Entretien avec Luca Wyss

Luca Wyss, artiste et voyageur, articule son travail entre vidéo documentaire, performance conversationnelle et activisme culinaire. Discussion avec un artiste qui, justement, puise sa matière première dans la conversation.

Entretien réalisé par Sarah Si Ahmed

Pour commencer, revenons un peu sur ton parcours : comment en es-tu venu à la vidéo, à la performance ?

J’ai suivi deux formations principales : j’ai d’abord fait les ateliers de l’Etna, où j’ai étudié et pratiqué le cinéma expérimental pendant 5 ans, puis je suis entré aux Beaux-Arts de Cergy.

La formation à l’Etna m’a introduit à toute une dynamique, et à des manières très spéciales de voir le cinéma et l’image ; c’est le cinéma expérimental parisien, qui se caractérise par une approche très intellectuelle. Les gens que j’y ai rencontrés, des universitaires bien souvent, avaient une vision très théorique du cinéma, assez éloignée de la fiction : ils s’intéressaient à l’image, à l’objet cinéma, aux pratiques d’intervention sur pellicule, au travail sur la matière… cela m’a amené moi aussi à me pencher sur ces questionnements. Puis je suis entré aux Beaux-Arts de Cergy, qui s’orientent plus vers le champ de l’art contemporain, en adoptant une approche conceptuelle, où l’accent était mis sur le discours sur l’œuvre. Dans le champ du cinéma expérimental, on travaillait une matière plus sensible, plus politique parfois… Mais faire un passage aux Beaux-Arts m’a quand même aidé à trouver ma place, et m’a permis d’avoir des retours sur mon travail.

Plus précisément, comment en es-tu arrivé au support du documentaire?

LW: Je me suis mis à faire du cinéma documentaire avec Félix Albert, que j’ai rencontré à l’Etna, avec qui on a réalisé des films pendant trois ans. À ce moment-là on avait envie de s’essayer à des expérimentations dans le champ du cinéma expérimental, de s’attacher à l’esthétique de l’image, de filmer des plans en simultané dans le style d’Eija Attila par exemple, d’explorer différentes façons de travailler ensemble, à deux caméras.

En 2008, au moment de la proclamation d’indépendance du Kosovo, Félix m’appelle et il me dit : « Et si on allait voir ? ». Ayant travaillé dans une agence de presse, lui appréhendait la situation avec les codes du journalisme ; notre idée, c’était de partir comme des journalistes, mais de faire un film expérimental, avec ce qu’on avait en main comme moyens. On avait envie de s’immerger autant que possible dans le contexte : au lieu de rester là-bas deux ou trois jours comme le font les journalistes d’habitude, on a décidé de rester une dizaine de jours. On n’avait pas d’argent, donc on a été hébergés par des locaux ; on a fait du Couchsurfing, chez des gens assez incroyables, quatre kosovars traducteurs pour l’ONU qui avaient des avis très tranchés sur les questions politiques, ce qui a donné lieu à des échanges très intéressants. Petit à petit notre film s’est construit, les enjeux du documentaire étaient assez flous pour nous à l’époque, mais l’idée était vraiment d’essayer.

Durant le voyage, est-ce que vous suiviez des pistes, comment vous dirigiez-vous ?

Pour ce premier film, on était en observation, on s’est proposé de filmer les gens dans leur quotidien. Au regard de la complexité de la situation, le film traite finalement de quelque chose d’assez simple : il s’agit de l’observation d’un moment historique, l’apparition d’un nouveau pays, et de ses dynamiques. D’une certaine manière, on a filmé des ambiances, pour faire un contrepoint à l’activité médiatique : les médias, autour d’un sujet, vont montrer une variété d’images très réduite, avec une voix off qui prétend résumer la situation de façon objective, et c’est cette mise en scène standardisée qui va résumer, dans l’esprit du public, une situation qui en réalité est beaucoup plus complexe. Cela n’a pas vraiment de sens. Nous on a pris le parti de n’utiliser ni voix off, ni musique : avec les trois écrans dont on disposait, on a voulu au contraire défocaliser le regard et capter une ambiance générale.

