Entre fiction et conscience – Entretien avec Lucie Picandet

Lucie Picandet vit et travaille à Paris. Elle a remporté le Prix de la Fondation Emerige en novembre 2015. Son travail s’articule autour d’un projet global intitulé “Celui que je suis”, rencontre dans un univers entre fiction et conscience.

Entretien par Queenie Tassell

Tout d’abord, pouvez-vous vous présenter et décrire votre parcours?
J’ai suivi une formation aux Beaux-Arts de Paris pendant cinq ans, jusqu’en 2007. Ensuite, j’ai fait un master 2 de Philosophie à Paris 8 où j’ai fait un mémoire sur Descartes et la fiction.
Je suis actuellement en train de terminer une thèse dont le titre est Machines de mémoire. L’Être artificiel dans trois fictions cinématographiques, en lien avec trois films : Casanova de Fellini, 2001 l’odyssée de l’espace de Kubrick, et Hitler, un film d’Allemagne de Sybeberg.

Pouvez-vous revenir sur ce que j’appelle un “parcours esthétique” : expositions ou oeuvres emblématiques pour vous?
Déjà, les trois films sur lesquels je travaille pour ma thèse ont vraiment été des chocs. On dit souvent qu’on doit pas travailler sur les films qu’on préfère parce que c’est comme si on cassait son jouet, mais je suis pas du tout d’accord!
J’ai aussi eu un gros déclic à 16 ans qui venait de rien en spécifique, une espèce d’explosion d’écriture, d’idées que je ne comprenais pas et que je mettais sur papier. Je séchais tous les cours, je ne faisais que ça, je me réveillais à 7h30 du matin et je partais écrire jusqu’à midi, treize heure.

Pouvez-vous m’expliquer globalement votre projet “Celui que je suis”?
Il a commencé en août 2004, sur un marché aux puces. Je faisais un exercice de mise en conscience de mon corps avec ma caméra, et j’ai eu une sensation de déjà vécu avec une carte postale représentant un château.

La matrice, Carte postale trouvé, 2004, 10 x 13 cm

La matrice, Carte postale trouvée, 2004, 10x13cm

Qu’est-ce qu’une conscience exactement?
Une conscience c’est être là et avoir l’impression d’être dans la réalité, d’avoir une identité, de s’appeler untel, d’avoir des souvenirs. Juste avant la conscience, c’est comme le moment avant de se réveiller. On ne sait pas qu’est ce qu’est la réalité, notre mémoire peut être mélangée avec nos fantasmes. Je travaille dans ce moment là.
La plus part du temps on ne se rend pas compte de ce que l’on fait avec son corps. Et, si on prend conscience de ce qu’il est, d’où il est, et de quand il est; par exemple quand on apprend un geste ou une danse, le rapport au temps est complètement différent. D’où certains phénomènes comme les impressions de déjà vécu.

Ce qu’il s’est passé ce jour là?
Exactement. À partir de l’impression de déjà vécu que j’ai eu avec cette carte postale, je me suis demandée : Finalement, de quoi suis-je sûre de ce dont je me souviens? Quelle est réellement ma mémoire? Est-ce que finalement ma mémoire n’est pas simplement de la fiction qui s’est transformée en souvenir? Et donc à partir de là j’ai utilisé cette photographie pour démarrer ce projet de fiction.

Comment s’articule ce projet?
Il y a une partie – on va dire – rationnelle : après avoir fait des recherches, je suis allée voir le château de Telc en République Tchèque où j’essayais de rechercher ce souvenir, d’essayer de comprendre ce qu’il s’était passé. C’était surtout l’occasion d’y aller et de me promener dans le parc, de le voir en vrai, de le voir d’une autre manière, ce que ça me provoquait, refaire la photo aussi, faire un petit film et tout ça. Finalement, j’ai passé quinze jours là-bas, dans cette petite ville, à écrire.
D’un autre côté, il y a toute la partie invention, fiction pure, avec un personnage qui est dans une situation extrêmement banale. Je le place en train de déjeuner avec quelqu’un et j’écris tout ce qu’il ressent, jusqu’à la moindre perception, la chose la plus infime, je vais la connecter ensuite avec des souvenirs, etc. “Celui que je suis” est donc à entendre du verbe “suivre”.

