Entretien avec Jessica Lajard

Jessica Lajard est née en 1985, elle vit et travaille à Paris. Cette année, elle expose pour la Bourse Révélations de la Villa Emerige.

Marie Bonhomme – Pouvez-vous revenir sur votre parcours ? Qu’a permis votre passage dans plusieurs écoles ?

Jessica Lajard — Il est important de dire que j’ai grandi aux Antilles anglaises. Je n’ai donc pas eu la même éducation qu’en France. Toutefois, mon père vivait à Paris et je voulais faire des études d’art. J’étais assez douée pour les langues et l’art, j’arrivais à dessiner. De plus, je ne voulais pas travailler dans un bureau comme ma mère. Me tourner vers l’art était en quelque sorte une solution de facilité. Mon père m’a donc proposé de venir en France pour faire des études d’art. J’ai d’abord fait une école préparatoire à l’atelier de Sèvres. Un parcours standard en soi. J’ai ensuite passé cinq ans aux Beaux-arts de Paris jusqu’en 2010. À ma sortie, j’ai monté avec d’autres artistes l’atelier Entre/deux à Pantin. En 2014, j’ai effectué une résidence dans le cadre du post-diplôme de l’école des beaux-arts de Limoges qui m’avait été recommandée par Anne Rochette dont j’ai été l’assistante. Elle a été importante dans mon parcours, car elle m’a appris à monter de grandes pièces en céramique. Cette résidence m’a également permis de passer deux mois en Chine pour créer.

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Jessica Lajard, Somewhere where the grass is greener (2015). Dessin préparatoire de l’installation stylo noir et crayon de couleur sur papier A4. Réalisée avec le soutien de Diane de Polignac

MB — Qu’avez-vous présenté dans le cadre de la Bourse Emerige ?

JL — Il y a deux ans, j’ai eu cette idée très basique et rigolote pour moi qui est celle des Pet-Plants. J’aime bien jouer avec les mots. Donc l’idée m’est venue de mélanger « pet » et « plant ». C’est un projet que j’ai présenté pour la bourse des « Amis des Beaux-Arts ». J’ai réussi à avoir la bourse Diane de Polignac qui m’a permis d’avoir 10 000 euros pour le réaliser. Le travail devait être montré dans une galerie et à ce moment-là j’étais dans la galerie Bendana-Pinel.

Je suis passée par plein d’idées, d’accessoires pour les pets-plants pour finalement me dire qu’il fallait que je reste le plus simple possible. Je voulais qu’au premier abord on voie des plantes, puis s’est rajouté un travail autour du modelage du poil de la fourrure. Avec ses formes, je me suis rendu compte qu’il y avait une dimension assez sexuelle, car les plantes et les animaux ont tous leurs formes reproductrices. Cette dimension a commencé à prendre le dessus. On peut voir une sorte d’évolution des formes, de mélange, qui donne une sorte de narration.

Au départ, mon idée était de transformer la galerie en fleuriste de plantes en céramique poilues, puis je me suis rendu compte que la quantité n’était pas forcément la bonne réponse. Finalement, l’idée m’est venue d’une installation plus intime, donc d’un intérieur, un salon. Je trouvais cela plus juste pour faire ressortir la sexualité des plantes. Dans la continuité et par le croisement de toutes les idées est venu le jeu de mots Pet-Penis, sculpture que j’ai réalisée en porcelaine à Limoges. J’ai dû ensuite trouver la forme juste entre le petit chien, le pénis, et travailler les pièces avec beaucoup d’affection, pour que le spectateur ait envie de les caresser pour que cette attirance puisse se transformer en répulsion et en gêne. À partir du Pet-Penis j’ai eu l’idée de faire un chat, que j’appelle Pet-Pussy, qui n’a rien de sexuel, mais qui remet le jeu de mots en valeur. Ensuite l’arrosoir avec un liquide poilu qui sort, la pièce avec les seins qu’on peut imaginer comme un sex-toy puisqu’il est à hauteur de pubis. Pour enfin rajouter les Pet-Poo qui forment un microcosme en eux-mêmes. Toutes ces formes créent des liens entre elles. Le titre Somwhere where the grass is grener, qui fait référence à cette idée que l’herbe du voisin est toujours plus verte, renvoie à notre culture et fait référence à un ailleurs fantastique et un peu fantasmatique auquel nous n’avons pas accès et dont on ne sait rien. C’est aussi pour cette raison que j’ai travaillé le patchwork qui va avec le canapé, qui fait référence à un paysage schématisé fait de lignes et rappelle un drapeau.

