Entretien avec Lucy Watts

Par Bertille Levent

— L’idée principale de votre travail est de s’inspirer des faits de la vie quotidienne à travers les journaux, affiches publicitaires, statistiques, l’invasion des études marketing… Y a-t-il eu un fait, un moment où vous en avez vraiment eu marre de la pub et des sondages ? 

Je ne sais pas trop pourquoi je suis venue à travailler dessus, c’est une réaction au quotidien, à l’environnement. Les artistes s’emparent du monde qui les entoure et le réinterprètent à leur façon en s’intéressant aux paysages par exemple, moi j’avais envie de réagir par rapport aux flux d’images, d’informations. C’est un positionnement face à ça.

— Sur votre site internet, vous avez d’ailleurs constitué une archive avec des dessins reprenant les unes des journaux pour chaque mois de l’année en révélant, par le simple dessin des informations, l’absurdité des événements de notre quotidien. Pensez-vous reprendre un jour ce principe dont les sujets sont finalement infinis ?

La première page de mon site internet s’appelle « la Une » simplement parce que c’est le premier aperçu et que je voulais une image qui change régulièrement, même si aujourd’hui elle n’a pas été modifiée depuis un moment. De plus, je voulais une organisation ludique pour ma page internet, qu’il y ait un labyrinthe dans lequel on se perd. La rubrique archive est faite par mois alors que ça n’existe pas. Ce sont des petits dessins vite faits, des pensées, des annotations sans logique de temps.

— Vous ne travaillez pas que sur le dessin, médium majeur de votre travail, mais l’écriture a aussi une place importante. Notamment lors d’une résidence en août 2015 à l’espace culturel de Gurgy où vous vous intéressez à la relation entre message écrit et porté lors de manifestations. Quel sens attribuez-vous à l’écriture dans votre travail ?

À partir du moment où on écrit à la main, où on dessine, on a une position en tant qu’individu. Lors de cette résidence, j’ai retranscrit avec mon écriture des phrases ou des dessins, puisqu’une écriture manuscrite est inimitable comme un dessin difficile à copier. En prenant des informations et en les réécrivant à la main, je me les approprie, je mets une distance avec l’information par ce geste, ce qui me permet d’avoir un regard critique sur ça.
Tout ce qui est dactylographié a été émis par des logiciels, par des scientifiques, des experts sans remise en question alors que le dessin met un filtre sur l’information par sa maladresse et le fait qu’il ajoute de l’humour.

— Mais le dessin peut parfois être ambigu et laisser une autre interprétation que la pensée initiale ?

Il y a plusieurs degrés de lecture dans une image, chacun à son langage culturel, ça ne me dérange pas.

— Quel a été votre projet lors de cette résidence ?

J’y ai été invitée, près d’Auxerre, et une question s’est imposée à moi : comment travailler sans mes machines habituelles ? Je me suis donc initiée au cyanotype, une technique de photographie plus ancienne que l’argentique où un produit chimique devient cyan avec la lumière. Je voulais aussi travailler avec un autre support que le papier, j’aimais la fragilité du tissu et j’étais intéressée par l’objet de la bannière. J’en ai donc produit onze avec des slogans, que j’ai dû coudre parce que j’étais limitée par la taille de la table d’insolation. J’ai travaillé sur le rapport texte/image, le slogan brandi dans l’espace public lors de manifestations. Le texte devient du dessin par l’écriture manuscrite personnelle, lié avec le message énoncé dans la rue avec force.

« Everything is ok, please continue shopping », 2016, L’Yonne-en-scène centre d’art contemporain

— Vous me parlez du rapport texte/image, qu’est-ce qui vous importe dans cette association ? 

Ce qui m’intéresse c’est le décalage produit entre l’image et le texte. Le texte apporte une autre dimension et une autre interprétation, il vient compléter, éclairer. C’est ce qui fait la richesse de l’illustration et du dessin. Dans la tradition du dessin humoristique par exemple, la légende vient toujours un peu casser l’image et apporter une autre dimension, soit humoristique, soit décalée et j’aime bien faire dialoguer les deux.

— Votre dernière série illustre cette association entre image et texte, pouvez-vous l’expliquer ?

Il s’agit d’un abécédaire imprimé en lithographie, thème classique dans l’art ou la littérature dont le point de départ a été le livre de 1928, « Propaganda : comment manipuler l’opinion en démocratie » d’Edward Bernays. Sa théorie était que les foules sont incapables de penser par elle-même, il leur faut une élite qui insuffle les idées. Il a beaucoup révolutionné le domaine de la communication par ce livre. J’en reprends donc des anecdotes, des informations, des concepts clés, comme un travail d’archive que j’élargis au contexte actuel ou au contexte historique du XXe siècle en empruntant des références culturelles, visuelles issues de la publicité. Chaque lettre est un concept, une idée. Cette série va d’ailleurs devenir un livre avec un texte pour chaque image pour que le lecteur ait les clés, les anecdotes.
La technique de la lithographie est importante, car elle a contribué au développement de la publicité, c’est un moyen de communication de l’époque que je trouve cohérent par rapport au contenu et à l’esthétique que je veux développer. Il y a une vraie force dans l’aplat de couleur, la superposition, et la qualité des encres m’intéresse plastiquement. Ce travail parle à la fois du livre, mais aussi de mes propres intérêts.

