« CTRL. Alt. Shadow »

Il sert parfois de se retirer du centre névralgique de la capitale pour découvrir de nouvelles choses, de nouvelles zones, de nouveaux horizons artistiques.

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VUE DE L’EXPOSITION « CTRL. ALT. SHADOW », ANTONE KÖNST ET JEAN-BAPTISTE LENGLET, DU 27 FÉVRIER AU 2 MARS 2015, ATELIER DAVID DOUARD, AUBERVILLIERS.

Dans le cadre industriel de l’atelier de David Douard à Aubervilliers et sur une invitation de ce dernier, les artistes Antone Könst et Jean-Baptiste Lenglet signent une courte, mais non moins surprenante exposition accompagnée par la curatrice Elisa Rigoulet. Antone Könst vit et travaille à Los Angeles, Jean-Baptiste Lenglet vit et travaille à Paris, ils se sont rencontrés en 2011 lors d’une résidence à Los Angeles. Au titre à première vue énigmatique « CTRL. Alt. Shadow », l’exposition nous engage dans l’espace d’une quasi science fiction en noir et blanc.

Des silhouettes, aux formes humanoïdes, des surfaces découpées d’une façon qu’on pourrait croire naïve, des panneaux de carrelages peints dans une inspiration quasi matissienne, de petits châteaux de plâtres à la fonction d’étais, des collages aux accents psychédéliques, une tête de licorne et des lunettes surdimensionnées, deviennent les personnages de ce décor fictif. Ce dernier se construit pour nous dans l’interprétation à la fois d’une salle d’attente où trône de kitsch plantes vertes à l’entrée, mais aussi d’une scène de film, presque un polar sombre, dont la scène se déroulerait dans une vaste salle d’opération clandestine entourée de bâches noires. La lumière est blafarde, une bande-son nous enivre tout en mettant l’espace sous tension, les objets se transforment en ombres, peuplant les vides.

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vue de l’exposition « CTRL. Alt. Shadow », Antone Könst et Jean-Baptiste Lenglet, du 27 février au 2 mars 2015, Atelier David Douard, Aubervilliers.

Rares sont les expositions à avoir la faculté de nous transporter immédiatement dans un univers bercé entre la fascination et une certaine forme d’incompréhension. On peut dire qu’elle pique notre curiosité, éveille nos sens, perturbe nos pensées préalables. Elle joue entre deux registres qui pourtant n’en font qu’un. Elle s’inspire et inspire de nombreuses références, sans jamais les singer. Elle commence par un code, celui du CRTL Alt, celui d’une combinaison de touches sur le clavier d’un ordinateur qui d’ordinaire conduit à la suppression de fichiers groupés ou aux déplacements de ces derniers. Ici, elle regroupe l’information, mais ne produit que des ombres, les silhouettes simples et vagues d’un univers déjà absent. Chapeaux, personnages burlesques, palmiers, ou formes abstraites s’y côtoient. Il s’agit pour les deux artistes de monter un programme invisible et sous-jacent à la mise en relation des objets disposés. Ce programme se concrétise par l’exposition qui dépasse d’un certain point de vue les œuvres présentées.

Ainsi à notre entrée, en traversant le rideau noir qui enserre le tout, nous faisons face à un ensemble d’objets rythmant un parcours précis. Nous traversons l’espace découpé par les volumes, silhouettes noires ou panneaux blancs de Jean-Baptiste Lenglet, ou peintures sculptures figurant de drôles de gymnastes et têtes en formes de boules de Antone Könst. Aux murs sont accrochés de grands collages sobres réalisés principalement par Jean-Baptiste Lenglet, mais dont certains ont également été produits par son comparse. Ce dernier a également réalisé des petits formats au dessin libre, presque naïf, disséminés sur les cimaises, mais aussi sur « les éléments surfaces » comme les nomme Elisa Rigoulet. Ces dispositifs se transforment en parois, donnent corps et architecture à l’exposition.

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VUE DE L’EXPOSITION « CTRL. ALT. SHADOW », ANTONE KÖNST ET JEAN-BAPTISTE LENGLET, DU 27 FÉVRIER AU 2 MARS 2015, ATELIER DAVID DOUARD, AUBERVILLIERS.

