Vous avez donc choisi de garder cette dimension commerciale de l’art en présentant certains de vos kits IBK dans un catalogue qui agit ici comme un nouvel outil de médiation et d’exposition, comme un nouvel outil institutionnel ?

Oui, c’est vrai que dans chaque lieu dans lequel j’agissais au début de ma pratique, le lieu d’exposition devenait presque un sujet à résoudre ou un questionnement.
Quand j’ai fait la performance 35 h de travail au Palais de Tokyo en 2002, je n’ai pas fais ces 35 h de travail parce que j’avais forcément envie de faire cette performance-là, mais parce que le Palais de Tokyo s’est imposé à moi en me faisant une proposition, et que cela m’a amené à me poser la question de ce que je pourrais faire dans ce lieu de culture qui ressemble à une sorte de gros workshop incroyable avec des sculptures monumentales glamours. J’essayais donc de prendre un contre-pied, et de faire une performance qui a un sens par rapport à l’époque politique, sociale et culturelle dans laquelle on vit, mais en même temps cette performance questionne aussi le lieu. C’est d’ailleurs pour cela que je me suis promené dans l’institution et que ma performance changeait d’espace chaque jour. J’ai commencé par un restaurant, puis je me suis mis à côté des œuvres présentées à côté desquelles je restais 7 h par jour afin d’y faire mon geste répétitif : tailler des crayons.
En ce qui concerne les peintures en kit de la société IBK, c’est exactement la même chose. C’est parce qu’il y a la proposition en galerie que cette œuvre prend du sens. Dans un musée, le sens aurait été légèrement différent puisque les œuvres n’auraient pas été à vendre. Du coup, cela a enlevé une dimension qui avait été prise en compte au départ de la fabrication et de la conceptualisation de l’œuvre. Il y a donc plusieurs contingences : les propositions d’exposition par rapport à des lieux particuliers entraînent des réflexions particulières qui transforment le sens et la forme de l’œuvre, et il y a ensuite cette problématique personnelle, à savoir que les espaces dans lesquels je travaille me donnent des possibilités pour pouvoir engager des réflexions sur la forme, la matière, la dimension et l’échelle des œuvres.

Donc à l’origine, vous avez déjà des problématiques sur votre travail, mais c’est aussi au moment où une institution vous propose de faire une œuvre que votre réflexion évolue ?

Au départ, complètement. Tout cela dans une possibilité de s’adapter au lieu, mais aussi dans une découverte de mon travail d’artiste que je mettais en place, parce que tant que nous ne sommes pas confrontés à ces problématiques-là, elles n’ont pas lieu d’être.
À partir du moment où une grande institution vous propose un projet, vous pensez d’emblée à ce que vous allez pouvoir faire dans leurs locaux, ce qui n’est pas le cas s’il s’agit d’une exposition collective et que cette institution sait exactement par quelle(s) pièce(s) de votre répertoire elle est intéressée. Les choses se sont construites de cette manière pendant plusieurs années, et cela fonctionne comme une sorte de parcours d’apprentissage pour essayer de comprendre ce qu’est l’œuvre d’art et la création à travers une pratique artistique. Au fur et à mesure, j’ai réussi à m’approprier ce type de questionnements pour ouvrir les perspectives de création, mais ces réflexions sont restées sous-jacentes à tous les autres processus de ma pratique.
Par contre, la dimension « do it yourself » qui est présente dans les kits IBK a pris aujourd’hui une importance beaucoup plus grande, ce qui devient un positionnement mimétique. Et les matériaux que j’engage dans mes réflexions plastiques ont une portée politique et sociale, et cela me permet de me positionner en tant qu’individu sur une certaine compréhension du monde.

Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous est venue la création du logo IBK, et ce que ce dernier signifie ?

