Le dépassement créatif de la norme – Entretien avec Violaine Lochu

Par Flore Saunois

Violaine Lochu est une performeuse et chanteuse qui vit et travaille à Montreuil. Forte d’une formation artistique éclectique, puisqu’elle est aussi bien artiste plasticienne que musicienne et interprète, elle s’affirme depuis quelques années dans le champ de l’art contemporain, aux côtés de structures attentives aux artistes émergents tels qu’Anis Gras (Arcueil)  le Générateur de Particules (Gentilly). Sa dernière création L’office des présages est l’aboutissement d’une longue réflexion intellectuelle et plastique autour du thème de la voyance. Rencontre avec une artiste polyvalente devenue plasticienne hors-norme.

Ma première question porte sur cette double affiliation que j’ai trouvée chez toi, soit : le spectacle vivant (performance, chant) et l’art contemporain (installation, salon de Montrouge). Est-ce que tu as cette ambivalence depuis le début ou alors est-ce que d’abord tu as été plutôt du côté de l’art contemporain, puis de l’autre ? 

J’ai fait des études d’art, un master 2 d’arts plastiques parcours recherche à Rennes, puis je suis rentrée directement en quatrième année à l’École Nationale Supérieure d’Art de Cergy. En même temps, j’ai fait le conservatoire en piano classique et en flûte traversière jusqu’à mes 18 ans. Même si mon rapport à la musique écrite est bien présent, je suis très vite allée vers tout ce qui touche à l’oralité. Je me suis intéressée à la musique populaire, en faisant de nombreux voyages à travers la Roumanie, la Bulgarie, la Pologne, la Lituanie et l’Italie du sud. Il y a des endroits où j’ai habité pendant quelques mois, pour collecter les musiques, et pour apprendre. L’art contemporain et la musique ont été deux choses séparées pendant des années. Puis, à la sortie de l’école, la forme qui s’est développée et qui est à la croisée des deux, ça a été la performance.

D’après ce que j’ai compris, il y a une première partie investigation, où tu pars à la recherche de ces voix, de ces paroles, puis tu composes un autre matériau à partir de ça, et enfin, tu en fais une performance… Est-ce que tu pourrais revenir sur le processus créatif de tes oeuvres ?

Je pars toujours d’une rencontre des écrits et de la parole des autres. Dans L’office des présages, Mémoire Palace ou dans Animal Mimesis, je suis partie d’entretiens. Mémoire Palace, c’est 200 personnes, L’office des présages 95 et pour Animal Mimesis, il y en a eu 25. Je peux passer de 30 secondes à 4 heures avec quelqu’un pour un entretien. Je pars de l’autre systématiquement, que ce soit un ‘’autre’’ spécialiste, ou un ‘’autre’’, Monsieur Tout le Monde.

Pour L’office des présages, je suis aussi allée voir sur un égyptologue, spécialisé dans la divination en Egypte Ancienne et une voyante. Dans le même ordre d’idées, T(h)race  a été écrite et composée à partir du texte de Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un. Là, je pars de la pensée d’une linguistique psychanalyste et féministe. Selon elle, la domination de l’homme sur la femme aurait lieu d’abord dans la langue. Je me suis servie des protocoles théoriques linguistiques pour en faire une performance. Vestiges de Roncevaux est basé sur  « La Chanson de Roland » et avec Fabula, je suis partie du conte du Petit Chaperon rouge. D’ailleurs, il faut aussi tenir compte de la rencontre au sens musical. Je suis allée voir des gens, surtout des personnes âgées, en Italie, en Pologne et j’ai collecté le patrimoine musical qu’elles transmettaient.

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Oui, il y a plusieurs gestes. Le geste documentaire, le geste du chercheur.

C’est prendre, se documenter, et puis découper, analyser, et composer. J’ai vraiment une pensée musicale sur les choses. Je pense en terme de son, d’énergie, de rythme. Il y a toute cette période fastidieuse qui consiste à tout réécouter, toutes les interviews. Dans Aoïde par exemple, qui est la restitution du chant des Sirènes, je suis allée voir du côté de la psychanalyse, autant que de celui des berceuses grecques. Comment trouver un lien entre toutes ces unités préexistantes, et, à partir de là, les découper, les mettre en morceaux puis les recomposer.