Mais étant donné que vous prenez le parti d’adopter une position plus contemplative qu’informative, sans commentaires ni voix off, il y a donc des données qui échappent au spectateur ; finalement, vous êtes dans le registre du documentaire, mais l’information ne se donne pas d’un bloc…

C’est la question de la narration ; dans notre travail, il y a très peu de narration, puisqu’il s’agit de raconter des images, des scènes quotidiennes… Mais c’est sûr que notre film a été très critiqué. Aux Beaux-Arts, on me disait que je faisais du documentaire et pas de l’art. À l’Etna, du côté du cinéma expérimental, les gens trouvaient que notre prise de position n’était pas assez radicale.

Même si, sur le coup ces deux critiques différentes ont été un peu dures à encaisser, ça nous a amenés à nous poser une question éthique par rapport au documentaire ; on a pris le temps de filmer les gens là-bas, et c’est important pour notre méthode, mais la limite de ce film, c’est peut-être justement de n’avoir pas réussi à partager pleinement ce qu’on a vécu, peut-être parce qu’on l’a fait de manière un peu trop conceptuelle. On s’est dit très simplement qu’on allait montrer le quotidien, et la première critique qu’on a eue c’est « Ah, mais c’est exactement comme ici en fait ! » On aurait pu filmer n’importe quel quartier en France, il y aurait aussi eu des bâtiments, des gens qui marchent, c’est du quotidien… Mais c’était presque ça le but ! On a du Kosovo une image de guerre, de chaos total, c’est le pays le plus pauvre d’Europe… Et là, on montre que les gens là-bas sont comme nous, qu’il y a des gens engagés politiquement qui s’organisent tout comme des gens qui mènent une vie simple – et notre première intention était justement de montrer ce rythme. D’une certaine manière, on raconte déjà une autre réalité.

Dans ce cas, comment ton travail se situe-t-il par rapport au support du documentaire ? Conçois-tu une différence entre vidéo documentaire et artistique ?

C’est une question que je me posais beaucoup à l’époque, mais qui me paraît plus simple aujourd’hui, car il me semble percevoir plus de liens entre les deux domaines… Suite aux critiques des enseignants des Beaux-Arts, je suis allé voir des expositions d’artistes documentaires en galeries, et j’ai envoyé mes professeurs les voir : je les invitais à découvrir le travail de gens comme Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, un couple de documentaristes libanais, ou encore les films de Haroun Farouki. Il existe des réalisateurs qui ont une « approche documentaire », un style, des partis pris esthétiques, une subjectivité assumée; il y a énormément d’artistes qui ont travaillé sur la guerre, et qui se sont posé la question du documentaire dans l’art.

Dans le documentaire d’auteur, on trouve des approches très artistiques, très créatives déjà, ce qui fait que la frontière est très fine entre le docu d’auteur et le docu expérimental ou de création. Si le propre du documentaire, c’est de filmer le réel, on peut alors considérer que la particularité du documentaire expérimental, ou artistique, ça va être de tenter de capter quelque chose de la matière du réel.

Mais on peut aussi concevoir le documentaire plutôt comme une référence que comme une définition ; les frontières entre les styles et les catégories n’ont pas à être aussi rigides.

Lors de tes voyages et de tes rencontres, comment parviens-tu à faire en sorte que la caméra ne crée pas une distance, mais au contraire permette de créer un espace de dialogue ?

D’emblée, l’action de filmer les gens pose des questions éthiques : on filme le réel, on ne les paye pas, mais les gens que l’on filme sont nos acteurs, en quelque sorte. On se posait la question de savoir quand on pouvait les filmer ou pas, le rapport est moins ambigu dans les films de fiction. Mais on parlait toujours avec eux de ce qu’on faisait, de façon ouverte. On estimait aussi qu’il y avait un contrat tacite dans le fait de toujours placer la caméra de façon évidente, et pas cachée ; si tu allumes ta caméra et que les gens se barrent, tu sais qu’ils ne veulent pas être filmés. S’ils restent à côté de la caméra, c’est qu’ils sont d’accord . Ça nous permettait de filmer de manière un peu plus fluide, sans avoir à demander l’autorisation systématiquement, ce qui coupe un peu le moment et peut créer une distance. La caméra, c’est un instrument qui permet d’installer un contexte de dialogue ; mais on était plus dans l’optique de vivre à un endroit, de s’en imprégner, pour pouvoir filmer de façon naturelle.