Pet Penis (2015). Porcelaine émaillée. 40 x 34 x 11 cm Réalisé dans le cadre du Post-diplôme Kaolin, École Nationale Supérieure d’art de Limoges.

Jessica Lajard, Pet Penis (2015). Porcelaine émaillée. 40 x 34 x 11 cm Réalisé dans le cadre du Post-diplôme Kaolin, École Nationale Supérieure d’art de Limoges.

MB — Votre travail de sculpture semble primordial. Comment et pourquoi vous êtes vous dirigée vers la technique de la céramique ?

JL — Les Français ont tendance à dire que je suis céramiste et je n’aime pas cette façon de cloisonner. Oui, j’aime bien modeler et je trouve qu’il y a une liberté dans le modelage, c’est très direct, spontané. Parfois, la terre me résiste et prend le dessus, mais cela me plaît aussi de ne pas tout contrôler. Quand j’étais à la Barbarde dans les arts, j’ai eu une formation arts and crafts, j’ai toujours aimé la terre. Puis en France, cela semblait loin de ce que j’allais apprendre. Je suis revenue à la céramique en post-diplôme en 2011 quand je préparais l’exposition des Félicités des beaux-arts. Je pense que j’avais envie d’une forme sans savoir comment la faire, et j’ai été attirée par la brillance des émaux. Ma première pièce en céramique était Two suns in a sunset, et à partir de là, j’ai continué. Déjà dans les maquettes, je modèle au lieu de dessiner ; même si mes pièces ne sont pas en terre, je passe toujours par elle à un moment. C’est par plaisir, et parfois par facilité. Maintenant, je vais de plus en plus vers le tissu et finalement je retourne vers des pratiques davantage arts and crafts. J’aime l’idée du home-made et de la débrouille, de trouver moi-même des astuces, mais il ne faut pas comprendre par là que je suis favorable à ce que les artistes fabriquent eux-mêmes leurs pièces, cela dépend du travail. Je travaille aussi en collaboration avec des artistes qui ont les connaissances et les outils que je n’ai pas, je trouve ça très intéressant. Quand je modèle, il y a un rapport plus intime que j’ai envie de garder. D’un autre côté, je me dirige vers des choses que les femmes étaient obligées de faire à une certaine époque et que j’accepte avec des projets délirants. À ce propos, pour les tissus, je travaille souvent avec ma belle-mère, et je trouve ça assez marrant.

Jessica Lajard, Two suns in a sunset, 2011, glazed ceramics, 45 x 45 x 107 cm © Jessica Lajard

Jessica Lajard, Two suns in a sunset, 2011, glazed ceramics, 45 x 45 x 107 cm © Jessica Lajard

MB — Cette pratique de la céramique vous permet justement de figer des choses fugaces, comme le végétal. Que cherchez-vous à exprimer d’autre à travers ce médium ?

JL — Je fige tout à partir du moment où je fais une sculpture, cela devient statique. Mais cela va au-delà des plantes. Je prends plutôt des images de choses qui m’intéressent ou des rapports entre les objets, vivants ou non, que je déconstruis et reconstruits en donnant d’autres images. Cela ne m’intéresse pas de simplement figer des choses éphémères. On peut parler de motifs qui reviennent régulièrement, vis-à-vis de formes qui m’intéressent. Les plantes, c’est un rapport de responsabilités qui me lient à elles ; j’ai grandi avec des animaux, c’est pareil. D’ailleurs, par rapport aux Pet-Plants, il y a eu dans les années 60 le Pet-Rock qui consistait à acheter un petit caillou lisse avec un manuel qui explique comment s’occuper de ce caillou. Les pets-plants ne viennent pas de nulle part donc, tout est lié à une culture, une histoire. Pour moi, ce que je fais n’est pas autobiographique, mais forcément des liens existent, par exemple les plantes tropicales viennent de mon enfance aux Antilles. C’est au moment où tu comprends qu’il faut se faire plaisir à soi, que beaucoup de choses ressortent. La difficulté après est de maintenir ça, aller à l’essentiel.

MB — Justement, on sent une grande influence de votre vie personnelle dans votre travail, mais quelles sont vos influences extérieures ?