Par rapport à l’impression générale que me produisent tes performances, il y a quelque chose d’un peu barbare, au sens premier du terme. On a l’impression d’avoir un babil, c’est-à-dire quelque chose de presque inintelligible… Est-ce une façon de trahir le matériau de départ ? N’est-ce pas paradoxal pour quelqu’un qui travaille à partir de matériaux documentaires, d’entretiens..

Barbare en plus c’est la langue de l’étranger dans la Rome Antique…Une chose très importante à savoir me concernant est que je suis dyslexique. Je n’ai pas du tout un rapport immédiat à la langue. J’ai appris à parler, là où c’était évident pour la plupart des gens. Quand j’étais enfant, j’ai consulté un d’orthophoniste. Le fait que je sois une femme est aussi important. J’ai aussi une pensée là-dessus. La langue, ce n’est pas ma maison, je ne suis pas à l’aise dedans. Je pense que mes performances sont assez significatives du rapport que j’ai au langage. Ça me demande plus d’efforts, ce qui fait que je ne prends jamais les choses directement. Quand j’écoute quelqu’un, je vais d’abord entendre sa voix, son timbre. Ça me demande de la concentration de comprendre ce que quelqu’un me dit, c’est pour ça que je m’intéresse d’abord à l’aspect, à toute la partie physique.

En plus je suis chanteuse, donc mon rapport à la langue est avant tout musical. Je trouve que ce qu’il se joue dans la langue, c’est l’outil de pouvoir. C’est ce que je ressens dans mon milieu, comme dans tous les milieux professionnels. Je l’aborde dans Animal Mimesis. Cette performance est partie d’une résidence (à la Box, la galerie de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Bourges). C’est là qu’on apprend aux étudiants à parler de leur travail. Il y avait une violence symbolique qui se jouait. L’idée pour moi ça a été de retourner le gant, c’est-à-dire que, derrière cette idée d’apprendre ‘’un contenu’’ (le parler artiste), inconsciemment il y a d’autres enjeux.

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Animal Mimesis consiste à dépecer ce qui arrive immédiatement et où se joue un pouvoir sur l’autre, le découper, l’exploser. Ce sont des codes, ce sont de mots-clés qui font que tu vas m’identifier ‘’du milieu’’, des références, des noms, des tournures de phrases, un ton de voix. Quand tu es intellectuel, tu vas avoir tendance, ce qui n’est pas mon cas d’ailleurs, à parler avec une voix grave et plutôt lentement parce que tu dis quelque chose de très important.

Une amie sociologue m’a expliqué qu’en fonction de son milieu sociologique on répond différemment. Si tu poses une question à un paysan ou à un ouvrier, la personne va te répondre directement. C’est ce que tu essayes de faire avec moi en ce moment, mais je suis en train de broder tout autour parce que j’ai du mal à répondre directement à ce que tu me dis, et parce que ça aussi c’est le signe d’un milieu. Alors que quelqu’un qui vient d’un milieu beaucoup plus, en terme bourdeusien, ‘’prolétaire’’, là il va dire directement l’information. Je suis une grande lectrice de Bourdieu. La sociologie c’est quelque chose qui est hyper important pour moi, qui a aussi été un outil d’émancipation parce que je ne viens pas de ce milieu-là à la base.

J’en viens à Dario Fo, que tu ne connais pas… Il a inventé un langage théâtral à part entière : le  grommelot… À peine intelligible, qui reprend l’accent, soit le signifiant plutôt que le signifié… Travail mettant en avant la corporéité  de la voix, plutôt que le message, dans l’idée que la parole est l’arme des plus forts, des dominants et le corps et l’accent l’arme des petits. Te sens-tu proche de ce type de démarche ?

Oui, complètement. Après, son approche est celle d’un comédien, avec un jeu très codé, qui fait référence à la Commedia dell’Arte. Le sujet est très proche, mais dans la manière d’interpréter on est dans deux registres très différents.