Je m’interroge sur la façon dont naissent tes projets artistiques, et sur la part d’ouverture aux circonstances, au hasard, que tu te laisses lors de leur élaboration. Comment choisis-tu les terrains sur lesquels tu vas mener tes expériences et tes observations ? Est-ce le thème à traiter qui va orienter ton choix de destination ? Ou bien laisses-tu plutôt la part belle à l’improvisation ?

Quand je travaillais avec Félix, on avait un mode opératoire : on prépare une problématique et on arrive sur le terrain avec une idée assez précise de ce qu’on veut faire, et puis une fois sur place on abandonne totalement ce qu’on avait prévu ! L’improvisation tient une part importante dans notre façon de faire, c’est ça aussi se confronter à un réel, tu peux projeter énormément de choses sur un lieu, et finalement te rendre compte que la situation est plus complexe que prévu.

Par exemple, pour Climat de France, on avait vraiment préparé notre approche avant d’aller filmer, on avait lu Frantz Fanon, on s’était renseignés sur des textes qui pouvaient nous donner des clés pour approcher, en tant que Français, un pays comme l’Algérie. Et puis on est arrivés là-bas, et on s’est rendu compte que pour les gens la colonisation était bien moins présente dans les esprits que les problèmes sociaux actuels, le logement, les inégalités socio-économiques incroyables, les tensions sociales. Finalement, on peut dire qu’on assiste là-bas à une reproduction de la colonisation par la classe dominante ; la prison de l’état français est devenue la prison de l’état algérien. Les beaux quartiers français sont devenus ceux des riches corrompus, et ceux qui étaient en bas y sont restés, demeurant des sous-citoyens, sans aucun droit.

Notre idée pour ce film était là aussi de capter un quotidien à Alger, avec une réflexion sur le lien entre l’Algérie et la France. On avait écrit un scénario de 25 pages, mais à vrai dire on ne l’a même pas emporté ! On s’est assez vite heurtés à beaucoup de limites : on ne pouvait pas filmer dans la rue sans autorisation, ce qui impliquait d’avoir un agent des renseignements toujours avec nous. On a dû revoir nos plans et se réadapter par rapport à ce contexte. Finalement on a fait la rencontre de gens qui nous ont invités à rester chez eux, dans ce quartier d’Alger qui s’appelle Climat de France, et c’est de là qu’est parti le film.

         DSC_0070   DSC_0056

Dans ce quartier, où on était considérés comme des invités, les règles étaient bien différentes : si à l’extérieur on avait de grandes restrictions pour filmer, là on passait notre temps avec les gens, dans la cour, on laissait notre caméra tourner et il ne nous arrivait rien. On était protégés par les règles d’un certain contrôle social. Cette proximité nous a permis de capter des images assez uniques : les conversations des jeunes qui racontent leurs tentatives pour aller en France, le récit d’un ancien pianiste dans un bar de prostituées, et puis la folie du stade de foot, seul espace où les gens peuvent exprimer leur contestation. C’est l’Alger des hommes, des classes populaires.

Finalement, le fait que le contexte de réalisation se construise petit à petit permet de garder une part de subjectivité ; l’imprévu crée du sens, fait émerger une nouvelle qualité de réel. Le film alterne entre passages contemplatifs et entretiens avec les gens, en conservant l’intimité et l’inattendu des réactions humaines ; ça raconte l’Algérie, sans faire un « portrait », sans avoir besoin de cette généralisation.

J’ai l’impression que plus encore que le voyage, ce qui compte finalement dans ta démarche c’est le déplacement, le fait que tu te transportes personnellement dans le « monde » de ton interlocuteur, et que tu laisses ta perception se modifier au fil de l’échange…

C’est important pour moi de prendre une part active dans les histoires que je construis. C’est une question d’implication, d’énergie consacrée à cette immersion. Se déplacer permet de se couper de toute autre activité; ce serait plus compliqué pour moi de faire la même chose à Paris, dans le sens où étant pris par son propre quotidien, on a moins de temps pour s’imprégner de son sujet, pour se consacrer au quotidien des autres ou d’un espace. À l’étranger, on est là à 100%. Rester un mois au même endroit permet de se plonger dans la culture du lieu, de lire des livres, de prendre le temps de partager la vie des gens.

