Raphaël Tiberghien – Matérialité du langage ou sémantique des objets ?

Raphaël Tiberghien est né en 1988. Il vit et travaille à Paris.

Si l’image d’Épinal du jeune poète a tendance à s’effriter avec le temps, et si la confrontation à certaines réalités modifie les raisons qui poussent à écrire, Raphaël Tiberghien n’abandonne pas pour autant cette pratique première. Au contraire : à la rencontre des formes plastiques, il en démultiplie les possibilités, les approches et les supports. Il affirme la matérialité du langage en l’ancrant dans le monde des objets, le monde du réel, et témoigne ainsi de son action concrète et pragmatique sur ce dernier.

Lorsqu’il entre aux Beaux-Arts de Paris, il se confronte à la production d’œuvres plastiques, expérimentant diverses techniques. Sur les pas, en quelque sorte, d’un Marcel Broodthaers qu’il aime à citer, il répond avec ironie et recule à l’appétit d’une société en demande d’objets tangibles, visibles – et, potentiellement, à valeur marchande.
Peu à peu, la concordance entre son travail d’écriture et celui d’objets en volume se dessine, jusqu’à parvenir à une réelle cohérence. Les deux pratiques se lient intimement au sein d’une même œuvre, se nourrissent et se répondent l’une l’autre. Qu’il s’agisse de sculpture, d’installation sonore, voir d’images, l’objet ne vient jamais illustrer un texte, ni un texte un objet : les deux sont pensés de manière intrinsèque, et dans un perpétuel dialogue ils tissent un langage propre. L’objet, incarnant le texte, se lit ; le texte, manipulé à la manière d’un matériau, acquiert la densité de la matière, sa présence est concrète, et son impact bien réel. L’oeuvre puise sa force et son sens dans la combinaison et la façon dont ces deux éléments sont assemblés. Raphaël Tiberghien accorde en effet une attention extrême à chaque détail dans son inlassable recherche d’ « incarnation d’un travail de la langue dans les formes ».

Dans sa volonté de « donner un corps, un support visuel, plastique au texte », il décuple le pouvoir sémantique des objets, tout en les personnifiant : l’objet est à la fois producteur et transmetteur d’un discours, il s’adresse à nous – tel un personnage -, tout autant qu’il n’est que la forme incarnée du discours qu’il profère.
Dans Le soulèvement des objets par exemple, des jarres – contenants par excellence – sont porteuses d’un contenu qui n’en est pas un : l’enregistrement sonore de propos vidés de leur sens – de leur contenu donc – dont seules les structures portantes ont été conservées – des contenants de discours en quelque sorte. On se penche ainsi au-dessus de ces réceptacles vides, pour écouter ce qu’ils ont à nous dire, et l’on découvre des discours qui eux-mêmes « semblent tourner à vide ».
C’est dans ce subtil glissement, dans le trouble que l’insaisissable nature de l’objet génère en nous, dans cette ambiguïté fondamentale, qu’opère l’oeuvre de Raphaël Tiberghien. Car son travail parle de communication, et pour ce faire, joue sur des capacités de transmission amplifiées et/ou déplacées des médiums qu’il utilise. Ironiquement, les voix du Soulèvement des objets, pour reprendre cet exemple, s’élèvent chacune, séparées les unes des autres par les parois en terre cuite, sans chance d’interaction aucune.
Cette réflexion sur les moyens de communication est appliquée à plusieurs échelles : de celle de l’individu (l’expression d’une individualité), à celle relative au corps social, sondant ses outils, ses applications jusqu’à ses effets dans la sphère publique, politique, économique, tout comme au sein du monde de l’art.
Ces questions prennent forme au travers de notions récurrentes comme celles du visible et de l’invisible, de l’extérieur et de l’intérieur qui se déclinent de différentes manières : le brouillage des notions de contenant et de contenu (comme évoqué dans Le soulèvement des objets), la mise en exergue de tensions entre l’organisation interne du corps humain et celles des villes (Villes invisibles), le rapport entre individualité et altérité (L’œil malade, La poussière), entre espace intime, privé, et espace public -voir théâtral (Une chambre à soi). On retrouve ces éléments à la fois dans les objets (matériels) et dans l’objet du discours, démultipliés comme dans un jeu de miroirs par l’action de leur articulation et leurs déclinaisons successives.
Qu’il s’agisse de dire l’altérité qui nous constitue -ce qui en nous est ou devient autre, l’« autre » qui pourrait aller jusqu’à devenir une part de nous-mêmes -, ou bien l’autre auquel nous nous rapportons, avec lequel nous communiquons, il s’agit toujours, dans le travail de Raphaël Tiberghien, d’une question d’interactions. Interactions entre les objets et le langage, entre la forme et le discours, entre l’oeuvre et le monde dans lequel elle évolue, entre le corps humain et le corps social, et ainsi de suite. Ce sont les points de rencontre, les points de rupture, de tension et de passage qui importent.

Situées à la lisière entre l’immatérialité du texte et la matérialité des objets, les œuvres de Raphaël Tiberghien oscillent entre affirmation, définition d’une individualité et implication dans le champ social. Elles sont empreintes d’une ironie bienveillante mêlée d’humour beckettien et d’une réflexion subtile quant à son activité d’écriture et de plasticien. Tournant parfois en dérision une image « romantique » de l’artiste, sans toute fois la récuser complètement, il nous livre, à travers son regard sur le rôle, l’implication et l’action pragmatique du travail de l’artiste au sein de la société, une oeuvre qui tente de dire, de façonner ce qui touche à l’activité de l’humain et à ses relations à ce – et ceux – qui l’entoure.

Flore Saunois

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