Conversation avec Cloé Beaugrand

Cloé Beaugrand vit et travaille à Paris. Elle a été sélectionnée et exposera
son oeuvre B1101 pour la 66e édition de Jeune Création, qui se tiendra du
17 au 24 janvier prochains à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris Pantin.

 

Propos recueillis par Solène Simon

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
Après une année de Prépa à l’atelier de Sèvres à Paris, j’ai intégré l’École des Beaux Arts de Valence durant 3 ans. J’ai arrêté, pour faire des boulots alimentaires, j’ai fait de l’intérim, j’ai galéré. Cela m’a motivé à revenir de manière indépendante, à me financer. J’ai donc préparé les concours des Beaux Arts de Grenoble et Cergy-Pontoise, et j’ai été prise aux deux écoles. N’ayant pas envie de revenir sur Paris, je suis allée à Grenoble où j’ai obtenu mon DNSEP en 2012.

Vous utilisez beaucoup la sculpture dans votre travail en recyclant, récupérant des matériaux de toutes sortes. Même des “déchets d’artistes” après le démontage des expositions. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur cette façon que vous avez de travailler ?
À un moment donné j’ai été fatiguée de l’hyperproduction du monde de l’art, il y avait beaucoup trop de choses.  J’ai repensé ma pratique en revenant à des formes plus épurées, avec une certaine économie de moyen et en repensant mon positionnement dans l’art contemporain. J’ai également été confrontée à mes propres limites : je n’avais pas d’atelier, peu d’argent… À un moment donné, en travaillant dans le milieu de l’art, j’ai tenté de transformer mon temps de travail effectif dans les institutions pour en produire et en extirper quelque chose. L’idée était de créer une économie de production en recyclant, en remettant en circulation les matériaux. Je revenais ainsi à la sculpture en reprenant des objets qui avaient déjà appartenu à d’autres artistes. Cela m’a permis d’ancrer mon propos dans la création contemporaine, d’avoir un discours et une production référencée tout en faisant un pied de nez à tous ces grands artistes.

Cloé Beaugrand, "Ecosystem", Matériaux recyclés,transformés, échangés, Module 1, 2010 - 2014

Cloé Beaugrand, « Ecosystem », Matériaux recyclés, transformés, échangés, Module 1, 2010 – 2014


Vous parlez d’une production parasitaire et de notion d’interstice dans votre travail, est-ce né d’une expérience hasardeuse ou était-ce un but de créer cet “entre-deux” ?

Les cocottes sont nées durant mon temps de travail à la Maison Rouge. Je travaillais à la billetterie à l’accueil et il y avait de vrais temps de latence. J’ai donc commencé à faire des cocottes en papier avec tout les documents qu’il y avait à côté de moi et à les poser sur le bureau. En regardant la réaction des gens qui étaient perdus face à ces objets, qui se demandaient si cela faisait partie de l’exposition, qui venaient les voir, j’ai déployé ce geste. Les enfants s’en emparaient, les parents se pétrifiaient à ne pas savoir si c’était de l’art ou non, si on pouvait y toucher ou pas. Petit à petit, j’ai donc commencé à m’introduire dans les expositions.

"Cocottage", cocotte en papier, 2014 À gauche, Centre Pompidou, à droite, Palais de Tokyo

« Cocottage », cocotte en papier, 2014
À gauche, Centre Pompidou, à droite, Palais de Tokyo


Il y a beaucoup de second degré dans votre travail, notamment dans Ecosystems, cette oeuvre “work in progress” où vous parlez de matériaux qui passent du statut d’oeuvre d’art au statut de “déchet”. Quelle importance ce second degré a-t-il pour vous ?

C’est comme ça que je suis, j’ai beaucoup d’humour en général. Plutôt que de critiquer vraiment, j’aime bien pointer du doigt, souligner des dysfonctionnements, des choses qui pour moi n’ont pas de sens. J’en ris plutôt que de critiquer. Finalement, je fais aussi partie de ce système. J’aime l’art, ça m’intéresse et je suis passionnée.

La question de l’écosystème est une réelle question chez les jeunes artistes d’aujourd’hui, souvent avec des financements très limités. Est-ce une forme de critique dans votre travail ?
Oui car il y a de moins en moins d’argent. Ce sont des questions importantes dans la création et partout en général : le développement durable, etc. Mais cela ne fait pas de moi quelqu’un d’absolument engagé sur un art écologique. J’ai eu accès à un moment donné à ces matériaux, cela aurait pu être autre chose ailleurs. Ici, ça m’intéresse parce que c’est estampillé, parce que cela pose la question de la propriété intellectuelle : jusqu’à quel point une oeuvre appartient-elle à un artiste ? Dans quelle mesure ces matériaux sortis de la benne vont-ils poser problème ? Jusqu’à présent, personne ne m’a embêté parce que personne ne me connaît, mais si un jour je vends une pièce, viendra-t-on me réclamer quelque chose ?