JL — En art, je passe souvent par des artistes que j’aimais avant et moins maintenant, parce que je comprenais à un moment donné ce qu’ils faisaient. Par exemple, Urs Fischer dont j’aimais l’énergie du début, mais quand il a commencé à réussir il a fait des choses qui sentent le fric. D’une certaine façon, j’aime Louise Bourgeois et Sarah Lucas, en tant que jeune artiste femme on se pose toujours la question : Est-ce que je peux être artiste féministe ? Surtout avec le Pet-Penis, on m’a posé la question. Pour moi non, parce qu’il y a énormément d’affection pour cette chose, mais je pense que l’on peut y voir un travail un peu féminin. Sinon, j’ai eu l’occasion d’aller à Madrid pour la première fois en mars dernier et j’ai vu des tableaux de Fra Angelico dont je suis tombée amoureuse, j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup d’humour finalement. Également, Luciano Fabro, que j’ai aussi découvert à Madrid,  je me suis dit que c’était ce que j’aimerais faire. Dans un genre différent, j’aime Francis Alys. Je suis très jalouse de sa façon de travailler, liée au social et politiquement engagée, je trouve très juste qu’il sorte de l’atelier ou du lieu d’exposition et qu’il prenne en compte des populations pas forcement intéressées par le milieu de l’art, ça peut toucher autrement.

MB — Vous aimeriez faire un travail engagé ?

JL — C’est difficile à dire, car je pense avoir accepté que je ne pourrais pas faire ce genre de travail et il m’est confortable de faire le genre de pièces que je réalise, le travail avec l’humour me fait du bien et je pense que d’autres personnes peuvent y prendre plaisir. Je pense que cela a sa place. Mais si on veut revenir sur les attentats du 13 novembre oui, j’aimerais bien trouver une façon d’intégrer dans un milieu artistique une vision militante, mais sans forcement tout lier.

MB — Êtes-vous d’accord si l’on dit que les objets créés parlent de vous ou installez-vous une distance par rapport à eux ?

JL — Je ne refuse pas la notion autobiographique, je ne refuse pas l’importance que peuvent avoir les objets pour moi ou la banalité de ces objets, comme le toast, les doigts, ils sont liés à des gestes de tous les jours, je les trouve intéressants à manipuler, et à décaler, c’est une forme de vocabulaire, de langage de signes que j’utilise et que je crypte avec d’autres éléments, comme avec les mots. Par exemple, le travail avec les seins me ramène à un moment où j’avais envie d’enfants puis un titre comme Toujours mieux ailleurs était en lien avec mon envie de partir, donc ça prend inévitablement forme. C’est forcement lié à la vie. Généralement, je suis dans un processus de travail où quelque chose m’intéresse et dont je ne sais pas quoi faire, pendant longtemps, et un jour ça se clarifie. C’est de la réflexion et du travail autour des objets.

Jessica Lajard,Toujours mieux ailleurs, 2012, glazed and unglazed ceramics, variable dimensions

Jessica Lajard, Toujours mieux ailleurs, 2012, glazed and unglazed ceramics, variable dimensions

MB — Ces motifs récurrents, les doigts ou la tranche de pain de mie, pour vous, sont les symboles de quoi ?

JL — La première pièce avec le toast c’était Try try again, qui parodie Escalibur, mais avec l’idée assez ridicule d’étaler du beurre sur un bout de pain. En même temps, il s’agit de prendre les formats de monuments et de sculptures, avec le beurre au centre la pièce. La pièce est faite en bronze que j’ai peint, ce qui fait perdre au bronze sa dimension sculpturale et noble. Le toast est repris plus tard en château de carte, il est le symbole de la vie de tous les jours et de la banalité. Ils ont aussi toujours était présents dans ma vie. En ce qui concerne les doigts, ils sont plus symboliques d’une forme de langage qui rejoint le jeu de mots, une façon de communiquer. J’aime mixer ses choses pour que les objets prennent plusieurs chemins différents, mais qu’ils forment un tout. Je n’ai pas envie de faire des choses qui sont fermées.

MB — Parmi ces motifs il y a le phallus et les seins, qui par leur répétition et l’hybridation créent un discours humoristique plus que provocant, pourquoi utilisez-vous ses symboles sexuels ?

JL — Ce que j’aime avec les symboles sexuels c’est que même au XXIe siècle, le sexe est toujours un sujet tabou. Et l’on se demande bien pourquoi. J’aime la gêne que cela peut provoquer, par le biais de l’humour. J’aime aussi déstabiliser un peu les gens et oser. Le Pet-Penis par exemple est complètement inoffensif, il n’y a rien d’impressionnant ni de vulgaire pour moi, contrairement à ce qui a pu être dit. C’est une façon d’anéantir les tabous. Cela relie des questions qui m’intéressent liées à la sexualité, au couple, à la famille.

MB — Votre travail me rappelle celui de Philippe Mayaux, dans l’assemblage de parties humaines et la notion de surréalisme, comment vous situez-vous par rapport à son travail, quels sont, selon vous, vos points de convergences et de divergences?

