Invitation à un voyage mémoriel – Entretien avec Raphaëlle Péria

Entretien avec Raphaëlle Péria
Assise devant son œuvre Cartographie intérieure, Raphaëlle Péria répond à cet entretien le 10 novembre 2015 à la Villa Emerige pour l’exposition Les Empiristes.

Hélène Métivier : Quel parcours artistique vous a conduit à être sélectionnée à la bourse Révélations Emerige ?
Raphaëlle Péria : Je suis arrivée aux beaux-arts en Bretagne en faisant de la peinture. On m’a conseillé d’arrêter. Je me suis laissée influencer ! J’ai fait du dessin de façon assez minutieuse, puis de la gravure et de la photographie numérique. J’ai eu l’opportunité de partir 8 mois pour un voyage en Asie, en Amérique du Sud et en Océanie pendant mes études. Je ne pouvais pas partir avec le chevalet, les plaques de gravures ; j’ai donc emporté mon appareil photographique. Je suis revenue avec 13 000 photos. Je les ai faites comme une touriste pas comme une artiste. Au retour, je ne savais pas ce que j’allais en faire, c’est seulement deux ans plus tard que j’ai commencé à retravailler dessus et ça fait maintenant trois ans que je puise dans cette base de données.
Aujourd’hui, je postule à des concours de photographie. On me qualifie de photographe, mais je ne me sens pas photographe, j’ai besoin du matériel photo pour commencer, c’est un support, un médium. Je me situe dans la post-photographie. Je ne traite plus de la photographie comme sujet, mais je me sers de la photographie dans sa matérialité. C’est le papier photo qui m’intéresse ; ce n’est pas la représentation de l’objet ou le sujet qui m’intéresse, c’est cette matérialité que j’ai envie d’explorer. Je suis partie de la peinture, aujourd’hui je gratte des photos et à l’avenir j’ai des projets de sculpture. Mes dernières recherches vont dans ce sens. J’aimerais faire des installations de pliages photographiques plus sculpturales.

H.M : Comment a commencé le travail que vous présentez aujourd’hui ?
R.P. : Ce voyage m’a permis de développer un travail sur ma mémoire personnelle. Deux ans après mon retour, j’ai réalisé que je ne me souvenais plus tellement de ce voyage, qu’il était en train de s’effacer. Je me suis alors intéressée au fonctionnement de ma mémoire. Elle efface, déforme, met d’autres images en surimpression et j’ai cherché à traduire cela plastiquement. Je visualise le lieu tel qu’il est dans ma tête aujourd’hui et je retravaille, il faut le temps que je me fasse une idée de ce paysage sans « re-regarder » la photographie. Souvent elle n’est plus ce à quoi je pensais et c’est ça qui est intéressant, ce décalage entre le temps de la prise de vue, le moment où je suis dans le paysage et le moment où je retravaille. Je cherche à faire évoluer l’image jusqu’où en est ma mémoire aujourd’hui.
Au début de ce travail, j’ai réalisé une série de gravures pour lesquelles je gravais un paysage tel que dans mes souvenirs sans regarder la photo préalablement prise et je venais ensuite imprimer la plaque de gravure sur la photo ; le décalage qui se créait entre le moment de la photo et le moment du souvenir m’a intéressé.
Dans le travail présenté aujourd’hui à la Villa Emerige il s’agit de photographies que j’ai retravaillées en les grattant. C’est ma mémoire que j’impose à la photo dans ce travail, mais la photo m’impose sa matière et je me sers forcément de l’image qui est en dessous, je vais au plus près de la photo en la révélant différemment.
Je regarde le travail d’autres photographes et notamment Thibaut Quisset qui s’intéresse au paysage vernaculaire, à l’idée que le paysage est le marqueur de notre temps qui évolue en fonction de ce qu’on lui inflige. Il étudie toutes les lignes qu’il y a dans le paysage c’est un peu cette idée que l’on retrouve dans mon travail. Je me demande quel graphique placer à quel endroit, quelles lignes vont se dégager plus que d’autres.

H.M. : Pouvez-vous nous parler de la technique que vous utilisez pour travailler l’effacement ?
R.P. : Le papier photographique est constitué de strates. Je n’ajoute rien sur le papier en dehors de l’eau, je ne travaille que par retrait en enlevant la couche de papier couleur, que je laisse souvent pendre pour donner de la matière. Dans une même photo, je peux apporter plusieurs éléments graphiques avec différents outils de gravure manuels ou électriques. Je grave parfois à la loupe.
La phase de travail est laborieuse et physique. Pour le lino, j’étais au sol et j’avais un rapport physique à la pièce ; c’était comme si je labourais mon champ en faisant apparaître les sillons, les stries du paysage. J’imagine que lorsqu’on regarde les œuvres, on sent le temps passé et l’investissement physique. Mais c’est le résultat qui importe pas l’idée qu’on voit le geste.