Dario Fo cherche à rétablir la communication, son jeu rend lisible l’inintelligibilité de la voix… Qu’est-ce que tu proposerais toi, pour rétablir la communication ?

Quand on parle là, c’est à 30 pour cent de la communication. Le reste, les 70, c’est phatique (Selon Jakobson, la fonction phatique d’un énoncé est le rôle que joue cet énoncé dans l’interaction sociale entre le locuteur et le locuté, par rapport à l’information effectivement contenue). Évidemment qu’on échange des informations, mais ce que je recherche avec mes performances, c’est d’exprimer ce qui existe vraiment dans la vie. Je suis chanteuse traditionnelle, notamment dans le yiddish. Je chante dans une langue que pratiquement plus personne ne parle et je peux dire que je fais pleurer des gens, régulièrement, qui n’ont jamais entendu parler du yiddish.

Le truc qui m’émeut le plus au monde c’est la voix, que ce soit en japonais, en bulgare, je suis complètement traversée, je n’ai pas besoin de comprendre. Et c’est ce que dit Roland Barthes aussi à propos du japonais, c’est ce plaisir à être bercé dans du son. Finalement le premier rapport qu’on a avec la langue c’est par la mère, c’est la langue maternelle, et on l’entend dans le ventre. Évidemment on est pas que des animaux, mais on est des animaux. Le langage c’est un langage animal pour moi.

Je me suis rendu compte que tu avais une attention particulière pour la trace, ce qui reste. Dans le sens de fragment. Il y a quelque chose de fragmentaire, réassemblé dans ce que tu fais. Est-ce le signe que tu cherches à donner de l’importance à ce qui est superficiel, au contraire de l’intellectuel, du savant ? Par exemple, dans Mémoire Palace : on a l’impression que ce sont des bribes de conversations, prises à la volée.

Mémoire Palace représente le patrimoine oral actuel français. Les gens m’ont donné des choses qui pour eux sont très précieuses.

Quelles questions tu leur as posées ?

Je leur ai demandé s’ils connaissaient quelque chose par coeur.  C’est un travail qui se situe du côté de l’émotion. On m’a appris des choses en plus de trente-cinq langues différentes, des prières, des chansons… Au début de Mémoire Palace je me suis demandé : qu’est-ce que c’est, le son de l’oubli et de la remémoration ? Comment est-ce que ça s’exprime dans le langage ? Dans la première partie, qui est une pièce sonore, c’est tous les « euh… hum… ah c’est quoi déjà ? », et ce sont tous les sons qui sont aussi de l’ordre du corps, de l’inconscient. Pour le reste, ce sont des fragments de mémoire, en effet, parce que souvent les gens ne se souviennent pas de tout en entier. Après, au moment de la composition, je cherche des liens entre tous les éléments de cette mémoire protéiforme.

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Justement tu es encore dans deux autres pôles : un attachement aux cultures orales, comme marge de la culture élitiste. Voir le travail que tu as fait avec Animal Mimesis. En même temps tu es dans un groupe de musique klezmer. Tu t’intéresses aux cultures minoritaires.

Ça a été une période de ma vie oui. J’ai énormément joué pour la communauté juive. J’ai encore joué hier pour Pourim. J’ai effectué énormément de voyages en Pologne pour cette raison-là. Je me suis intéressé à Isaac Bashevis Singer. J’ai repris tous ses textes et j’ai mis sur une carte tous les noms des schtele.  Je suis allée en Pologne voir ce que c’était. Je suis aussi allée en Italie, à Lecce pour la pizzica, la musique traditionnelle du Salento, donc des Pouilles. Dans l’idée, les femmes se faisaient piquer par des araignées et devenaient ainsi elles-mêmes araignées pendant plusieurs jours. Pour les guérir et rétablir l’ordre social, il y avait la musique, proche de la transe avec de la percussion et du chant. J’ai habité là-bas pour ces raisons-là. Le yiddish et l’Italie, ça a été des histoires d’amour. Ça rejoint aussi cette question de l’inintelligibilité.

Et cette recherche se fait dans la marge. Enfin je veux dire, par rapport à un « centre’ » parisien par exemple, ou à ton centre à toi… Parce que tu viens de Montreuil non ?