As-tu eu des rencontres, artistiques ou personnelles, que tu juges déterminantes dans ton parcours ? Y a-t-il des espaces, des moments, des éléments de la matière du réel qui représentent une source d’inspiration pour toi ?

Il y a comme un questionnement qui se répète dans mes films de cette période-là, qui se déroulent tous dans des pays méditerranéens : c’est la question des origines, du déplacement, des racines… Mes différents voyages m’ont apporté une matière que j’ai essayé d’explorer, en me demandant ce que c’est qu’être méditerranéen, s’il y a une culture commune propre à cette région du monde. Y a-t-il foncièrement une différence entre les gens qui sont au sud de la Méditerranée, à l’est, à l’ouest ou au nord? Est-ce que je ne me sens pas plus chez moi dans cette zone-là qu’à Paris ? Quelle est ma culture ?

Moi-même, je suis de Toulouse, ma mère est italienne, mon père est suisse… J’ai tenté de questionner mes racines dans le film Eterno ritorno, en allant en Italie, sur la tombe de Pasolini, pensant que j’allais découvrir quelque chose ou me trouver à ma place, mais on me renvoyait l’image d’un étranger : là bas, je suis le français. De la même manière, lorsque je suis allé en Iran, j’ai compris que là, on n’était plus en Méditerranée ; c’est intéressant de se rendre sur place pour sentir ces choses-là. Il y a aussi une poétique qui se met en place autour de la mer, l’eau, de la question du flux.

Puis, après avoir tourné en Algérie, je me suis rendu compte de l’importance de la matière des discussions, des rencontres, des conversations ; j’ai voulu poursuivre l’expérience, et filmer des moments d’émancipation, des moments où les gens, au travers d’une pratique, ouvrent une brèche dans leur quotidien pour créer un moment de liberté.

Effectivement, on sent l’importance de la dimension conversationnelle de ton travail, notamment dans ces performances que tu as conçues en prenant pour base le résultat d’entretiens, durant lesquels tu posais, pour chacune d’entre elles, une question : « Comment est-ce que tu vois le futur ? » ou « Que fais-tu pour gagner ta vie ? » ; peux-tu me parler de ces expériences ? Qu’est-ce qu’il en est ressorti ?

Avec la performance, j’ai voulu expérimenter une forme plus présentielle de la conversation, jouée par des acteurs et des musiciens. Je choisissais des questions qui me concernaient à un moment de mon parcours, et je les posais à des personnes de mon entourage, ce qui me permettait d’engager une conversation. Puis, à partir de cette matière, je procédais par traductions successives ; d’abord il y a l’interview, puis la transcription écrite à partir d’un enregistrement audio, puis une nouvelle traduction personnelle à travers le montage, puis un travail avec les acteurs qui apportent aussi leurs retouches, et enfin la lecture elle-même, en public, sous la forme d’une performance. Acteurs et musiciens sont là pour faire que l’interview soit remise en espace et pas seulement visible sur un écran, et ainsi créer un autre type d’interaction avec le texte.

Luca_Wyss-untitled-cabaret-bd

La question du futur était particulièrement intéressante : elle se posait au moment de la fin de mes études, j’en ai d’ailleurs fait mon projet de diplôme. C’est une question très simple, mais qui induit deux dimensions différentes : s’agit-il de parler de comment je vois mon futur, ou bien le futur en général ? Les deux personnes que j’ai interrogées me répondaient au sujet de leur futur personnel dans un premier temps, puis s’ouvraient à une vision plus large du futur, les deux développant une vision assez pessimiste et affirmant qu’ils se situaient dans le présent, sans vraiment se projeter.

Les deux personnes que j’ai choisi d’interroger, Sokol Ferizi un ami kosovar sans papiers, et un autre ami turc, Etem Sahin, poète, qui essayait d’échapper au service militaire, étaient dans une position sociale assez particulière. Leurs réponses à la question du futur faisaient apparaître d’autres interrogations au sujet de la confrontation de l’individu à la société, des manières d’interagir avec le monde d’aujourd’hui.

