«Traces du sacré» — «Transmediale.08»

A propos de deux articles:
Philippe Dagen. «Du spirituel dans l’avant-garde». Le Monde, samedi 10 mai 2008.
Paul Ardenne. «Transmediale.08». Artpress n° 344, avril 2008.

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Adla, au Mamco, juin 2005

Nous donnons ci-dessous des extraits de deux articles à propos de deux expositions, écrits par deux historiens d’art, montrant deux manières d’écrire.

1. Le récit du promeneur solitaire* de Philippe Dagen, de proche en proche, d’œuvre en œuvre, constitue une première manière, fluide, de rendre compte d’une visite de l’exposition Traces du sacré au Centre Pompidou. Manière applicable au récit d’une session longue de consultation sur le web, de link à link.

2. L’autre manière serait celle de Paul Ardenne: le récit typologique synthétique, forcément critique, des œuvres rencontrées dans une exposition, manière qu’il adopte dans l’article «Transmediale.08», Haus der Kulturen der Welt, 2008, Artpress n° 344, avril 2008, pp. 73-74, à propos d’une exposition physique centrée sur la création numérique et les technologies de communication. Manière applicable aussi au récit critique d’une session de consultation sur le web.


1. Philippe Dagen. «Du spirituel dans l’avant-garde». Le Monde, samedi 10 mai 2008. Le récit du promeneur solitaire* dans l’exposition.

*On pense à Rousseau, à Walser et à Christian Bernard, directeur du Mamco, éminent concepteur d’exposition, «guide» de visite de ses propres expositions et qui développe cette idée du promeneur de musée: «Parler de ce qu’on voit [...] c’est précisément la condition de voir et on en fait vraiment l’épreuve dans la promenade au sein du musée où tant de signes sont articulés dont très peu forment de petites chaînes signifiantes pour le promeneur même attentif. Et la parole est vraiment le médium de l’espace muséal tel que l’on le conçoit.»

«Traces du sacré renoue avec un genre que le Centre Pompidou a peu pratiqué depuis une décennie après en avoir fait sa spécialité auparavant: l’exposition thématique et historique qui donne à comprendre et parcourt une longue durée en suivant une hypothèse. Le chemin s’ouvre sur Friedrich et Carus au début du 19e siècle, passe par Munch et Hodler et visite en détail le 20e siècle, près de 350 œuvres et 200 artistes.
L’hypothèse est celle-ci: contrairement à ce qui a été affirmé le plus souvent, l’histoire des avant-gardes est aussi —ou peut-être essentiellement— spirituelle. L’abandon des anciennes iconographies chrétiennes ne signifie pas la fin de tout art religieux mais l’apparition de nouvelles formes, moins narratives, plus épurées. Ces formes renvoient moins à une ou à des religions constituées qu’à un sentiment du sacré ou à un désir de sacré: rapports de l’homme à la nature, au cosmos, à une transcendance sans nom ou à ce qui peut rester de paganisme ou de panthéisme dans la tête de l’homme moderne. Celui-ci est supposé rationnel, machinique, pratique, de moins en moins religieux. A cette mutation, qui est celle des civilisations industrielles et scientifiques, répondent la recrudescence du divin et tout ce qui peut y préparer.
Telle est l’idée directrice. Et l’exposition, reprenant le titre du livre publié par Kandinsky en 1911, aurait pu s’appeler Du spirituel dans l’art comme celle qui eut lieu, sur le même sujet, en 1985 à Los Angeles et à La Haye. Mais avec des moyens et une ambition plus réduits. Si Traces du sacré est l’une des manifestations les plus réussies que l’on ait vues au Centre Pompidou, elle le doit évidemment à l’intérêt majeur du sujet et au travail de sélection et de montage des deux commissaires Angela Lampe et Jean de Loisy.
Elle le doit aussi à la qualité des prêts: la démonstration file d’œuvres exceptionnelles en ensembles d’une rare richesse. Le plus pur des Mondrian et le plus effilé des Brancusi confrontés, Hodler et Chirico à peu de distance, Dix et Chagall, Kandinsky et Van Doesburg: il suffit de rapprocher deux toiles pour susciter une décharge électrique.