Je me demandais ce qu’était une œuvre à voir et qui se vend, et cela a défini la forme des kits IBK. Dans cette problématique est arrivé le logo et le nom d’IBK, puisque ce nom n’existait pas avant. Et pour éloigner mon nom et entrer davantage dans une dimension commerciale pour copier les systèmes de production de grande consommation comme Ikea Habitat, ou de production d’objets, j’ai créé une marque qui ressemblait dans la prononciation à « Ikea ». J’ai donc repris le logo d’Ikea que j’ai inversé de manière à ce que cela donne une ellipse dans un rectangle, et j’ai matérialisé l’ellipse pour y mettre les trois lettres « IBK » en négatif, et j’ai ensuite repris les typographies des caisses de transport d’armes de l’armée américaine qui sont des pochoirs. Mais en même temps, le logo de la société IBK est une appropriation de l’IKB (International Klein’s Blue) d’Yves KLEIN dont les lettres ont été inversées pour faire IBK (International Benjamin’s Kit). Le « Benjamin » du logo de ma société IBK remplace le « Klein » de IKB, mais en même temps mon prénom apparaissant dans le nom de ma société faisait référence à Walter Benjamin et à la question de l’auteur comme producteur, c’est-à-dire à ce que ça fait aujourd’hui qu’être un artiste dans le capitalisme et dans le libéralisme. Et pour Walter Benjain, dans les années 1920, il s’agissait de se poser ce type de questions, à savoir ce qu’est être penseur et artiste dans le capitalisme naissant et se développant de plus en plus.
Mais le nom IBK a aussi bien sûr un rapport avec la question de la reproduction parce que Walter BENJAMIN se pose cette question dans son ouvrage éponyme L’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique. Le nom de ma société a donc engagé des réflexions à la fois entre histoire de l’art et commercialisation de masse, et en même temps avec un référent très fort à l’histoire contemporaine et avec Yves KLEIN, tout en sachant qu’Yves KLEIN est un de ces artistes qui a le plus posé la question de la valeur commerciale de l’œuvre, comme lors de son exposition dans laquelle il a présenté en Italie plusieurs fois le même tableau peint en bleu, mais dont les prix étaient différents. Ces questions de la valeur commerciale qui existaient à la fin des années 1950 et au début des années 1960 sont des questionnements qui m’intéressent et que je me suis appropriés à mon époque, c’est-à-dire la commercialisation de masse, les problématiques de transport et de stockabilité des œuvres entre l’atelier et le lieu d’exposition de la même manière qu’Ikea s’est posé ce type de questionnements là.

Vous disiez il y a quelques instants que vous réfléchissiez dans votre pratique au côté contextuel et sur le lieu d’exposition. Et si on devait faire un rapport à l’histoire de l’art contemporain, cela me fait rappeler les sculptures monumentales de Carl Andre qui font parti intégrante du lieu et du monde, et qui agissent de ce fait comme un environnement. Vous positionnez-vous dans la même réflexion à travers vos sculptures notamment ?

Dans mon travail, je me pose la question sur la manière dont mes œuvres vont dialoguer avec l’espace, et les problématiques de l’environnement peuvent être prises en compte. Carl Andre fait partie des sculpteurs contemporains qui me portent particulièrement, au même titre que le travail de Brancusi a porté la réflexion de Carl Andre. La dimension de l’environnement est donc prise en compte dans mon travail, et d’ailleurs, si je reviens sur l’exposition des kits IBK, la galerie était un environnement parce qu’il s’agissait d’un concept qui prenait en charge les « cadres de l’œuvre », c’est-à-dire la galerie comme lieu en plus de l’espace commerciale et l’œuvre transportable et achetable.

Pouvez-vous nous parler de l’exposition de « La FIAC hors les murs » que vous avez faite il y a plusieurs années ?