C’est quelque chose d’important pour moi : leurs propos avaient une dimension très politique sans être idéologiques ou revendicatifs. À travers la conversation, le récit d’une expérience singulière, on a plutôt accès à une poésie du quotidien. Au sujet de son statut de sans-papiers, mon ami kosovar a fait une belle remarque : « Je ne considère pas les institutions autour de moi, je ne considère que les personnes » ; étant irrégulier au regard des institutions, il s’était créé une manière différente de voir les choses, en privilégiant le rapport humain, et grâce à son bagout et à sa personnalité, parvenait à s’en sortir. Il réussissait ainsi à préserver sa liberté, dans un climat de tensions folles.

Cette pratique de la conversation que tu développes présente clairement un aspect politique. J’aimerais aborder avec toi la question de ce que tu appelles dans certains de tes textes le « potentiel révolutionnaire de la narration » ; dans quelle mesure est-il possible, selon toi, d’avoir une influence sur le monde par l’utilisation de notre langage ? Plus largement, quelle est la place du politique dans ton travail ?

Pourquoi dire, penser des choses et les exprimer peut changer les choses concrètement ? On peut considérer l’idée que la réalité n’est qu’un tissage de fictions humaines : lois, cultures, conventions collectives, genre, tout est défini socialement. L’existence réelle de ces choses-là est donc très lointaine… Comme toutes ces conventions sont fictives, on peut très certainement agir sur ces choses réelles par la fiction.

Les films documentaires sont pour moi une manière de « vérifier » comment ça se passe dans le monde. Du coup, je me situe peut-être plus du côté de la collection; quand je fais un film, je ne me dis pas que je vais redéfinir les choses, mais que je vais montrer comment ailleurs dans le monde, il y a déjà des gens qui ont redéfini les choses, les idées reçues, qui ont des versions différentes du réel. En montrant comment il y a du sens dans cette favela au Brésil, du sens dans la pratique des cerfs volants, je propose qu’un jeu d’enfant soit aussi un acte politique. C’est de cette manière que je fais de la politique comme je l’aime, sans tomber dans un discours fermé.

Tu expérimentes aussi différentes pratiques dans ton travail, notamment celle de la cuisine avec le collectif MataHambre ; peux-tu me parler de ton expérience dans ce collectif, qui s’articule autour d’une triple démarche : « MataHambre es cocinar, hablar y comer ».

En 2012 je suis parti en Amérique latine ; j’avais besoin de faire une pause dans mes projets artistiques, et j’ai surtout fait de la cuisine. C’est une activité qui est apparue en collectif, au fil des rencontres ; d’une certaine manière la question du dialogue revient toujours : la question du médium est moins importante que celle de l’enjeu, qui est de créer des contextes de conversation, des lieux de partage et d’échange ; que ce soit dans une interview filmée, une performance ou une activité comme la cuisine, l’important est de trouver un contexte propice à la conversation et de mettre en valeur la parole des gens que je rencontre, que forcément je choisis, et dont la parole me semble importante.

Avec la cuisine, la question était aussi économique, on se demandait comment gagner de l’argent avec cette activité. Notre idée était de trouver des contextes où l’on pouvait créer un lieu de partage autour de la cuisine : la table, le repas nous semblaient un lieu de dialogue à explorer. Nous cuisinions ensemble à cinq, nous qui venions de différents lieux et de différentes pratiques, un designer, un artiste, un producteur de musique, un ingénieur environnemental, un architecte : aucun d’entre nous n’était cuistot. Certains se sont joints à nous, d’autres sont repartis, le groupe était changeant ; ça aussi, c’était une forme de dialogue.

Luca_Wyss-exodo_vegetal-bd

Le mot d’ordre était de dialoguer dans le faire : faire, puis amener le dialogue ensuite. On a fait par exemple des cours de cuisine dans une favela à Buenos Aires ; on faisait ça bénévolement, on voulait voir comment créer un lieu de réunion pour ces gosses, sans être des profs, juste des accompagnateurs, en leur donnant un cadre, mais en les laissant libres. Par exemple, on proposait des recettes de gâteaux et ils pouvaient les cuisiner avec ce qu’ils voulaient. On voulait transmettre la façon de faire du do it yourself : on ne leur donne pas quelque chose, on leur apprend à faire. Au quotidien, on partageait plein de recettes, on faisait des repas, on a monté une AMAP, le tout dans un fonctionnement horizontal ; et puis on récupérait beaucoup de produits bio, il y avait beaucoup de passage à la maison, ça brassait du monde !

