CO-WORKERS, l’anticipation d’un confus consensus

Douglas Coupland

Douglas Coupland. ©AnaïsCiaran

Co-Workers, Le réseau comme artiste, est l’exposition qui se tient en ce moment au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Impossible de parler de cette exposition sans commencer par sa fin. Ou plutôt par sa finalité. CO-WORKERS n’est pas une exposition qui se lit de bout à bout, elle se vit plutôt comme une étrange déambulation qui instaure une ambiance où l’hybridité règne. Si le pari de cette exposition est de refléter notre relation avec le monde numérique aujourd’hui, en ressortir confus est le signe que ce pari est relevé.

En réunissant principalement des artistes ayant émergé depuis les années 2000, la proposition tient en ce que ces artistes endossent tant le rôle d’acteur que de celui de témoin de l’avènement du numérique dans les pratiques artistiques. En créant ces œuvres, ils expérimentent aussi bien qu’ils relatent les symptômes de toute une société.

C’est donc à nous, individus pris dans la spirale des flux d’information à l’ère de l’hyper-connectivité, quidam du quotidien, que s’adresse cette exposition. D’entrée de jeu, la proposition nous est faite en ces termes : “ (l’exposition) propose de rendre compte de ce changement”. Bien le parcours soit rythmé par des thématiques discrètement annoncées, l’espace scénographique ouvert propose une fluidité dans la circulation restant ainsi fidèle aux principes du co-working. L’atmosphère qui émane des œuvres, bien qu’elles aient toutes leurs particularités, restent dans une mouvance mélancolique propre au discours de l’anticipation ou de la dystopie qui amplifie le sentiment de confusion. 

Working on what the heart wants, 2015, Cécile B Evans Installation multimédia, contenu évolutif en temps réel, son

Cécile B Evans , Working on what the heart wants, 2015. ©AnaïsCiaran

 Cécile B Evans dans Working on what the heart wants, nous invite à assister à l’aperçu d’un projet qui évolue en temps réel, dans celui-ci une société puissante appelée Hyper se construit et un personnage se modélise devant nos yeux. La musique de James Kelly l’accompagnant nous incite à penser cette expérience comme une naissance où les sentiments de joie et de tristesse se renvoient la balle pour montrer un match emprunt d’ambivalence. Cette même ambivalence nous la retrouvons dans le texte de Douglas Coupland : « Les machines parlent de plus en plus souvent entre elles dans votre dos. Faites une pause et respirez profondément. Maintenant appuyer sur la touche dièse. Faites semblant d’être mort. Effacez tout. » Cette phrase n’est pas sans rappeler les classiques de la science-fiction comme 2001, l’odyssée de l’espace qui dès 1968 nous exposait à la situation de méfiance dans laquelle peut nous conduire l’intelligence artificielle.

Le monde numérique semble donc gagner du pouvoir. Aussi attirante qu’effrayante l’évolution technologique nous a donc invitée dans la vallée de l’inquiétante étrangeté. Le monde organique se mêle au numérique. Faut-il y voir une résignation dans cette mélancolie ? Une prise de conscience de l’avancée technologique telle que l’inévitable ferait mieux de se convertir en acceptation? Et si aujourd’hui on ne parlait pas plus d’une négociation, car on accepte de plus en plus cette inévitable avancée. Un co-working ?

 

Cloud, Linda, Luz, Supernova, Supernova Mod1, 2015, Clémence De la Tour du Pin, Dorota Gaweda et Ele Kulbokaite

Clémence De la Tour du Pin, Dorota Gaweda et Ele Kulbokaite, Cloud, Linda, Luz, Supernova, Supernova Mod1, 2015. ©AnaïsCiaran

Les serviettes brodées conçues par Clémence De la Tour du Pin, Ele Kulbokaite peuvent être un emblème significatif de cette hybridation. En partenariat avec la compagnie de parfum Flavors and Fragances, les parfums d’un avatar totalement virtuel nommé « Agatha » ont été créés. Face à ses serviettes aux différentes fragrances brodées à effigie d’Agatha, nous laissons le parfum s’infiltrer dans nos narines et nous rejoindre partageant ainsi un terrain de l’intime. 

En lui attribuant une dimension substantielle, personnalité virtuelle et sensation réelle communiquent et tendent à persuader nos sens de la véracité de l’existence de ce personnage IRL : « In real life ». Ce genre de démarche n’est pas sans rappeler celle de Tino Seghal qui dans son adaptation d’Ann Lee au Palais de Tokyo en 2013 lors de l’exposition de Philippe Parreno « Ann Lee, out of the world », avait usé du principe de la théâtralisation, de par la porosité entre rôle et présence physique nous en sommes venu à douter : Qu’avion nous face à nous ? Ann Lee ou une jeune fille interprétant le rôle d’Ann Lee ? Le phénomène de personnages virtuels « Out of the world » continu donc sur de nouvelles formes d’expérimentations…

C’est ainsi en jouant sur la porosité des territoires que vient se révéler un consensus emprunt de confusion. La formation de comportements sociaux qui sont plus en plus répandus, comme « l’extémité » à comprendre comme une intimité extravertie, joue sur les codes de la multiplicité des possibilités liées à la consommation technologique. Ces moyens technologiques invitent notre intimité a être extériorisée de manière exacerbée et l’œuvre de Ryan Trecartin en est un bon reflet.

I-Be AREA, 2007, Ryan Trecartin

Ryan Trecartin, I-Be AREA, 2007. ©AnaïsCiaran

Convoquant l’expérience des vidéoblogs où l’intimité d’un quidam peut devenir un spectacle saisissant, Ryan Trecartin se prête au jeu de la parodie en endossant divers costumes, diverses personnalités. Ici outre la notion de jeux, c’est notre rapport à l’existence qui est pointé du doigt. Aujourd’hui peut-on se passer d’internet pour vivre « dans la vraie vie » ?

 

Whet Talk : The Aquisitive Gaze, 2015, Rob Horning

Rob Horning, Whet Talk : The Aquisitive Gaze, 2015. ©Anaïs Ciaran

La vidéo de Rob Horning, DIS Whet Talk : The Aquisitive Gaze, se présente sous la manière d’une vidéo d’une conférence filmée, à ceci près que cette dernière semble aussi être une performance. Tout en parlant de Pinterest et la manière dont cet outil nous renvoie à un mode de consumérisme virtuel, Rob Horning se prépare un café. Cette vidéo nous renvoie à l’idée que la consommation peut tant nous être imposée par le virtuel qu’être un moyen de s’en extirper, par l’assouvissement fictif de ces envies de consommation.

Internet est devenu pour les artistes comme un outil révélateur de la plasticité des échanges entre ce qui tend à être et à ne pas être, un terrain d’exploration de la matière autant qu’un questionnement de l’esprit. . En réaffirmant que nos modes de perceptions changent vite, Co-working est une exposition qui met en lumière les frontières entre le public et l’intime. Elle invite alors à percevoir comment et à quel point ces frontières s’amincissent en nous proposant la vision anticipée d’un confus consensus. 

 Anaïs Ciaran

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