Non moi je viens de la Mayenne, entre Rennes et Le Mans. C’est un département rural. Premier taux de suicide des moins de 25 ans, beaucoup d’alcoolisme. Je suis montée à Paris il y a cinq ans maintenant. Mais du coup je me retrouve bien à Montreuil pour ces raisons-là.

Je voulais revenir sur Chinese whispers… En parlant d’écorchement de la langue, est-ce que tu penses qu’il y a un potentiel créatif de l’erreur ? 

C’est par les accents que tu trouves tout. Je travaille énormément ‘’par accident’’, parce que j’ai une grande pratique d’improvisatrice. Là j’ai un trio qui s’appelle Animal K,  en référence à Kafka, la métamorphose… Avec Serge Teyssot-Gay, l’ancien guitariste de Noir Désir qui développe énormément de projets d’improvisations avec des musiques traditionnelles et Marie-Suzanne de Loye qui joue de la viole de gambe et qui vient du baroque. Le rock, la viole de gambe, ce sont des univers très éclectiques. On  ne travaille que par accident. On fait des heures et des heures d’improvisation. On enregistre tout et après on compose.

Ça fait beaucoup penser à ton processus de création…

C’est moi qui suis porteuse du projet. L’improvisation, c’est un accident permanent et l’accident dans l’improvisation est extrêmement juste. Il peut être extrêmement juste, et tu ne retrouveras jamais cette justesse. Il peut aussi être tout à fait inintéressant. Mais même dans l’inintéressant, finalement il y a de l’intéressant. Dans la langue même, c’est dans l’accident que se situe le symptôme et c’est donc une manière d’accéder à l’inconscient. Donc Chinese Whispers c’est un accident programmé. J’ai chanté 1, 2, 3, nous irons aux bois, patrimoine français de l’oralité, à des gens qui n’ont jamais parlé français. La première fois c’était une Italienne, après ça a été une Ukrainienne, après une Taïwanaise, une Japonaise.

C’est basé sur le téléphone arabe. Ça aussi ça vient de la tradition mondiale, le jeu du téléphone arabe – d’ailleurs c’est un mot horrible, hyper raciste. En anglais, ça se dit Chinese Whispers, soit le soupir chinois. On retrouve donc aussi l’idée de barbare, puisque quand tu es étranger tu as un accent qui te marque et quand tu entends l’autre langue et que tu la reproduis, tu en fais de la mélodie et de la poésie pure. J’ai tout appris par coeur, parce que ce qui m’intéresse est de mettre à l’intérieur de soi l’accident. En faire une forme assumée, musicale, poétique.

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Ça nous amène à parler de ton dernier spectacle, une performance que j’ai vue… Est-ce que c’est celui-là d’ailleurs que tu vas présenter ? 

Non, à Montrouge je présente Animal Mimesis. Quand on m’a dit que j’étais sélectionnée, j’étais hyper contente, parce qu’en tant que jeune artiste, c’est quand même une reconnaissance. Mais en même temps, je me suis dit :  l’institution me reconnaît, mais qu’est-ce que je ressens  à propos de ça ? Déjà, quand tu es performer, tu n’as pas de forme concrète à présenter, alors que le Salon de Montrouge est basé surtout sur les arts visuels.

C’est très normé parce que c’est une institution, même si on a besoin d’institutions, en tant qu’artistes. D’ailleurs je ne crache pas du tout dessus, j’en fais partie. Dans Animal Mimesis, je m’appuie sur des textes qui concernent mon travail. Ce n’est pas une critique externe, mais une critique interne. C’est ma famille, j’en fais partie. Par ailleurs, il n’y avait pas de budget pour créer, et moi je n’ai plus envie de créer pour rien, donc j’ai décidé de présenter une pièce déjà existante. Animal Mimesis est la pièce qui me permettait de répondre au contexte. En plus, cette pièce comporte des éléments visuels : de la vidéo, du dessin, une édition, ce qui fait que ça pouvait s’intégrer dans cet espace-là.