Inflexion irrémédiable
Certains rapprochements sont plus attendus: Picabia, Dali et Man Ray sous le signe du sacrilège, Newman et Rothko sous celui du sublime irreprésentable, Pollock et Beuys sous celui de la transe païenne retrouvée. Ils n’en fonctionnent pas moins. Autres grands moments: la vitrine dédiée aux admirateurs des Indiens Hopi, de Warburg à Ernst en passant par Breton et le mur de la danse et des masques, avec Nolde, Derain, Heckel, Janco et Cameron —celui-ci étant l’artiste actuel de la série selon un processus pratiqué aussi systématiquement que possible: insérer des créateurs actuels et suggérer que l’histoire continue. L’aveuglante Salle de lecture de Jean-Michel Alberola, les vidéos mordantes d’Adel Abdessemed, les montages sarcastiques de Franck Scurti, le reliquaire funèbre de Jean-Jacques Lebel tombent juste au fil du parcours.
Celui-ci, disposé selon un ordre à peu près chronologique, subit en son centre une inflexion irrémédiable. Dans la première moitié, du symbolisme jusqu’à l’abstraction et au surréalisme —jusqu’aux années 1930 donc—, l’inventivité, l’esprit d’expérience, la recherche de l’inconnu dans l’inconscient, la passion pour toutes les formes dites primitives de rites et de cultes prolifèrent avec une force qui effare aujourd’hui encore. L’admirable Dame de Moscou de Kandinski est l’emblème de cette intensité psychique et créatrice. La première guerre mondiale —rappelée ici par Dix et Beckmann— ne coupe pas l’élan.
La seconde, le brise terriblement. Elle est signifiée par un extrait du dernier film que Murnau ait tourné en Allemagne, Faust, une légende allemande —la scène de cavaliers de l’Apocalypse et de l’affrontement du Bien et du Mal—, et par Him, de Maurizio Cattelan, mannequin d’Hitler agenouillé, tournant le dos au spectateur. Les tentatives d’art chrétien de Lurçat, Manessier ou même Matisse après la Libération pèsent bien peu par rapport à ce qui vient de se passer et que l’on ne veut pas voir. La lumière noire de Rothko et le noir de l’installation d’Eli Petel sont presque seuls à le rappeler plus tard. Ce qui suit —même Brion Gysin, même John Giorno— apparaît comme autant de tentatives pour atteindre un état de contemplation qui est oubli du monde et du présent, éclat éblouissant qui force à fermer les yeux ou ambiances colorées qui charment et calment un moment.
La sensation d’une baisse d’intensité s’installe peu à peu et, dans l’ultime salle, le mot espérance en néon bleu pend au bout de son fil. L’idée, simple et cruelle, est d’Alberola. Du sacré, il reste désormais moins que la trace: rien que le regret.»
Philippe Dagen.

Dossier (très) scolaire
sur le site du Centre Pompidou.
Y figurent le plan et le parcours conseillé de l’exposition, selon un fil assez labyrinthique, sans vision traversante, par salles numérotées:

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1. Trace des dieux enfuis / 2. Nostalgie de l’infini / 3. Les grands initiés / 4. Au-delà du visible / 5. Absolu / 6. Révélations cosmiques / 7. Élévation / 8. Homo Novus / 9. Éden / 10. Eschatologie / 11. Apocalypse I / 12. Danses sacrées / 13. Spiritualités païennes / 14. Éros et Thanatos /15. Offenses / 16. Apocalypse II / 17. Homo homini lupus / 18. Art sacré / 19. Malgré la nuit / 20. Résonances de l’archaïque / 21. The Doors of perception / 22. Sacrifice / 23. Sagesses orientales / 24. L’ombre de Dieu


2. Paul Ardenne. «Transmediale.08». Artpress n° 344, avril 2008, pp. 73-74. Le récit typologique.

«Comme les précédentes éditions, ces 8e Transmediale Berlin ont pris deux mois durant la forme d’un festival combinant performances, projections de films, cycle de conférences et expositions d’art contemporain. Thème retenu cette année: Conspire…! la conspiration. Un thème attrayant, voire sulfureux une fois rapporté aux pôles d’intérêt qui sont traditionnellement ceux du festival Transmediale, centré sur la création numérique et les nouvelles technologies de communication.
Le hacking, la libre appropriation des signes numériques, le détournement communicationnel, la suspicion jetée sur la “nouvelle économie” et la probité du Web forment aujourd’hui le socle de nombreuses créations artistiques se revendiquant ouvertement de la contre-culture. Leur inspiration se nourrit de préceptes radicaux, notamment ceux du collectif Negativlang, actif dans les années 1990, partisan d’une nouvelle démocratie d’essence digitale fondée sur le partage total et le libre usage des données médiatiques. Radicalité toute politique, sinon éthique, que celle-ci. Sans surprise, la militance y est souvent de rigueur (créer, c’est résister), et ancrée fréquemment dans l’altermondialisme. Où l’œuvre d’art vient constituer une forme de continuation de la politique par d’autres moyens, pour paraphraser Carl von Clausewitz.
Parmi les thèmes abordés par l’exposition Conspire…!, on relèvera en particulier la question du développement des systèmes bio-organiques, ferment d’une nouvelle forme de domination (Ursula Berlot), la science alternative (Alice Miceli, Christoph Keller) et, comme il se doit, le complot (Übermorgen.com, Trevoir Paglen…). Le traitement artistique de ces différents thèmes se traduit par la création d’œuvres aux forts accents conceptuels, peu esthétiques, pour lesquels l’impératif de séduction se révèle secondaire mais l’argument didactique, en revanche, essentiel. Décrire, dénoncer, convaincre. La plupart des œuvres exposées, ainsi, sont mimétiques. Leur mode privilégié d’énonciation: tableaux, inventaires, listings, cartes, collections, est aussi celui de cette technocratie honnie que l’on met justement dans la ligne de mire, la quête d’une forme spécifique se laissant volontiers corroder par le style “base de données”, ici récurrent. Citons à ce propos, dans une notoire représentation française (le fait est assez rare pour être souligné), les intéressantes prestations de Bureau d’études et de la société réaliste, deux collectifs optant, sur un mode critique, pour une stratégie de décryptage et de reconfiguration de l’information officielle.
Volonté de persuasion, soit. Le but recherché, pour autant, est-il atteint? C’est bien là que le bât blesse. L’exposition, à cet égard, manque sa cible, et ce pour deux raisons. La première est l’absence, dans la sélection, de certains artistes “hardcore” ou engagés d’une manière plus efficace sur le terrain de l’activisme conspirateur ou de la remise en cause du pouvoir communicationnel établi: Yes Men, Superflex, Peter Fend… parmi bien d’autres. La présence de ces fortes personnalités n’aurait pas manqué de booster la proposition et de lui conférer plus de crédibilité.» Paul Ardenne
Il nous reste à chercher les images des œuvres….

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