H.M. : On sent un engagement corporel fort dans votre démarche à la fois dans la collecte d’images en marchant et dans le travail d’effacement. Vous citez Alain Corbin et son écrit L’homme dans le paysage dans lequel il a écrit que le premier contact avec le paysage se fait par le pied. En quoi sa vision vous intéresse-t-elle ?
R.P. : Alain Corbin est un historien de la sensation. Dans notre vision occidentale, le paysage est un fragment de nature qu’on capture et regarde, contrairement aux Orientaux pour qui le premier contact avec le paysage est le sol. Cette phrase d’Alain Corbin me permet de me poser la question de là où je me situe en tant qu’artiste et être humain. Le paysage n’est pas juste frontal, j’en suis partie intégrante. C’est toute l’histoire de mon travail. C’est cette démarche de toujours se demander où est-ce qu’on se place par rapport au monde qui nous entoure.
C’est en gravant le linoléum que la phrase d’Alain Corbin m’est revenue. Je donne de la matière et j’invite le spectateur à marcher sur le linoléum pour pouvoir ressentir le paysage que j’ai foulé. Je l’invite dans mon paysage personnel réalisé à partir de photos de voyage réagencées dans lesquelles j’ai inventé des graphismes, des motifs qui correspondent à des zones d’herbe, d’arbres, d’eau… à la manière des légendes cartographiques des cartes scolaires.
Ce travail s’appelle cartographie intérieure. Je fais entrer le paysage à l’intérieur de la maison, sur un matériau de la maison. Je lui donne des volumes, de la matière. J’ai créé une carte à la manière d’ une image satellite, d’une photo vue du ciel sur laquelle on peut se déplacer.
Le spectateur, quand il est sur le linoléum est au centre et voit le monde tout autour de lui. C’est la même idée dans le tapis de jeu qu’ont les enfants, avec lequel on peut rêver en déplaçant des voitures sur un parcours. La carte est une représentation fictive qui permet de s’évader en étant à la maison.
Il est ici présenté au sol et permet une déambulation autour et dessus, mais j’aimerai aussi ; dans l’idée de la cartographie scolaire le présenter accroché au mur comme une tapisserie.

H.M. : Ce travail sur la mémoire dans son effacement dans sa modification évacue toute trace humaine. Pourquoi ?
R.P. : J’ai fait une série de dessins de toutes les personnes que j’ai croisées pendant mon voyage. J’ai commencé à retravailler sur des portraits photographiques, mais j’ai eu de nombreuses critiques. Les gens trouvaient ça violent ! J’avais l’impression d’avoir un geste assez doux sur les images, j’ai eu beaucoup de mal à assumer. J’ai arrêté les portraits. Mais j’y reviendrai autrement.
Quand j’ai préparé mon voyage, je m’étais fixé deux objectifs de travail pour ce voyage : une série de photos des lits dans lesquels j’avais dormi et le portrait de plain-pied d’une personne représentative du pays mais je n’étais pas très à l’aise avec mon appareil photo et je n’ai pas osé prendre de portraits. En rentrant, j’ai écrit sur les photos que j’aurais aimé prendre et notamment j’ai écrit sur le portrait d’un homme qui était dans la posture que j’aurais aimé prendre en photo. J’ai écrit sur cette personne et sur ce qui me restait de cette personne. Dans ce travail de mémoire, je raconte comment je n’ai pas réussi à prendre ces portraits ; en fait, c’est un désir profond que j’ai de revenir au portrait, mais peut-être d’une autre manière qu’en supprimant les gens des photos.

H.M. : Vous êtes-vous fixé une limite à l’effacement, à l’enlèvement, à la transformation ?
R.P. : Ça dépend de chaque photographie, mais dans toutes les séries, le ciel n’est jamais effacé. Dans mes premiers paysages, toutes les villes s’effondraient, mais les ciels restaient intacts.
C’est tout un jeu avec la lumière, le papier photo est brillant quand le spectateur se déplace, l’œil est accroché par des reflets sur l’image, ce qui lui montre qu’il n’est pas devant un dessin ou une peinture, mais une photographie.
Peut-être qu’un jour j’irai jusqu’à l’effacement complet de l’image, je ne sais pas encore. C’était le but au départ, je me suis intéressée au dessin Erased de Kooning de Rauschenberg, mais je ne suis pas allée au bout du processus parce qu’en le faisant on se rend compte que ce n’est peut-être pas ça qui est important pour l’image.

Par Hélène Métivier

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.