Dans ta toute dernière performance que j’ai vue, soit L’office des présages, tu incarnes un personnage, celui de Madame V, avec un costume, un maquillage particulier. Pourquoi n’être pas venue en Violaine Lochu, comme dans tes autres performances ?

Je savais que j’allais faire cette résidence qui s’appelle Devinez devenir, à Gentilly. C’est devenu L’office des présages parce que François Bayle l’avait déjà pris pour un de ses albums. J’en ai parlé à l’espace Khiasma, avec lequel je travaille tout le temps, par le biais de la R22, qui organise un autre festival sur le même thème : Relectures, à propos des récits du futur. Il fallait absolument que je fasse quelque chose, et il me restait deux mois. Je me suis dit, mais qu’est-ce que je vais faire ? Du coup, panne d’idée, le phénomène de la page blanche. Je décide d’aller voir une voyante, pour lui demander de me prédire ma pièce. Ce que j’ai ressenti pendant tout l’entretien était qu’elle était mon double, une femme-miroir.  C’est pour ça que Madame V est arrivée, V comme voyance, comme vision, comme Violaine. Je voulais jouer sur l’ambiguïté. J’ai des amis proches qui ont mis vingt minutes à me reconnaître avant que je ne chante. Ça c’était parfait. Ceci dit le fait d’être habité par l’autre, par des performances, c’est présent dans toutes mes performances.

Le mythe de Protée, dans les Métamorphoses, est un de mes mythes préférés. C’est un personnage qui ne cesse de changer de forme, qui passe du phoque, au lion, à l’homme. Ça c’est tout le temps là, j’ai l’impression d’incarner des états qui me parviennent. On retrouve ça dans le chant traditionnel :  tu es l’interprète, tu es traversé par des chants qui ont de centaines d’années, tu es un vecteur. Madame V, dans L’office des présages, c’est une antenne. C’est une sorte de personnage androïde qui réceptionne les ondes, les pensées des autres.  D’ailleurs, tout au début ce sont des bruits d’onde. Je vais vers les ondes et je réceptionne les présages. Dans Mémoire Palace ou dans Animal Mimesis il y a beaucoup de ça. Je ne suis que le réceptacle de toutes ces voix.  Je me suis beaucoup intéressée à la pythie, notamment dans Léthé, où il y a tout un passage sur la transe. Madame V me permet de me dégager de Violaine  et de devenir vraiment une antenne.

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À propos d’une performance, tu dis vouloir représenter la mancie. Est-ce une façon de donner de l’importance au simulacre et à ce qui est superficiel ? Parce que finalement tu ne fais pas vraiment des présages, tu représentes la voyance, autant par un personnage que par des actes, ce qui t’amène vers des choses plastiques.

Je ne dirai pas que ce sont des traces, c’est plutôt s’intéresser à la structure même des choses. J’ai commencé à me passionner pour la divination en lisant « Chamanes et psychanalystes », un article de Claude Lévi-Strauss. J’ai lu aussi Les Mots la Mort les Sorts de Jeanne Favret-Saada. L’auteure part en Mayenne pour étudier la sorcellerie et elle se pose la question de la neutralité. Est-ce que l’anthropologue peut être neutre en face d’un phénomène comme celui-là, et comment il est rattrapé dans son sujet par la réalité ? Puis, je suis allée chercher sur Wikipédia le mot « mancie »… Pour tomber sur une liste de 150, voire 200 types de mancies. C’est extraordinaire, tout est mancie, tout est prétexte à prédire l’avenir. Depuis que l’homme existe, il y a la question de la mémoire, et celle du futur. C’est pour ça que j’ai rencontré un égyptologue : tu as des périodes de l’humanité, des peuples pour qui tout se basait sur la mancie. À certains moments, ça a été la religion, là c’était la divination.

Aujourd’hui, c’est autre chose : l’écologie, la fin du monde, les attentats… Chaque peuple a ses croyances, et on est persuadé que c’est la vérité. Pour la mancie ce qui m’intéressait, c’était la dimension performative. La parole est performative parce qu’abracadabra, c’est comme Je t’aime ou Je vous déclare mari et femme. Tout se joue dans le langage, donc ça c’est quelque chose qui m’intéresse profondément. Et puis il y a aussi le geste en soi qui va agir au-delà de lui-même. Je trouvais qu’il y avait une dimension extrêmement poétique là-dedans, quelque chose de chorégraphique.