Abécédaire de la propagande en temps de pays, 2016 Artothèque de Villeurbanne

— Un exemple ?

La lettre D illustre la Désinformation : le professeur Pèlerin, ministre de la Santé a pris la parole pour dire que le nuage de Tchernobyl s’est arrêté en France. Preuve que, puisqu’il s’agit d’une autorité de la santé qu’on doit croire, on peut nous faire avaler n’importe quoi.
Dans le livre de Bernays, médecins, psychanalystes… sont là pour appuyer les campagnes de communication puisqu’on fait confiance aux experts dont la parole ne peut pas être remise en question et c’est ce que j’illustre par cette lettre.

— Cette série va donc devenir un livre, vous avez un intérêt pour que votre travail soit dans le domaine de l’édition ?

Oui, je ne fais pas que des expositions, je fais parfois des dessins de presse et je vais faire un livre jeunesse au printemps. Le support livre est intéressant pour la diffusion, je fais aussi régulièrement moi-même les catalogues d’exposition. J’aime les allers-retours dans différents domaines, être dans différents circuits.

— On peut voir que vous accordez une importance particulière au format « livre » ou « carnet », qu’est-ce que ça représente pour vous ?

À l’origine, le carnet est un outil pour le croquis, l’annotation… ce sont les prémices d’une idée, d’une œuvre. C’est un objet qui m’a toujours accompagnée, il est important dans la vie d’un artiste, il englobe le carnet de voyage, l’édition… Mais ce format s’élargit aussi au catalogue, je trouve ça intéressant que les dessins soient diffusés par le livre. C’est une autre forme d’exposition qui permet de rassembler les projets, une forme accessible de l’art que j’apprécie.

— Parlez-moi de « Fringant cavalier de l’armée ottomane », projet plus ancien où vous ne dessinez pas, vous recopiez les définitions des mots croisés du journal Le Monde. Vous avez même été à la rencontre de Philippe Dupuis celui qui les fait. Hors le côté inattendu et de non-sens du résultat, vous aviez une idée précise à transmettre avec ces textes ?

Ma pratique artistique consiste à prendre une information et à la décontextualiser. Dans ce projet il s’agissait de la modifier légèrement. Lorsque j’étais aux Beaux-arts de Paris, Le Monde distribuait son quotidien tous les jours, il y avait des piles où on pouvait se servir dans toute l’école. L’avant-dernière page du journal est consacrée aux mots croisés et j’en collectionnais les textes. En les lisant, je me suis dit que c’était comme de la poésie dadaïste, un peu comme de l’écriture automatique. J’ai supprimé les chiffres pour faire des phrases mises bout à bout et j’en ai fait un livre de fausse poésie. C’était une façon d’extraire le contexte, de l’éclairer sous un autre point de vue. Ce qui était drôle quand j’ai rencontré Philipe Dupuis c’est qu’il voyait un autre côté de son travail, c’était un poète.

— Vous avez également fait des vidéos comme « Les spontanéités futiles », dessins que vous animez. Est-ce que c’était pour vous amuser ou est-ce que l’animation apporte un message différent ?

C’est un carnet de croquis que j’ai développé dans Paris, des scènes quotidiennes parisiennes très banales que j’ai réimprimées dans un livre qui reprend la forme du carnet d’origine. J’avais envie de changer de support et d’expérimenter le dessin animé. Cependant j’avais peu de moyen technique donc le rendu reste assez simple.
extrait de spontaneitees
Les spontanéités futiles (extrait), 2009

— Il y a aussi le reportage « La campagne c’est beau, mais sans les gens » que vous avez retranscrit dans un livre qui illustre toutes les scènes. Pourquoi monter le film et l’illustrer en même temps ?

En fait, ce film m’a servi de base pour faire des dessins complets. Contrairement aux spontanéités futiles où je pouvais dessiner rapidement, ici il y avait des dialogues, des expressions, une composition qui faisaient qu’il y avait beaucoup d’éléments pour dessiner sur le vif. J’ai voulu d’abord m’imprégner du lieu par la vidéo, faire un documentaire sans prétention sur ce village, pour exploiter les images et en faire un livre qui va souligner les expressions, certaines scènes plutôt que d’avoir les temps longs de la réalité.

