Christian BERNARD | ART, MUSEE, CONTEMPORAIN, ARTISTE | Image |

Notes à propos de l’expérience du Mamco (Musée d’art moderne et contemporain de Genève)

Colloque Zeitgenössische Kunst und die Institution Museum
Museum für Gegenwartskunst Basel


I_GENERALITES PRATIQUES

1_LE NEZ DANS LE MIROIR
C’est un lieu commun de rappeler que la notion de musée d’art contemporain est éminemment problématique et qu’elle a toutes les apparences d’une contradiction dans les termes. Comment, c’est-à-dire selon quelles modalités, selon quels critères, au titre de quels hypothétiques savoirs immédiats, en regard ou en vue de quelles valeurs, au nom de qui, enfin, nous autoriserons-nous à muséographier ce que nous appelons l’art contemporain, autrement dit déjà un incommensurable ensemble d’objets, de signes, de situations ou d’attitudes, particulièrement hétérogènes, que nous appréhendons confusément et paradoxalement comme un tout, et dont nous traitons, par définition, sans distance historique, sans la légitimité, d’ailleurs douteuse, que confère l’historicité ou, plus largement, l’"ancienneté" —je veux dire, la capacité de persister ou de faire retour dans nos champs d’intérêt actuels?

2_ LE MONDE (COMME CE QUI NOUS EST) CONTEMPORAIN
Car tout art est contemporain ou, plus précisément, tout ce que nous appelons ainsi nous est contemporain, au sens où l’ensemble des objets que nous recevons au titre de l’art (1) se présentent à nous ou se représentent en nous et par nous selon les conditions de réception et les constructions possibles à notre époque et qui définissent notre devenir contemporain. — D’où il ressort en outre par exemple que tous les musées sont de facto contemporains, quelle que soit leur forme ou leur objet et ni plus ni moins que les musées d’art contemporain;

3_LE SITE D'UNE FRACTION
Mais qu’appelons-nous donc Musée d’ART CONTEMPORAIN? D’abord un type d’institution relativement récent et nécessairement récent puisqu’il est quasiment concomitant de l’émergence de la catégorie d’art contemporain. Et qu’appelons-nous ART CONTEMPORAIN? Strictement parlant, un ensemble, au demeurant variable, de propositions reçues actuellement à ce titre par nous —ce "nous" désignant une fraction du monde de l'art que nous pourrions nommer "monde de l'art contemporain". Cela implique, et c'est encore un lieu commun, que le champ de l'art contemporain ne recouvre nullement le champ de tout ce qui se propose aujourd'hui au titre de l'art d'aujourd'hui de la part de tous les acteurs sociaux qui se présentent et/ou existent comme artistes. En d'autres termes, l'art contemporain n'est qu'un sous-ensemble des formes contemporaines de l'art. Et le Musée d’ART CONTEMPORAIN en est, a minima, l'un des "sites spécifiques".

4_APRES LE MOMENT MODERNE SANS LA MODERNITE
Nous pourrions nous rapprocher d'une réponse en notant que l'art contemporain ne s'est réellement constitué en catégorie que lorsque celle d'art moderne —quelles que soient les acceptions qu'on en donne— s'est progressivement révélée comme usée, insuffisante, inapte à subsumer les formes nouvelles, récentes ou actuelles de l'activité artistique. Autrement dit, l'art contemporain est littéralement et chronologiquement un art post-moderne. Ce qui ne signifie aucunement que l'ensemble de ses manifestations relèvent de l'une ou de l'autre des idéologies post-modernistes. On pourrait même interpréter nombre de ces manifestations comme opérant une Aufhebung, au sens hégélien du terme, de certains traits de la modernité.
L'appellation d'art contemporain est donc une appellation par défaut. Elle n'indexe aucun programme global, voire messianique, comme a pu le faire la notion d'art moderne. Elle marque moins une volonté de rupture, de projection ou de refondation que l'intuition floue d'un effacement du paradigme, d'une crise et d'un retrait du canon. En quoi l'art contemporain pourrait souvent se caractériser comme a-moderne, comme on dit athée —avec toute la violence sémantique de l'alpha privatif.