Toujours autour de la cuisine, tu as développé le concept des Cena Canibal, peux-tu m’en dire plus ?

J’ai été en résidence dans un lieu d’art de Valparaiso, qui s’appelle Galvez Inc., où j’ai développé ce projet des Cena Canibal. C’est un projet qui est né d’une envie de connecter ma pratique de la cuisine telle que je l’avais expérimentée avec Matahambre, avec ma pratique artistique.

L’idée est simple : j’utilise la cuisine comme un médium pour créer un espace d’échange. J’invite une vingtaine de personnes à partager un repas, j’offre la nourriture, et en échange je demande qu’on me rétribue à travers un acte artistique. Cet acte est quelque chose d’immatériel, ce n’est pas un objet que je vais garder et posséder, c’est un objet qui va être présent pour tous sur le lieu et dont tous les participants vont être spectateurs. Le geste crée un échange, tout le monde participe et propose quelque chose. Du coup la nourriture n’est pas vraiment le sujet, mais plutôt la matière première, ce qui rend les choses possibles : Ce qui a lieu c’est un repas, mais ce qui est intéressant c’est que le repas devienne un lieu d’échange, et que la monnaie d’échange, ce soit la nourriture. Cette dimension pose la question de la rémunération, de l’économie, de la gratuité, de la possibilité de se nourrir… Tu manges, et tu t’engages à rémunérer, non pas avec de l’argent, mais en donnant quelque chose de toi.

Justement, à chacune de ces Cenas, tu réalises un fanzine ; portes-tu un intérêt particulier pour l’édition, la mise en page, l’objet livre au sens large ?

À l’origine de ces fanzines, je me suis posé la question de la forme sous laquelle j’allais pouvoir documenter un tel événement performatif, sans rester dans la documentation classique de photos ou de vidéos ; cette solution impliquait de devoir penser la lumière et la mise en scène de façon à rendre possible la prise d’images, ce qui signifiait mettre la caméra au centre de l’espace. Ça ne convenait pas. Il a fallu chercher une documentation plus subjective, qui de plus sorte de cette logique d’abondance de l’image. Plutôt que de perturber le moment du repas, j’ai préféré recueillir des témoignages, demander à des gens présents aux repas de m’écrire un petit texte qui me décrive ce qu’ils ont vécu, et d’en faire un fanzine, avec quelques photos, quelques recettes, réalisé très simplement. Cela permet de laisser juste une trace de ce qui s’est passé, de rester assez suggestif pour ne pas créer de modèle de Cena à suivre et de faire en sorte que la spontanéité de chaque participation puisse être renouvelée.

Luca_Wyss-fanzine_cena_canibal_#1-bd

L’inconvénient est que ce support ne convient pas toujours aux institutions pour promouvoir mon travail, on me dit souvent que le projet manque de documentation visuelle… la démarche conceptuelle vient se heurter à la réalité. Néanmoins le fanzine sera disponible à Jeune Création, et vise à communiquer cette idée que Cena Canibal est un projet vivant, pas un événement fini, et qu’il continuera tant qu’il y aura des choses à explorer dans ce dispositif.

Tu as choisi de présenter ton projet Pipas Malucas à Jeune Création, autour de ton documentaire « Um funk pra passaros ». Peux-tu me raconter l’histoire de cette rencontre et de ce film ?