JL — Je ne connais pas assez bien son travail, mais j’ai déjà vu. Pour moi, c’est presque trop dans le premier degré où l’attirance/répulsion est directe. Je n’ai pas suffisamment regardé son travail pour juger, mais je peux comprendre la liaison faite avec mon travail, certains motifs. Justement, je considère que je ne reste pas dans le premier degré et que les doigts par exemple à chaque fois deviennent autre chose. J’essaye de mettre différentes couches d’informations et finalement je joue sur le mélange de connotations des objets.

MB — Vos œuvres flirtent avec le grotesque sans jamais tomber dans le mauvais goût, comment procédez-vous pour ne pas franchir la limite ?

JL — Je réfléchis et j’en discute beaucoup. C’est tout le travail en amont : quelle forme cela doit prendre ? Quelle couleur ? Comment le montrer ? À partir d’une idée simple, ce que je veux faire voir nécessite des choix et c’est presque comme jouer avec la communication visuelle. C’est-à-dire qu’il faut anticiper ce que les gens vont voir tout de suite, puis ce qu’ils vont voir au second plan. Cette attirance/répulsion m’intéresse aussi, et tout ce qu’il se passe entre. C’est justement avec le modelage que je peux lâcher prise, parce que même si j’ai plus ou moins choisi la forme, il a des éléments de surprise que je ne contrôle pas tout à fait, cela crée l’équilibre entre le très réfléchi et la part de non-contrôle.

MB — On observe une tendance très colorée dans votre travail, mais l’œuvre Killing me softly, s’en éloigne, pouvez-vous nous en parler ?

JL — J’ai pris le parti de ne pas mettre de couleur sur cette pièce. J’avais travaillé à distance avec quelqu’un pour faire le toast en fonte de fer et la flèche a été forgée. J’aime bien l’idée qu’avec ces techniques tu passes par le chaud, le feu, j’ai donc préféré le laisser tel quel. Il y a cette idée de la chasse, mais vers un objet absurde, et dans l’exposition cette pièce est montrée en hauteur donc on imagine le trajet du toast. Je pense qu’il y a des matériaux qui ont des qualités propres et que ce n’est pas forcement nécessaire de tout peindre.

Jessica Lajard, Killing me softly, forged and cast iron, 2012, 20 x 16 x 50,5 cm private collection

Jessica Lajard, Killing me softly, forged and cast iron, 2012, 20 x 16 x 50,5 cm
private collection

MB — Vous semblez avoir un rapport au titre particulier, toutes vos pièces possèdent un titre et très peu sont descriptifs. Vous semblez créer une narration, souvent avec des jeux de mots. À quoi vous sert le titre ?

JL — Pour Emerige, quasiment aucune œuvre n’avait de titre. Certains disent que cela permet de mieux regarder les pièces sans être aidé. Moi je considère que dans mon installation, il faut un minimum de clés et de codes pour décrypter, sinon le spectateur a du mal à entrer dedans et à comprendre la logique. Je pense que c’est une information qui a lieu d’être, après chacun peut prendre en compte ou pas cette information. En tout cas, pour moi c’est important d’avoir des titres, car ça met le doigt sur la façon dont je vois les choses. Cela raconte peut-être un peu plus l’histoire de la pièce aussi. Par rapport à mon travail, le titre sert à finir la pièce, c’est pour ça que toutes mes pièces en ont un. Il est à la fois un outil de réflexion, de décodage ou juste un outil de direction. Parfois, je me demande si les jeux de mots ne risquent pas de lasser ou d’effacer le sérieux.

MB — Quels sont vos projets pour la suite ?

JL — J’aimerais tout d’abord rester honnête avec mes projets et ce qui m’intéresse vraiment, rester concentrée. Je n’ai pas envie de rentrer dans un jeu où il faut faire de l’argent. Je n’ai pas non plus envie de me projeter, car ce qui est stimulant c’est justement de ne pas savoir. Je fais une résidence de trois mois dans l’école d’art du Bauvaisis, avec une exposition personnelle autour de la céramique qui aura lieu en automne 2016. Puis à La Traverse, qui est le centre d’art contemporain d’Alfortville, pendant deux mois, avec une exposition personnelle en juin. Actuellement, je profite d’avoir de l’espace pour produire et prendre du recul par rapport à ce que j’ai déjà fait, faire des liaisons entre les pièces. Je ne veux pas être cloisonné au rôle « d’artiste sexuelle », donc je réfléchis à des questions et des pièces différentes.

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