5_FLOTTANT ET RESISTANT
On a parfois pu dire que l'art contemporain reposait sur une esthétique négative et qu'il se caractérisait par une suite exponentielle de refus et de subversions ne conservant d'autre tradition que celle du nouveau. Pour étroite que soit cette vue, elle n'en décrit pas moins la logique de l'art contemporain dont le processus fondamental consiste bien en la recherche d'une expansion constante du champ de ses possibles. Nous appelons donc art contemporain un corpus diffus et mouvant de propositions au titre de l'art dont la définition en extension et en compréhension paraît par nature impossible. Imprévisible de par son concept évolutif, indéfinissable du fait de la diversité pragmatique de ses formes et de ses intentions, indiscernable pratiquement du fait de la quantité de cette variaté de principe, l'art contemporain constitue par conséquent un objet nettement antinomique aux ambitions scientifiques et axiologiques du musée.

6_LE CHATEAU DE SISYPHE
Un musée d'art contemporain est donc par destin un chateau de sable que balayeront les vagues à venir ou, si l'on préfère, un chateau de cartes qu'il faut nécessairement toujours ré-échaffauder avec la plus extrême délicatesse.
L'instabilité est son Umwelt, c'est pourquoi il est contraint de faire son impératif du mouvement et du changement, et son processus créatif de la crise permanente de l'identité de son objet.
L'incertitude est son principe, c'est pourquoi l'erreur est son lot qui le conduit à faire de la vérification expérimentale et de la contradiction sa méthode.
La proximité temporelle de son objet lui en fait une énigme qu'il méconnait comme telle. Ses tentatives de déchiffrement sont coextensives à cet objet. Elles relèvent de son archive plutôt que de son historiographie, de sa mémoire plus que de son histoire. C'est pourquoi la distance critique et l'engagement, le doute méthodique et l'empathie, la partialité revendiquée et l'humilité lui sont un moteur alternatif.
L'invisibilité —quand ce n'est pas le rejet— de son objet est plus que jamais sa condition sociologique. C'est pourquoi le Musée d’ART CONTEMPORAIN, qui est condamné à trouver des connivences dans son propre monde— au premier chef celui auquel il s'adresse—, doit tout autant, au nom même des idées et des valeurs qu'il prétend défendre, chercher pour elles des voies d'accès au monde réel, celui qui ne partage pas les croyances qui fondent le monde de l'art contemporain. Si vaine, ou si limitée, que soit cette tâche citoyenne et politique, les décideurs artistiques ne sauraient s'y soustraire ni la déléguer aux seuls techniciens de la médiation culturelle —sauf à y perdre toute justification et toute signification.

7_FAIBLE ET LOURD
Ce ne sont pas là les seuls paradoxes du Musée d’ART CONTEMPORAIN dont on aura compris qu'en vérité il ne saurait avoir de musée que le nom, tant ses modalités d'existence et de fonctionnement sont spécifiques. Si un musée se définit avant tout par une collection qu'il a pour tâche de constituer, d'inventorier, de conserver, d'étudier, de documenter, de développer, de présenter, enfin, au public, un Musée d’ART CONTEMPORAIN est par exemple confronté à toute une gamme d'objets, ténus, fragiles, éphémères, souvent difficiles, matériellement ou financièrement, à montrer et bien davantage à conserver. C'est ainsi qu'il a toujours tendance à les éviter, à les minorer ou à les oublier. (2)