J’ai inventé des mancies, parce qu’il y en a plein qui n’existent plus, et c’est aussi tenu très secret,  tu ne rentres pas dans ces milieux-là facilement. Du coup, je me suis dit « tiens, c’est quoi une divination par l’encre ou par le sucre ? » J’ai inventé des gestes qui n’ont jamais existé. Ça devient des poésies de gestes, qui sont accompagnés de la structure même de la langue divinatoire. Les éditions, qui retracent toute la recherche autour d’une performance, montrent bien à quel point  mon travail est aussi visuel.

Je voulais revenir sur les témoignages que tu as repris. Certains sont audibles et intelligibles. Ça parle  beaucoup d’écologie, d’attentats, de maladie, de choses qui sont dans l’air du temps. Ta performance agit comme un thermomètre de l’état actuel de nos peurs, de l’état d’urgence notamment. Est-ce que tu as eu cette intention ?

Ce qui me soutient, ce qui me permet d’aborder des sujets un petit peu lourds, la mémoire, le futur, le milieu social, c’est la dimension poétique et un peu délirante que peuvent prendre les témoignages.  En questionnant les gens poétiquement sur le rapport qu’ils ont à la divination, donc à l’avenir et aux choses cachées, on découvre qu’ils prennent ça très au sérieux. Il y a plein de gens qui pensent que ça va être la fin du monde. J’ai découvert l’angoisse que 75% des gens ont. Parce que nous, on a quelque chose en quoi croire, mais il y a des gens qui n’ont rien, qui sont paniqués. Certains se mettaient à pleurer. Tu touches à des choses qui sont profondément humaines. Je veux qu’il y ait la paix dans le monde, je ne veux pas mourir, je ne veux pas avoir de maladies. Il fallait trouver une forme qui permette d’aborder ces choses. Cette performance, je crois, est extrêmement connectée au présent. Parce que le futur c’est forcément un présent, c’est tout le propre du pouvoir qu’il y a dans la divination. Je touche à des choses dans l’actualité, mais j’expose des ballons en parlant d’écologie…

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Je me disais justement, à propos de ce rire que tu peux susciter, si c’est une prise de distance  ? Tu le crées volontairement ? 

Je ne le crée pas volontairement du tout. Les gens rient à des moments où je ne m’y attends pas. Ça, ce n’est pas ta responsabilité, la façon dont les gens reçoivent ton travail. Je suis ma forme, je cherche un procédé poétique et il s’en dégage de l’humour. Ce n’est pas un aspect sur lequel j’ai travaillé. Je dirais plutôt que « ça a lieu ».

Et pourquoi autant de paroles d’enfants ? Est-ce une autre façon d’approcher la parole de minorités ? Est-ce que c’est lié au côté naïf de tes performances ?

J’ai beaucoup travaillé avec des enfants parce que, comme le dit Yvan Koenig, la pensée magique est très proche de la pensée de l’enfant. L’Homme, à la base, il met en lien des éléments différents pour expliquer les événements. Par exemple, si le verre se brise alors qu’il y a un chat noir, on va se dire que c’est la faute du chat noir. Ça c’est le premier raisonnement de l’Homme, donc de l’enfant. Nous, on est dans des régimes de croyances qu’on appelle la science, la rationalité, et tant mieux. Si on se met à la place d’un enfant, ou de certains malades mentaux, ou d’un égyptien de l’Antiquité, c’est l’angoisse permanente. Tout était en lien, si tu étais malade, c’étaient les dieux qui venaient t’habiter…

On est arrivé à un point de la civilisation où l’on pense les choses autrement. En même temps, on ne sortira jamais de la croyance. Quand je venais les voir, les gens me disaient tout le temps « mais j’y crois pas à la divination ». Mais il n’est pas question d’y croire ou pas, ça existe. Il reste à se voir comment ça se joue aujourd’hui. Il y a cinquante ans, toutes les campagnes françaises étaient tenues par ça. Il y avait la politique, l’église et les rebouteux. Aujourd’hui il y a une énorme méfiance vis-à-vis du domaine de l’irrationnel, un rejet massif. La question ce n’est pas croire ou pas croire, c’est reconnaître un régime de croyance et voir comment ça opère. Ma démarche s’apparente plutôt aux sciences humaines. Je ne suis pas dans le rejet, le dégoût, mais je n’adhère pas pour autant. J’essaye d’avoir cette posture inconfortable et impossible.