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La campagne c’est beau, mais sans les gens, 2010, édition

— Vous aviez la volonté de faire un reportage ? Sur une ville que vous connaissiez ? 

J’avais envie de parler d’un lieu un peu fermé, de voir ce qu’il s’y passait. Je parle d’un petit village assez représentatif du milieu rural français, il n’y a pas d’éléments de fiction, la narration vient des villageois qui parlent. En revanche, je ne connaissais pas ce village, c’est un ami de mon copain qui y habitait, c’est donc le hasard qui l’a choisi.

— Vous êtes la fondatrice et seule militante de la « Société pour la réintroduction de l’humour dans l’art », est-ce que cette société reste simplement une blague ou est-ce qu’elle tend à évoluer par des actions concrètes, s’élargir pour de réelles revendications ?

Il s’agit simplement d’une blague, une fausse société inventée par un artiste écossais. L’idée est que dans l’art il y a des choses très sérieuses et je pense qu’il faut y mettre de la légèreté, de l’humour pour distancer un peu. C’est ma position, il faut rappeler qu’on ne fait pas de la politique ou autre.

— D’ailleurs les affiches pour cette société sont souvent montrées à côté de galeries d’art contemporain, c’est une critique envers ces galeries en particulier ou juste une manière de leur donner un contexte ?

C’est une action dans l’espace public, ces galeries ne sont pas visées particulièrement, mais plutôt le monde de l’art en général dans lequel je me positionne par l’humour.
lucy image

— Vous m’avez parlé d’une collaboration avec la presse, sous quelles formes ont lieu ces dernières ? 

Il m’arrive ponctuellement de faire des illustrations de presse, d’articles, ça m’intéresse. En revanche, dans le cadre d’une exposition dans un centre d’art de Vénissieux (près de Lyon), la commissaire avait la volonté de me faire intervenir dans le journal local en me faisant réagir à une dizaine d’articles par des dessins, en écho avec l’exposition. C’était une manière de montrer aux habitants qui lisaient les journaux qu’il y en avait une à cette période.

— Vous avez des origines anglaises. À quel point influencent-elles votre travail ? 

J’ai grandi avec la double culture, j’ai des références visuelles de la culture anglo-saxonne dans le domaine de l’illustration ou de l’humour. Mes influences sont celles de Lewis Carroll avec le nonsense, des Monty-python, des dessins du magazine The New Yorker et des dessins aux traits américains. C’est ce qui m’a façonnée associé aux références françaises comme l’histoire de la caricature, du dessin de presse… Je suis née en France, j’ai passé 6 mois aux États-Unis et quelques mois aux Pays de Galles, mais c’est par mon père et mon intérêt pour le dessin que j’ai eu ces influences.

— Concernant la langue, certaines de vos illustrations sont en anglais et d’autres en français. Pourquoi utiliser l’anglais ?

J’utilise beaucoup l’anglais pour plusieurs raisons : c’est un langage concis pour traduire une information, plus pratique que le français, c’est un langage économique, universel. L’anglais est une langue de slogan, plus accrocheur.

— Vous avez collé 600 affiches d’une publicité détournée d’un soda pour chiens et chats des années 90 aux États-Unis, « The daily pet drink » dans la ville de Mâcon. JCDecaux et le maire de la ville ont voulu porter plainte, où en est cette affaire aujourd’hui ?

Ils ont bien porté plainte, mais je n’ai pas de nouvelles depuis deux ans. JCDecaux est un acteur de la propagande, il est partout, au Brésil, à Israël… C’est grave au niveau de l’uniformisation des villes. Il se fait de l’argent en vendant de l’espace public à des sociétés privées, parfois même devant des monuments historiques alors que c’est interdit. C’est un problème grave, mais banal en même temps.

— Pouvez-vous me décrire un peu plus ce projet ?

C’est une action artistique que j’ai réalisée avec trente personnes. À Mâcon, il y a une rue avec beaucoup de panneaux publicitaires d’une fréquence intense, tellement intégrés au paysage qu’on ne les voit plus. Par cette action c’était une manière de révéler un aspect dont on est habitué, auquel on ne fait plus attention alors que ça nous pollue. Surtout que dans l’espace public on ne peut pas y échapper par rapport à une télévision dans la sphère du privé qu’on peut éteindre par exemple.
Le contenu de l’image est une boisson pour chat et chien, produit qui a échoué sur le marché et mon idée était de remettre cet échec dans un contexte publicitaire ironique.

 The daily pet drink, 2015

— Dans le JT Soâne-et-Loire, les personnes interrogées avaient l’air de ne pas avoir compris le message en disant que « ce n’était pas intéressant », qu’ils ne « comprenaient pas pourquoi il y en avait autant »… Vous n’avez pas eu la sensation que ce projet a été un échec auprès du grand public ? Votre prise de parole les a-t-elle aidés à comprendre ?