J’ai fait plusieurs expositions avec la « FIAC hors les murs » : une en 2012 sur les quais de Seine, et une en 2014 au Jardin des Plantes. Ces deux projets étaient des projets contextuels puisqu’on m’a proposé, pendant la FIAC, de pouvoir exposer sur les quais de Seine en 2012 et quand cette proposition m’est faite on m’attribue un emplacement à partir duquel j’ai du faire une proposition artistique. Je m’adapte donc forcément au lieu, et j’essaie de produire une œuvre qui aura du sens par rapport à celui-ci, surtout qu’ici le lieu est extrêmement difficile puisque l’emplacement était très long, sur du béton, et qu’il fallait que je contraste avec le lieu pour pouvoir exister. J’ai donc décidé de faire une sculpture de 15 mètres de long, comme une sorte de playground, comme une sorte de parcours.
Et en ce qui concerne la « FIAC hors les murs » en 2014 au Jardin des Plantes, on me propose donc ce lieu et on me demande de produire une œuvre pour répondre au lieu qu’on m’a assigné. Le lieu devient donc à un moment donné le moteur de la fabrication de l’œuvre.

Comment votre reconnaissance artistique s’est-elle construite ?

Après mes études, j’ai rapidement fait la performance 35 h de travail au Palais de Tokyo autour de laquelle il y a eu une certaine médiatisation. Les choses se sont enchaînées naturellement par la suite, puisque j’ai commencé à recevoir un certain nombre de propositions de la part des institutions.

Face à vos sculptures qui mêlent différents matériaux (comme le bois, le béton, des sacs de ciment, du fer, de la brique et encore bien d’autres matériaux trouvables sur des chantiers), nous sommes toujours face aux questionnements suivants : « Comment les choses tiennent ? », « Comment les choses sont faites ? » et « Comment les choses fonctionnent ? ». Ces questionnements-là sont-ils des interrogations que vous voulez que le spectateur se pose, ou s’agit-il de problématiques qui ont alimenté votre propre réflexion artistique ?

Il s’agit là de questions que je me pose moi-même quand je crée mes sculptures, à savoir « Comment vais-je faire tenir les choses ? », « Comment vais-je le porter ? », « Comment vais-je imbriquer les éléments entre eux ? », etc. parce que je suis dans la découverte. Et les questions que l’on peut se poser face à mes œuvres m’intéressent particulièrement. Il y a là une sorte de « démocratisation » de l’art parce que l’analyse de l’œuvre d’art fait intervenir des sensations, mais aussi la compréhension de ce que l’on a sous les yeux. Si nous reconnaissons les matériaux et les formes, et que nous essayons d’imaginer les processus, nous avons déjà la première appréciation de l’œuvre, donc je trouve qu’il y a déjà là une sorte de partage. En ce sens, le spectateur joue là son rôle de spectateur parce qu’il est attiré par les matériaux qui sont mis en jeu et essaie déjà de les comprendre, et puisque nous sommes dans les arts matériaulogiques dans mon travail c’est la première appréciation de l’œuvre qui permet d’aller beaucoup plus loin dans l’interprétation.
Mais en même temps, les artistes sont toujours les premiers spectateurs de leur œuvre parce qu’ils les voient émerger et que c’est eux qui prennent les décisions pour essayer d’en voir la finalité. C’est ce qui m’intéresse dans la création. Le travail d’atelier m’intéresse de plus en plus parce que je m’aperçois qu’entre ce que je décide de faire et ce que j’ai fait, il y a une marge énorme. Et c’est cet écart entre le projet et l’objet produit qui va créer du sens, et c’est en ça que l’œuvre nous échappe aussi. Je vois l’œuvre se faire sous mes yeux.

Nous sommes ici dans votre atelier à Paris, et je vois plusieurs croquis de vos œuvres. Pouvez-vous nous expliquer comment se déroule la conception de vos créations ?