Ainsi, des enfants, j’en ai interrogés beaucoup parce que ce qui m’intéressait c’était comment je pouvais arriver à rejoindre des angoisses profondes  qu’on porte sur nous. En plus, c’est comme ce que je disais plus tôt à propos des entretiens : un enfant, quand tu lui poses une question, il te répond directement.  « Qu’est-ce que tu veux ? Je veux que ma famille et moi on vive jusqu’à l’infini, qu’on ne meure jamais // Et moi je veux de l’argent, être riche et célèbre, rappeur un ingénieur, avoir de l’argent ». On est d’abord profondément égoïste et après, quand on devient adulte, on apprend à être moins animal, enfin pour certaines personnes. Mais dans tous les cas, au fond de nous, ça reste, on pense comme ça, ce qui n’est pas grave.

Et sinon pourquoi Gentilly ? Circonstance d’une résidence ou est-ce que tu as un attachement particulier aux banlieues parisiennes ? 

C’est un sujet que je voulais aborder dans la banlieue parisienne, oui. Je me suis énormément promenée pendant deux semaines, je faisais huit heures de marche par jour. J’ai pris des centaines de photos. D’une part, avec la banlieue on est dans une sorte d’inter-monde. Je me dis souvent qu’on est ‘’ailleurs’’ : si tu regardes Montreuil, tu as des architectures incroyables, tu regardes les Mercuriales (quartier de Bagnolet)… En plus, il se passe toujours des phénomènes bizarres : des dames chinoises qui font des mouvements sur de la musique étrange, deux chiens qui se rencontrent…

C’est un monde qui est moins maîtrisé qu’à Paris. D’autre part, c’est un sujet qu’il fallait faire en banlieue, aussi parce qu’il y avait plus de chance de rencontrer des gens de plein d’origines différentes. Et pourquoi Gentilly précisément ? Parce que je travaille avec le Générateur depuis cinq ans. Ce sont les premiers à m’avoir soutenue, ils m’ont repérée à l’école. Cette fois-ci, on avait trouvé des moyens économiques pour entamer un projet un peu plus lourd, qui s’est fait en lien avec Anis Gras, une structure à Arcueil qui accueille beaucoup d’artistes. C’est vrai que j’ai un attachement  fort à la banlieue, je trouve que c’est là que ça se passe. Au niveau de l’art contemporain et des arts du spectacle. L’art marginal de périphérie est en périphérie, les choses les plus osées se passent en banlieue, dans de petits espaces qui donnent la place à la jeune création.

Je voudrais parler un peu de ce que tu postes sur la webradio R22. Quelle est ta relation à la littérature, et à toute cette nouvelle génération de poètes-performers, à la Charles Pennequin ?

Je me sens très en lien avec ça, je les connais d’ailleurs. Charles Pennequin, avec qui j’ai déjà discuté, je sais qu’il écrit par un phénomène de transe et aussi beaucoup à partir d’improvisations. Il travaille avec Jean-François Pauvros, un guitariste que j’aime énormément. J’ai beaucoup lu Christophe Tarkos… Après, je ne suis pas poète. Enfin, j’ai une démarche poétique, mais je ne suis pas ‘’écriveur’’.

Tu ne vas pas, un jour, publier de recueil de poèmes…

J’espère pouvoir un jour publier un recueil de mes partitions. J’ai commencé à les exposer, ce sont vraiment des dessins. Mais dans tous les cas, l’écrit vient après l’oralité. J’écris après avoir composé. Je travaille en étroite collaboration avec Christophe Hamery, un graphiste. C’est lui qui met en page les éditions.

thrace

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