L’action a eu lieu le samedi, le mardi il n’y avait plus rien. Je ne voulais pas être dans une position où je me cachais des journalistes, on savait pourquoi on l’avait fait. On m’a demandé de m’exprimer, j’ai accepté. Est-ce que les gens ont plus compris par ma prise de parole ? Je ne pense pas, ils étaient fermés d’esprit. Les gens préfèrent voir un logo Leclerc laid qu’ils connaissent plutôt qu’une affiche non commerciale qui a un sens artistique. Peu importe si le message a été compris ou non, je n’étais pas dans une démarche où je voulais absolument que les gens saisissent mon idée, c’était un acte artistique. Les artistes ne font pas des choses pour être compris, faire quelque chose d’uniquement joli perd de son intérêt, de son sens.
Ensuite, les journalistes et les médias ont joué leur rôle en relayant l’information, en retrouvant l’origine du projet, le dossier de presse d’une exposition qui expliquait le projet.

— D’ailleurs, est-ce que la sérigraphie est une métaphore concernant l’industrialisation en masse des produits de consommation ? Comme une manière de banaliser la production artistique « de masse » et de sacraliser les objets à la Andy Warhol ? 

Premièrement, je m’intéresse aux qualités plastiques de la technique. Andy Warhol l’a tellement utilisée qu’on l’associe à lui, ce qui ne me dérange pas, mais il a beaucoup travaillé pour la publicité et en a été acteur. Sa position en tant qu’artiste et face à l’objet industriel n’est pas très claire, est-ce qu’il le critique ou le valorise ? Je pense qu’il y a quand même un positionnement vis-à-vis de la société de consommation. De fait, il prend parti, mais quand on lit ses textes ce n’est pas forcément évident.
Personnellement, ça m’arrive d’utiliser la répétition et la multiplicité parce que je suis intéressée par le statut du dessin qui change, qui perd de sa sacralité en n’étant plus un original ou unique. Mais la répétition dans mon travail marque le fait qu’on nous répète les informations pour être sûr qu’on les imprègne et non une banalisation/sacralisation de l’objet comme chez Warhol.

— En dehors de votre démarche plastique, vous avez enseigné les arts plastiques et graphiques, vous présentez votre travail aux écoles élémentaires… C’est important pour vous l’échange avec autrui, la transmission d’un savoir, former un regard critique ou est-ce que c’est un travail purement « alimentaire » ?

C’est toujours intéressant d’enseigner, c’est une expérience acquise. J’ai travaillé dans une prépa où j’enseignais le dessin sous toutes ses formes, modèle vivant, volume, illustration, technique graphique, perspective, croquis… J’ai fait aussi beaucoup de projets pédagogiques avec des écoles, des associations. Bien sûr que c’est une partie de mes revenus, mais c’est avant tout un plaisir de transmettre et je trouve ça intéressant de se questionner sur sa pratique : quels aspects mettre en valeur et transmettre ? J’ai d’ailleurs participé à un petit musée ambulant dans les écoles, où je présentais mes livres et mes dessins avec des ateliers autour de ma pratique. Je trouve ça enrichissant de ne pas être que dans son atelier, tout seul, ou de faire uniquement des expositions. On travaille avec des enfants qui ont un regard spontané qui peut parfois surprendre.

— Vous enseignez encore en ce moment ?

J’interviens dans les lycées ou les écoles de Beaux-Arts sous forme de workshop pendant cinq jours. En mars, j’irai à Dijon pour quatre jours. C’est une forme d’enseignement qui me convient.

— Vous avez fait beaucoup de résidences. Est-ce que vous pouvez m’expliquer ce que ça vous apporte exactement pour en avoir autant fait ?

À la sortie des Beaux-arts, je n’avais pas d’atelier donc c’était une façon d’avoir un cadre de travail, de retrouver une structure qui m’accueille avec parfois des moyens d’impression. En plus de ça, je découvre différents lieux, différents ateliers d’impressions, ce qui me permet de savoir ce que je veux pour le mien, c’était une ouverture d’esprit. Ça m’a permis de voyager et de voir comment l’impression est perçue à l’étranger (Allemagne, Belgique, Pays de Galles, Montréal…).

— Voudriez-vous en refaire par la suite ? 

Maintenant que j’ai investi dans des machines, je suis autonome, je n’ai pas besoin d’une structure pour m’aider. J’en ai déjà beaucoup fait, mais peut-être que j’en referai…. C’est avantageux ce cadre, ce temps précis qui nous est donné pour produire avec une bourse où on ne fait que ça, où on n’est pas chez soi dans notre quotidien.

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