Au fil de l’exploration de l’activité de la cuisine – car je me suis rendu compte que la cuisine était un médium comme les autres –, j’en suis revenu à me questionner sur des problématiques artistiques. En 2014, j’ai eu une résidence à Rio au Barraco #55, le centre d’art d’une favela, durant laquelle j’ai réalisé ce film sur les cerfs-volants. C’est un documentaire en deux parties, qui commence par un entretien avec le fabricant de cerfs-volants du quartier, puis qui montre les habitants en train de les faire voler. Je voulais évoquer la portée sociale et politique de cette pratique, et montrer les gestes qui l’entourent, ce qui s’y laisse voir. Le film, accompagné d’une exposition de cerfs-volants, a été projeté plusieurs fois, notamment au Chili, où la culture des cerfs-volants existe aussi, mais où ces derniers sont fabriqués différemment, selon d’autres formes… Il me semble intéressant de montrer ces pratiques populaires minorisées, comme les cerfs-volants en Amérique Latine, ou le football en Algérie, ces éléments de la culture populaire qui sont des espaces de liberté dans un contexte social verrouillé.

tumblr_n19rhpllkW1ttzsaso3_1280

L’installation que tu présenteras se compose également d’un accrochage et d’un stand de fabrication et de vente de cerfs-volants. Quelle expérience, quelle interaction souhaites-tu créer chez le visiteur ?

L’exposition vise à faire vivre le projet, dans d’autres lieux, même éloignés du contexte de la favela ; le dispositif d’exposition évolue donc selon les lieux à disposition. À Rio, j’avais pris le parti d’exposer des cerfs-volants cassés que j’avais récupérés, il y a eu une fête et beaucoup de réactions ; à Lausanne c’était différent, la projection s’était suivie d’une discussion en cercle autour du film…

Pour Jeune Création, ce sera encore différent : je vais montrer le film sur une télévision, les gens pourront s’arrêter et regarder. À côté il y aura une table, à laquelle je serai présent pour fabriquer les cerfs volants et les vendre, pour reproduire le lieu de fabrication, en gardant le désordre de l’atelier d’origine, avec des papiers par terre… histoire de recoloniser un peu le white cube. Je vais utiliser une trame de fils pour exposer les cerfs volants, comme s’ils avaient volé et s’y étaient accrochés. Si les gens le souhaitent, ils pourront en fabriquer eux aussi, l’idée c’est de créer autre chose pour le visiteur qu’une simple observation. Être présent moi-même permet d’introduire un aspect performatif, la présence physique représente une forme d’engagement. Et puis la fabrication manuelle, la reproduction de ce geste fragile d’assemblage de baguettes de bois, de papier et de colle, permet une ouverture du champ du documentaire; encore une fois, il s’agit de dialoguer dans le faire.

Il me semble que ton travail s’inscrit particulièrement dans une démarche d’indépendance, tant par les sujets que tu te proposes d’aborder que les collectifs dits « alternatifs » avec lesquels tu travailles…

L’indépendance, l’autogestion, créer des contextes où on change le monde par le faire, pas par la théorie : pour moi il s’agit d’un prolongement de la démarche artistique. C’est une façon de faire de l’art, mais c’est avant tout une façon de vivre, que l’on développe d’ailleurs chaque été avec des amis, dans le cadre du PIC festival, il s’agit d’une grande fête à dynamique artistique, où tout le monde est acteur et participe à l’organisation. Moi je m’occupe de la cuisine, où on s’active pour faire à manger pour les 300 participants. La cuisine devient un véritable lieu de polarisation dans le festival, tout le monde gravite autour de cet espace, de sorte que préparer à manger devient un moment créatif. C’est un nouvel espace de conversation qui se crée.

De manière générale, le thème de la fête me semble important ; il est bon de partager ces moments de joie, qui racontent énormément de choses. Dans Climat de France, ce sont ces moments de rires, de chansons, de danse, qui créent des respirations dans le quotidien et dans le film. Il est bon de sortir du sérieux des institutions , de ce qui est empreint d’un sérieux politique, pour entrer dans une démarche de création active, vers plus de légèreté.

As-tu des projets en préparation, des envies pour la suite ?

En ce qui concerne les films, j’ai envie de passer à d’autres formats, peut-être aussi à la production…  Je prévois de faire des allers-retours entre France et Chili, de continuer à diffuser le projet Pipas Malucas, et de poursuivre l’expérience des Cena Canibal en organisant des événements en France.

Exposition à Jeune Création, du 17 au 24 Janvier, à la Galerie Thaddaeus Ropac, Pantin

Site internet de l’artiste: http://lucawyss.com/fr.html

Crédits photos: © Luca Wyss, Félix Albert, Cha Gonzalez

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.