L’imagerie développée dans cette proposition est celle d’une zone grise où le corps humain s’intègre au monde numérique et mécanique. Antone Könst dépeint des figures aux mouvements décomplexés, presque élastiques, entrainées, semble-t-il, par une danse frénétique. On pourrait les croire dans état de transe proche du tarentisme italien de la région des Pouilles qui vit le jour au Moyen Âge. « Le mordu de la tarentule, presque moribond sous l’action du venin, plaintif, angoissé, agonisant, presque privé de ses sens extérieurs et intérieurs… dès qu’il a entendu (le son des instruments de musique) revient aussitôt à lui, ouvre les yeux, tend l’oreille, se met debout, commence d’abord par remuer légèrement les doigts des pieds et des mains, puis gardant le rythme de la mélodie qui lui est agréable et favorable, se met ensuite à danser avec entrain, gesticulant avec les mains, les pieds, la tête et toutes les parties de son corps, travaillé dans tous ses membres par une agitation diverse1 ». Cette libération frénétique du corps est aussi celle qui inspire les danses urbaines, dont le mouvement souhaite exprimer ce qui ne peut être dit, faute d’une parole trop souvent acquise aux puissants et à la doxa dans les années 1980 notamment.

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ANtone KÖnst, hrcls, 2015, carrelage, peinture, moulage en Plâtre, métal, dimensions variables. VUE DE L’EXPOSITION « CTRL. ALT. SHADOW », ANTONE KÖNST ET JEAN-BAPTISTE LENGLET, DU 27 FÉVRIER AU 2 MARS 2015, ATELIER DAVID DOUARD, AUBERVILLIERS.

L’imagerie est aussi celle d’un regard porté sur la technique du collage, réinterprété aujourd’hui par le monde du numérique et l’univers informatique. Les collages produits par Jean-Baptiste Lenglet sont réalisés à partir de motifs numériques imprimés sur papier. L’artiste trace des espaces perspectifs et perceptifs qui font la part belle au vide. Les formes se dévoilent ainsi plus par ce qui manque et ce qui les détoure, que par leurs propres motifs souvent saturés d’éléments entremêlés. Il a également produit des sculptures, à partir de fragments d’anciennes cimaises d’exposition. Celles-ci sont des silhouettes muettes, des formes dont la narration aurait été stoppée dans une latence certaine. En effet, aucune clé narrative n’est transmise au visiteur. Celui-ci doit s’ancrer dans les vides, traverser des zones floues, contourner les « œuvres-parois », s’imprégner du son pour monter sa propre interprétation.

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Jean-Baptiste Lenglet, makimono vision, 2014, collage marouflé sur bois et encadré, 180 x 150 cm. VUE DE L’EXPOSITION « CTRL. ALT. SHADOW », ANTONE KÖNST ET JEAN-BAPTISTE LENGLET, DU 27 FÉVRIER AU 2 MARS 2015, ATELIER DAVID DOUARD, AUBERVILLIERS.

L’ombre, shadow, est donc une forme redondante dans l’espace, puisqu’il y a les ombres naturelles qui retranscrivent les formes exposées au sol. Ces formes sont elles-mêmes en quelque sorte les ombres d’images absentes. Le visiteur, lui, peut finalement se projeter lui aussi comme une ombre réfléchie de ces surfaces. L’exposition se concrétise alors dans ces interstices, devient une zone d’expérimentation, mais aussi une zone de mise en relation. Elle se fait alors média, dans tous les sens du terme, en dépassant ses objets, mais aussi en se jouant de la valeur médiatique avec Kakemono’s par exemple, un collage de Jean-Baptiste Lenglet. Mais ce Kakemono’s n’a de sens qu’en regard, presque en miroir, du reste de l’exposition, car en lui-même il ne propose qu’une plongée dans le vide, après avoir opéré cette fonction détournée et inventée « CRTL. Alt. Shadow ».

 Thomas Fort

1 E. Ferdinandus, Centum Historiae Centum Historiae seu Observationes et Casus Medici, ( Historia LXXXI seu casus octuagesimus primus, De morsu tarentelae, p. 254, cité par De Martino, La terre du remords, Paris, Gallimard, 1966, p. 213.

 

pour prolonger l’exposition découvrez les ouvrages disponibles aux éditions Récits

Antone Könst, Second Nature, 2015
21 x 29,7 cm, 
30 pages, 
50 exemplaires, 
ISBN 979-10-94029-03-9

David Douard et Jean-Baptiste Lenglet , The Island Of Lost Souls /A Nightmare On Hopi Street
, 2015
21 x 29,7 cm, 
76 pages, 
50 exemplaires, ISBN 979-10-94029-05-3

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