8_APORIES
Plus encore, une part considérable de l'art contemporain s'est conçue et se conçoit à nouveau hors du musée ou de sa perspective et contre lui et son idée. Le musée se nierait à écarter cette part maudite de son trésor et cependant il ne peut que la dénaturer en s'en emparant. Il lui faut donc aussi s'exposer à cette trahison en l'exposant, c'est-à-dire en cherchant à la mettre en évidence.
A l'inverse, une autre part notable de l'art contemporain travaille par exemple avec le musée et sur ce qu'il représente. Cette mise en abyme referme le musée sur lui-même et pourtant elle en révèle les impensés. D'où l'intérêt d'affronter aussi les effets redondants de cette déconstruction simultanée de l'art, de son histoire et du musée comme structure historique de théâtralisation de cette histoire.
Au surplus, l'offre d'art contemporain ne manque pas d'oeuvres élaborées selon de telles données (dimensions, poids, composant, coût, etc.) qu'elles ne sont objectivement destinées qu'au musée ou à des équipements de même gabarit, dotés d'une semblable logistique. Les musées d'art contemporain ont suscité le développement pervers de ce nouveau genre de "pièces de musée" dont cependant beaucoup marquent des scansions décisives des métamorphoses de l'art contemporain.

9_LE MUSEE COMME ATELIER
Enfin, le musée d'art contemporain n'a évidemment pas à faire qu'à des oeuvres, mais avant tout à des artistes, le plus souvent vivants, avec qui il doit travailler et qui attendent de lui des moyens et des occasions de production. Il précède ainsi souvent la création et du même coup la détermine en amont comme il détermine en aval les conditions de visibilité et de compréhension des oeuvres.
Autant de circonstances particulières et complexes qui font du Musée d’ART CONTEMPORAIN une institution intermédiaire, ambiguë, hybride et contradictoire: champ d'application de l'art contemporain, outil de production, commanditaire, conteneur de sauvegarde de l'unique et du reproductible, instrument d'institution de la réception et vecteur de diffusion. Par où l'on voit qu'il est une entité structurelle du système de l'art contemporain. Ne pouvant, de ce fait, en sortir, il ne peut que s'en inquiéter toujours en réinterrogeant sans cesse ses modalités de fonctionnement. C'est évidemment ce qui en fait une structure stratégique où la théorie et la pratique s'affrontent en temps réel dans l'horizon du contemporain comme cristallisation du sens de l'époque.


II—PARTICULARITES THEORIQUES

L'expérience du MAMCO tente, avec tout ce que cela comporte de difficultés contingentes, de s'inspirer des conclusions que l'on peut tirer de ces remarques générales. Le musée se présente au visiteur comme un parcours continu, offert à sa flânerie à travers une suite de 72 espaces différenciés et dont chacun est identifié par un nom, souvent poétique, indirect ou citationnel, mais toujours lié au contenu de l'espace (3). Ces noms offrent à la fois un élément d'explication et de distanciation. Tous les espaces disponibles, même les plus intersticiels ou inattendus, ont été mis à profit (4).
La succession de ces salles ou espaces intercalaires n'obéit à aucune logique chronologique ni à aucune forme de syntaxe. Elle fait alterner des espaces monographiques (une vingtaine en moyenne (5)) et des espaces polygraphiques, à caractère thématique (6) ou historique (7)— sans jamais jouer au jeu des 7 familles des mouvements artistiques répertoriés.

Les SALLES ont été dessinées et aménagées selon un double principe d'économie et de variété (de circulation, de volumétrie, de matériaux ou d'éclairage), en sorte que tout y soit visiblement modeste, aisément réversible et donc adaptable aux besoins des oeuvres. Le VISITEUR peut y faire ainsi une large expérience sensible de l'espace et de l'architecture (8) aussi bien qu'une traversée de différents modèles d'espaces pour l'art, du WHITE CUBE au LOFT, en passant par l'APPARTEMENT D'UN COLLECTIONNEUR (9) ou la réminiscence des CELLULES du couvent San Marco de Florence. Dans le même ordre d'idée, divers types d'accrochage et de scénarios d'exposition sont expérimentés et coexistent dans le musée. Leur logique joue la saturation contre la raréfaction, la relation contre le solipsisme, la tension polysémique contre la sacralisation silencieuse.

Certaines salles sont régulièrement co-gérées avec des artistes qui en assurent eux-mêmes une partie de la programmation. C'était le cas avec Martin KIPPENBERGER pour le Buro Kippenberger, c'est encore le cas avec John M ARMLEDER pour la Suite genvoise. La plupart des salles monographiques ont été conçues et installées par les artistes eux-mêmes. Ils en assurent régulièrement l'évolution. Plusieurs de ces espaces monographiques ont été élaborés en réponse à la question frontale de ce que pourrait être la "dernière salle" de l'artiste concerné (10).

