« Le Grand Troc » de Nicolas Floc’h: L’action sociale dans les règles de l’art

Poursuivant, dans le cadre de cette exposition à Vitry-sur-Seine, un projet initié en 2008 au Chili dans le cadre de l’action Nouveaux Commanditaires, Nicolas Floc’h propose au MAC/VAL une expérience en collaboration avec les classes de deux collèges de banlieue parisienne (Bagnolet et Saint-Mandé) ainsi que leurs professeurs, en les invitant à une réflexion conjointe autour d’un thème trop rarement abordé dans le cadre scolaire : celui de leurs envies, de leurs besoins, pour leur école et pour eux-mêmes. Il s’agit pour les participants de s’interroger sur leur contexte de vie dans l’établissement scolaire, en dressant, à l’occasion d’ateliers et de discussions communes, une liste de propositions regroupant un ensemble de désirs : un mur d’expression artistique, une salle de musique, une salle de repos, des plantes, des animaux, une journée d’échange de rôles professeurs-élèves, une infirmière, un cuisinier… à partir de ces souhaits formulés, élèves et professeurs réalisent des sculptures en bois et en matériaux de récupération, représentant en taille réelle toutes les choses dont ils ont exprimé le besoin. L’exposition rassemble ainsi un grand nombre de ces sculptures, qui sont alors disponibles au troc : tous les visiteurs qui le souhaitent ont la possibilité de troquer la sculpture originale, estampillée « Le Grand Troc », contre l’objet réel représenté.

En observant ces sculptures de bois, façonnées à la main, grattées, griffonnées, assemblées avec plus ou moins de finesse par des enfants et des adultes novices dans le travail du bois, on se trouve face à des objets chargés d’intentionnalité. C’est d’emblée que nous entrons dans le questionnement humain qui a mené à ces choix, par un moyen que seul nous offre le médium artistique : l’observation sociale se fait ici par l’observation de la matière physique. Car si le processus est singulier, les objets le sont aussi : les formes, les marques des pots de peinture, de l’ordinateur ou du sac de frappe, gravées un peu maladroitement à la main, créent un décalage avec l’objet réel. À travers la fabrication, les enfants créent des doubles subjectifs des objets désirés, bien plus chaleureux, habités, que les produits en série qu’ils représentent. On peut parfois facilement retracer les désirs des enfants en interprétant leurs choix, par exemple lorsqu’on constate le nombre de maillots de football qui composent la série exposée au fond de la salle ; les noms des clubs et des joueurs (PSG, Pogba, Ibra …) viennent exprimer l’engouement des élèves, ici pour le football, ailleurs pour l’expression par la musique ou la peinture.

Exposition "Le Grand Troc" de Nicolas Floc'h", MAC/VAL, 2015, © Sarah Si Ahmed

Exposition « Le Grand Troc » de Nicolas Floc’h », MAC/VAL, 2015, © Hélène Gruénais

Sans que ce soit leur vocation première, la charge affective placée dans ces objets lors de leur réalisation, la spontanéité qui transparaît dans leur forme et les rapproche de l’art brut, et la démarche dans laquelle ils s’inscrivent leur confèrent presque un caractère totémique, comme autant de célébrations de ces outils de l’épanouissement et du bien-être humain, dont, pour si quotidiens qu’ils paraissent, de nombreuses personnes sont privées. Cela amène à la considération d’un arrière-plan commun pour nos désirs – le matériau brut rappelant à la simplicité de ce dont tout un chacun a besoin pour son bien-être, et à la nécessité de mettre ces instruments à disposition dans le cadre pédagogique et collectif.

Exposition "Le Grand Troc" de Nicolas Floc'h", MAC/VAL, 2015, © Sarah Si Ahmed

Exposition « Le Grand Troc » de Nicolas Floc’h », MAC/VAL, 2015, © Sarah Si Ahmed

Mais c’est avant tout la possibilité pour le visiteur de participer au « Grand Troc », en donnant un objet contre une œuvre, qui fait le dynamisme et l’efficience de la démarche, et vient interroger la possibilité de passer de l’utopie à sa réalisation. D’un certain point de vue, le processus revêt un aspect presque magique, comme si les sculptures de bois pouvaient prendre vie par le moyen du troc – cependant, on sait bien que c’est le désir de visiteurs extérieurs qui a amené à rendre le tour possible. Le catalogue joue à cet égard un rôle déterminant dans le fonctionnement de l’exposition ; on le consulte pour suivre l’avancement de la démarche, pour voir où elle échoue et où elle parvient à opérer : il est évidemment plus facile de trouver preneur pour un pinceau ou une bombe de peinture que pour un écran plat ou une batterie. On peut alors être amené à s’interroger sur ce qui a motivé cette décision, de la part de chaque donateur, depuis ses dispositions sociales, économiques et affectives : est-ce la démarche en elle-même qui touche et concerne ? Est-ce la dimension ludique, l’occasion de pouvoir jouer au troc avec l’artiste, au sein de l’espace institutionnel du musée ? Ou encore la volonté de réaliser un bénéfice, en échangeant un objet ordinaire contre une œuvre d’art originale ? Cela amène à une réflexion sur le don ; sans la contrepartie d’acquérir une œuvre, la volonté de donner ne serait probablement pas venue aux visiteurs participant au troc. C’est la valeur symbolique et économique de l’œuvre d’art qui se trouve ici implicitement mise en question.

Exposition "Le Grand Troc" de Nicolas Floc'h", MAC/VAL, 2015, © Sarah Si Ahmed

Exposition « Le Grand Troc » de Nicolas Floc’h », MAC/VAL, 2015, © Sarah Si Ahmed

Toute l’audace de Nicolas Floc’h consiste justement à tirer parti de cet état de fait, en incluant la démarche artistique dans une réflexion et une pratique sociales, et en invitant le visiteur à participer au jeu de l’échange. Comme le dit l’artiste à propos de ce dispositif qui permet à une communauté de demander et d’obtenir ce dont elle a besoin, « C’est comme toute chose : si on trouve l’articulation et les moyens de rendre cette chose possible, on peut rendre l’absurde, l’impossible possible. […] Par le biais du troc, j’ai utilisé le système de l’art pour pouvoir rendre cette chose possible. J’ai alors questionné un ensemble de mécanismes propres au système. À ce moment, je suis entré sur un terrain beaucoup plus conceptuel, en interrogeant les rouages de la fabrication de l’art, le statut du collectionneur, de l’artiste, de la circulation de l’œuvre, de la création de la valeur. » Dès lors, le projet dépasse la simple utilité sociale, pour se faire politique, au travers d’un questionnement critique sur les pratiques et les représentations communes. À son échelle, la réussite de la démarche de Nicolas Floc’h montre qu’en mettant en place un dispositif juste, l’art peut, en plus de proposer une recherche formelle et une réflexion critique solide, se faire vecteur de changement.

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