C’est un homme?
C’est un homme parce que le mot corps est masculin. En fait, ce personnage c’est juste mon propre corps comme lieu imaginaire. Finalement ça pourrait être une femme, mais le problème c’est que je suis trop sous l’emprise de la langue française où le masculin l’emporte. Le ‘il’ offre une neutralité qui n’existe pas avec le “elle”, malheureusement.

Finalement, cette sensation de déjà vécu, vous avez trouvé d’où elle venait?
Non. Ça m’a juste permis de questionner ce rapport entre la fiction et la mémoire. Ce que je fais également dans mon travail de thèse.

La Découverte, Encre de chine et aquarelle sur papier, 2015, 50 x 100 cm

La Découverte, Encre de chine et aquarelle sur papier, 2015, 50 x 100 cm

Ce n’est pas compliqué de travailler sur une thèse qui traite d’un sujet aussi proche de sa production?
Finalement c’est simple vu que je m’appuie sur des oeuvres qui ne sont pas les miennes. Ca donne beaucoup d’intuition pour les analyses. Je voulais pas du tout faire une thèse sur mon travail, je trouve ça enfermant. Et j’aimerais bien faire un film un jour aussi…

Ah oui! Un long métrage?
Oh oui, j’aimerais bien. Commencer déjà par un petit film, un court. Mais dans l’idéal oui, j’aimerais bien même en faire deux, trois… quatre! La réalisation m’intéresse énormément, mais je ne me sens pas assez mûre encore.

Il n’y a pas de fin à “Celui que suis”?
Non il n’a pas de fin. Il peut y avoir des greffes, des transformations ou des renversements.

Ce projet existe depuis plus de dix ans maintenant, savez-vous combien il y a-t-il de pièces en tout?
Je dois avoir une cinquantaine de broderies et une vingtaine de cahiers. Plus mon travail écrit. Je dois avoir deux-cents boulots, quelque chose comme ça dans des médiums variés : broderies, cahiers, dessins, vidéo, son, sculpture sur bois, terre, et aussi une pièce en cuir que j’ai fait chez Hermès.

Pièce que je trouve assez logique, car vous êtes attachée à la fabrication presque artisanale…
Oui j’y suis énormément attachée, il y a eu une période où je voulais absolument apprendre un maximum de gestes pour être comme un homme-livre. J’ai suivi un stage de filage de laine, également de la forge, de l’orfèvrerie, et je suis allée voir les brodeuses d’Alençon.

Est-ce que vous faites une distinction entre ces médiums?
La broderie c’est une activité intermédiaire entre l’écriture et le dessin, j’ai l’impression de pouvoir faire les deux en même temps. C’est un peu compartimenté, la broderie c’est plus un travail purement plastique, ça se détache de la narration.

Celui que je suis, Vue de l’exposition “EMPIRISTES”, Bourse Révélations Emerige 2015, © Rebecca Fanuele

Celui que je suis, Vue de l’exposition “EMPIRISTES”, Bourse Révélations Emerige 2015, © Rebecca Fanuele

Vous avez des projets prochainement?
Tout d’abord, une exposition collective de dessin, en avril 2016 à la galerie Vallois, les commissaires sont Barbara Soyez et Sophie Toulouse qui s’occupent d’un magazine de dessins qui s’appelle The Drawer. Cette exposition aura lieu pendant Drawing Now (le salon de dessin contemporain).
J’ai également enregistré un poème pour l’émission “Les carnets de la Création” du 14 décembre à Radio France.

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