La COLLECTION (11) se compose d'oeuvres de nombreuses provenances publiques et privées, suisses et étrangèes (dons et dépôts de longue durée) et d'acquisitions. C'est donc un ensemble précaire, régulièrement enrichi et renouvelé, qui repose essentiellement sur la confiance et la solidarité des artistes et des collectionneurs. Nul fétichisme ici de la propriété. La COLLECTION doit demeurer une matière première de la dynamique globale et non devenir une charge inhibante.

Les espaces font aussi alterner indistinctement les EXPOSITIONS TEMPORAIRES et les présentations de la COLLECTION. Ces dernières sont fréquemment modifiées, de sorte que l'opposition entre permanent et temporaire soit sensiblement affaiblie. Le CARTEL qui se trouve à l'entrée de chaque salle indique le nombre de présentations successives qu'elle a connues, soulignant ainsi l'épaisseur diachronique du lieu et le caractère transitoire de son dispositif actuel. Selon un principe d'énergie et de dissémination, le MAMCO présente toujours plusieurs expositions en même temps, de façon à travailler sur différents plans simultanément et à sortir de la logique médiatique événementielle.

Quant aux orientations artistiques, ce n'est pas ici le lieu d'en rendre compte. Disons seulement que le choix des artistes et des pièces présentées est soutenu par exemple par un parti-pris résolument anti-héroïque qui autorise à mettre l'accent sur des propositions moins référencées ou à l'écart du marché, c'est-à-dire en marge du mainstream.

Tout cela contribue à faire du MAMCO un PATCHWORK IN PROGRESS (12), un procès de transformation continue, à temporalités différentes, effets de stéréophonie et distorsions, insistances, récurrences et grands écarts. C'est, autrement dit, un arrangement provisoire d'intensités multiples, constamment rechargées et réorganisées. C'est encore un réseau de connexions prévisibles et de branchements improbables, régulièrement redistribués. C'est enfin un théâtre de mémoire où chaque séquence nouvelle se joue, scène par scène, coulisse par coulisse, entre amnésie et anamnèse.

Ce sont là quelques indications sur ce que nous essayons de mettre en oeuvre, en temps réel, dans la confusion fabuleuse de l'art d'aujourd'hui —et sans cesser pour autant d'espérer faire descendre, un instant, une Pentecôte profane sur cette Tour de Babel athée qu'est par principe et par chance un musée d'art contemporain.

Christian Bernard, Directeur du MAMCO DE GENEVE.

Notes
(1) et qui n'ont, d'ailleurs et de loin, pas tous été produits au titre de l'art ou des concepts de l'art qui ont cours aujourd'hui.
(2) S'y confronter, à l'inverse, le conduit, entre autres, à réexaminer l'idée de collection et la déontologie de la conservation: pourquoi conserver ce que l'on peut refaire à l'identique ou de façon suffisamment approchée pour que le concept soit totalement actualisé? A ses réserves, le musée d'art contemporain doit désormais s'adjoindre une archive des protocoles de réactualisation.
(3) le Département des attitudes, The last store, Le Chapeau ou les Salles Ménard et Pécuchet, par exemple
(4) escaliers, intervalles entre les salles, abris anti-atomiques, toilettes, etc.
(5) Vito ACCONCI, Siah ARMAJANI, Robert BARRY, Robert FILLIOU, Sherrie LEVINE, par exemple
(6) la Section des styliste ou le Tombeau de l'auteur, par exemple
(7) le Service art et langage ou le Loft Don Judd, par exemple
(8) toujours lisible dans sa donne initiale: celle d'une usine désaffectée
(9) celui de Ghislain MOLLET_VIEVILLE
(10) d'où la Cripta de Claudio PARMIGGIANI, L'Inventaire de Claude RUTAULT ou le Werklager de Franz Erhard WALTHER
(11) environ 2500 items
(12) PATCHWORK IN PROGRESS est le titre générique des activités actuelles du MAMCO.