Mes œuvres peuvent être des rencontres avec des matériaux ou des formes ready-made, des objets trouvés, etc. qui peuvent engager la production d’une œuvre d’art, mais il y a en même temps ce jeu où on accumule les objets trouvés et les matériaux. Et avec ça, va se cristalliser quelque chose à un moment donné pour pouvoir passer à la réalisation d’une œuvre.
Les dessins sont faits en amont et agissent comme une vision de ce que j’aimerais bien faire au moment où je sens que j’ai des intuitions par rapport à ces formes-là. Donc j’accumule les croquis, et au fur et à mesure je les accroche dans l’atelier comme on peut le voir ici. On peut voir dans l’atelier dans lequel nous sommes des dessins et des photographies que j’ai accrochés parce que je veux les avoir sous les yeux pendant un moment pour essayé de continuer ma pratique, comme s’il s’agissait d’une sorte de série, comme si je n’étais pas aller au bout de mes œuvres et que je n’avais pas encore trouvé ce que je voulais faire à travers ça. Mais en réalité, les croquis se réalisent rarement. Et souvent les croquis sont des œuvres qui ne verront jamais le jour, mais il arrive parfois que deux croquis que j’ai faits s’enchevêtrent pour pouvoir former quelque chose d’intéressant. Mais le dessin est le premier rapport à la pensée artistique, puisque c’est la première fois où nous pouvons matérialiser réellement une idée, et du coup nous pouvons nous poser la question de ce que cela fait de matérialiser en volume une idée que nous avons déjà matérialisée en dessin. Le dessin est donc peut-être le moteur de ce qui va engendrer le passage à l’acte de la fabrication, et c’est au moment où je me rends compte qu’un dessin revient régulièrement que je me dis qu’il faut que je passe à l’action. Je commence donc à me poser des questions, à réunir des matériaux pour passer à l’action, et peut-être que rien qu’en réunissant ces matières premières j’en trouve d’autres, ce qui m’amène à passer à autre chose, ou bien grâce au mode de fabrication que je commence à mettre en place, je trouve d’autres solutions et d’autres formes arrivent dans ce processus là.
Il y a des choses qui ratent à un moment donné, le but du jeu étant de maîtriser ce qui est raté pour que cela tienne le coup. Dans ma pratique, il n’y a pas de déchets et je ne mets jamais rien à la poubelle.
Il m’est déjà arrivé de faire des pièces dans mon ancien atelier à Fontenay, et de les laisser de côté en me disant que cela n’avait aucun intérêt, et de repasser à côté plusieurs mois plus tard en me disant que cette forme a finalement quelque chose d’intéressant. Et il m’est aussi déjà arrivé de récupérer quelque chose qui faisait partie des déchets, ou en tout cas des formes qui n’étaient pas exposables sur le moment, et de les prendre pour les accrocher directement dans l’exposition en me disant que cette forme était finalement réussie. Il faut parfois du temps. Parce que comme ce n’est pas quelque chose qui est complètement prévu dès le départ, il faut peut-être du temps à mon regard pour s’habituer pour me dire qu’en fait telle ou telle forme faisant partie des déchets est intéressante, et que cela vaut le coup.

Vous utilisez dans votre pratique des matériaux que nous pouvons retrouver sur les chantiers. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, j’utilise des matériaux que nous pouvons retrouver sur des chantiers. Dans ma pratique, il y a toujours ce rapport au travail, au fait de considérer une œuvre comme un chantier en perpétuelle construction, au même titre que l’on construit un bâtiment sur un chantier. Il y a donc toute cette dimension processuelle, à savoir que l’œuvre est son processus de fabrication.
Je pars donc de matériaux de construction pour engager une réflexion sur cette dimension processuelle, étant donné que nous sommes toujours dans le tas, les pots de peinture, le béton, le plâtre, le bois, etc. Et tout ça, ce sont des matériaux qui convoquent dans ma pensée la dimension de fabrication et de chantier, et bien entendu la question de travail. Les matériaux sont donc porteurs de sens, et leur interprétation nous emmène sur des perspectives précises.

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