SS : Dans vos Propositions, après avoir récupéré ces matériaux, vous les archivez, les utilisez, les détournez et les présentez sous différentes formes. Comptez-vous continuer ce travail qui fait sens aujourd’hui par rapport au statut de l’oeuvre d’art, mais également à celui de l’artiste ?
CB : Actuellement je travaille sur un livre, une sorte de compilation de tout ce qui s’est passé avec ces matériaux depuis, le cheminement de ce travail. C’est en transformation, je ne sais pas encore si cela va être réactualisé. Cela m’a intéressé de travailler avec ces objets, mais pour l’instant j’ai suspendu la collecte. Mais si je suis invitée à travailler quelque part avec ce qu’il y a sur place, ça sera l’occasion et l’opportunité d’inviter d’autres artistes à intervenir et de faire dialoguer des choses entre elles. C’est ce qui m’intéresse avant tout dans cette pratique.

Sélectionnez-vous vos “déchets d’artistes” ? Tatiana Trouvé, Stéphane Thidet… Il y a une forme de fétichisme de l’objet ayant appartenu à un artiste à un temps donné, en même temps que cette question d’écosystème. Sont-ils des références pour vous ?
Non, absolument pas. Cela aurait pu être n’importe qui. C’est toujours des grands noms, mais cela dépend du lieu où je les ai récupérés, des différents complices qui m’ont également permis de récupérer des bouts de pièces. Ce sont celles-ci, ça aurait pu en être d’autres. Je récupère tout, peu importe le nom, en racontant l’histoire de ce morceau.

Cloé Beaugrand, "Tentative de rapprochement", Technique mixte, Avecla participation involontaire de Wim Delvoye, Thu Van Tran, Aî Wei Wei, Evarist Richer, Andréa Blum, Tatiana Trouvé, Chiharu Shiota, Stéphane Thidet et Jon Pylypchuck, 2010 - 2015 Vue d'exposition à l'Espace d'en bas, Paris, 2015

Cloé Beaugrand, « Tentative de rapprochement », Technique mixte, Avec la participation involontaire de Wim Delvoye, Thu Van Tran, Aî Wei Wei, Evarist Richer, Andréa Blum, Tatiana Trouvé, Chiharu Shiota, Stéphane Thidet et Jon Pylypchuck, 2010 – 2015
Vue d’exposition à l’Espace d’en bas, Paris, 2015


Lors de votre résidence d’artiste au sein de l’Université de Grenoble dont vous êtes l’une des organisatrices, mais également la première artiste invitée, vous avez partagé ce temps avec Hubert Renard. En quoi vous sentez-vous proche de cet artiste ?

Étant l’une des organisatrices de cette résidence (montée avec deux amies, Marine Lang et Angeline Madaghdjian), je trouvais cela délicat de porter le projet et d’être artiste dans le projet en même temps. J’ai fini par accepter en proposant l’idée d’inviter un artiste ou deux en tant qu’artiste. J’ai donc invité Hubert Renard à travailler à ma place. Je l’ai rencontré lorsque j’écrivais mon mémoire sur la question du catalogue d’exposition. Il travaille beaucoup autour de la fiction via tout ce que l’institution produit comme documentation (les cartons d’invitations, les catalogues, etc.). Il se pose la question de savoir comment créer une ficton, comment un artiste prend vie dans le système artistique via tout cela. Son travail est plein d’humour, il soulève beaucoup de questions. Ça a vraiment été une rencontre magique après cet entretien, je n’ai jamais autant ri en parlant d’art contemporain. Nous sommes devenus très amis depuis et nous continuons de travailler ensemble.

Pour votre exposition personnelle “Tentative de rapprochement” à l’Espace d’en bas, vous faites du papier de médiation un plan pour se construire une cocotte en papier. Celui-ci, qui était prédestiné à devenir déchet, devient-il une oeuvre d’art pour vous ?
Je n’ai pas fait ce papier de médiation, c’est l’intervention d’Hubert Renard qui a une double intervention pour ce projet. Il est intervenu sous cette “forme du texte du médiateur” comme il le dit. Cela l’a fait rire de me prendre à mon propre jeu et de faire un clin d’oeil à d’autres travaux. C’était une blague parce que, le soir du vernissage, peu de gens ont lu le texte, mais je me suis retrouvée ensevelie sous les cocottes en papier. Des avions volaient, c’était le plus beau jour de ma vie (rires). C’était l’intervention d’un autre artiste à venir me « cocotter », comme j’ai pu leur faire auparavant, ainsi de suite. Il intervient par ailleurs dans le livre que je prépare, sous le pseudonyme d’Alain Farfall.

« Tentatives de rapprochement », Série de 4 catalogues d’exposition, A5 réunies en coffret, 2011. Avec la participation involontaire de Wim Delvoye, Thu Van Tran, Ai Wei Wei, Evariste Richer, Andréa Blum, Tatiana Trouvé, Chiharu Shiota, Stéphane Thidet et Jon Pylypchuck.

Alors, plutôt Hubert Renard ou plutôt Alain Farfall ?
L’un ne va pas sans l’autre. Alain Farfall, c’est son critique qui écrit son histoire et celle d’autres. Mais beaucoup de gens ne se rendent pas compte qu’il n’y a pas réellement de différences. Au début, lors de mes recherches pour mon mémoire, je lisais des textes d’Alain Farfall sans savoir que c’était Hubert Renard, j’ai mis du temps avant de m’en rendre compte. Si tu n’es pas averti et que tu débarques dans son travail, tu piétines et il en joue complètement, il se moque tout le temps.

Pensez-vous jouer également une sorte de double jeu entre artiste et “non artiste” ? Vous dites d’ailleurs que votre démarche s’apparente à celle d’un explorateur…
J’ai beaucoup de mal à assumer le statut d’artiste. Que se soit artiste, plasticien,… finalement je ne sais pas trop ce que ça veut dire. L’artiste représente quelque chose que je n’aime pas vraiment.

Qu’allez-vous présenter pour Jeune Création ?
CB : Je suis partie en Nouvelle-Zélande en sortant de mes études, j’ai eu l’opportunité de faire beaucoup d’expositions et de résidences là-bas. Lorsque je suis revenue en France, ça a été un peu le désert. Toutes les relations que j’avais construites avant se sont effondrées, je me suis donc retrouvée au RSA, à postuler chez Pôle Emploi où j’y ai découvert un code Rome : le Répertoire opérationnel des métiers et des emplois. L’artiste était considéré par Pôle Emploi comme un métier à part entière, comme un statut social et professionnel. Pôle Emploi a fait une description particulière de ce statut : ce que l’on est, ce que l’on représente, quelles sont nos possibles activités, le type de cursus que l’on doit avoir, etc. Comme une définition exhaustive de ce qu’était cette profession. J’y ai vu une blague, c’est une définition absurde de ce qu’est un artiste administrativement.
Je suis donc partie de ce texte et en ai extrait le code de cette fiche : B1101. Je l’ai utilisé comme un logo. C’est un projet auquel j’ai pensé l’année dernière, qui a évolué. Lorsque j’ai su être sélectionnée pour Jeune Création, c’était pour moi l’endroit idéal pour contextualiser cette pièce pour qu’elle prenne sens, car 90% des artistes présentés sont dans la difficulté. C’est un travail à la fois sur nos statuts et nos questionnements.
B1101, sera écrit sous la forme d’un néon, associé à une bande sonore d’environ 15 minutes où ce texte de Pôle Emploi est lu. De nouveau volé et détourné, car il est en effet stipulé dans la lecture répétitive qu’il est interdit d’utiliser, reproduire sous n’importe quelle forme qu’il soit ce texte, avec tous les crédits de Pôle Emploi qui suivent.

Qui lit ce texte?
Une amie, Pôle Emploi affirmant que l’une des compétences de l’artiste est de chercher des partenaires, des endroits avec qui travailler, des outils, des gens, des subventions… Pour cette pièce, j’ai choisi de jouer le rôle du créateur contemporain. Je fais de la récupération, c’est la première fois que je produis une pièce qui me coûte de l’argent.

Votre travail est particulièrement conceptuel et actuel, il pose de réelles questions sur le statut de l’artiste et de la place d’une oeuvre dans un espace et dans un temps donné, qu’attendez-vous de Jeune Création ? Quels sont vos projets pour l’avenir ?
Concrètement j’ai très envie de faire des résidences car c’est ce qui correspond le mieux à ma pratique et ma façon de travailler. Mais le réseau c’est important et ton cv également. Même si les résidences sont là pour aider les jeunes artistes, certains ont fait beaucoup de choses auparavant, ont des relations. Je suis revenue sur Paris après la Nouvelle-Zélande, car on ne répondait jamais à mes demandes de résidences. C’est là que j’ai eu cette opportunité de faire cette exposition personnelle à Paris, maintenant il me faut l’exposition conséquente, la vitrine. Les deux lignes importantes qui me manquaient pour donner du poids à mon cv, pour avoir des relations avec de jeunes artistes car c’est intéressant de faire des rencontres, d’échanger. C’est comme ça qu’on avance.

 

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