« Work in progress » : entretien avec Aurélien Froment

par Thomas Fort

TF : Le film Fitzcarraldo de Werner Herzog se déroule telle une épopée utopique en pleine jungle amazonienne, où le personnage principal –Fitzcarraldo- tente le pari fou de traverser une colline avec son navire. Cette scène mythique a largement influencé votre travail. Je souhaitais donc commencer cette discussion en vous demandant : quelle est votre relation au cinéma ?

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Bande annonce de Fitzcarraldo (en cliquant sur l’image)

Aurélien Froment : Je fais l’usage de la métonymie. Dans le cas de l’œuvre Werner Herzog d’après Werner Herzog, Fitzcarraldo, 1982, 2002, j’ai choisi un élément pour étudier un cas de figure et traverser autre chose. Ma démarche a dans sa construction quelque chose de nécessairement fragmentaire. Les références et les formes que j’emploie s’éclairent les unes les autres.

L’idée du work in progress qui dirige mon travail pourrait en effet se référer au cinéma. Je pense que ces deux processus sont proches. Construire une exposition consiste à assembler, faire coexister, « monter » des objets comme des « plans » qui se complètent simultanément. Je m’intéresse à la continuité mais aussi au point de différenciation qui font s’extraire les œuvres.

TF : L’œuvre Werner Herzog, est un diorama, pourquoi avoir choisi cette forme de création particulière qui conserve un aspect quelque peu dérisoire ?

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Werner Herzog d’après Werner Herzog, Fitzcarraldo, 1982, 2002, Aurélien Froment, Fond National d’Art Contemporain

AF : La forme de l’œuvre est en effet une maquette, mais ce qui m’intéresse le plus c’est l’image marquante du bateau sur la montagne. Je voulais que le visiteur puisse faire le tour de cette image. Je l’ai déconstruite pour savoir d’où elle venait pour ensuite la mettre en condition d’existence. Il y a nécessairement une forme de réminiscence ethnographique. J’aimais assez la référence aux musées d’histoires naturelles ou aux écomusées qui détiennent cette image un peu passée.

TF : Cet extrait du film résume son utopie poétique et en même temps sa nostalgie…

AF : Ce n’est autre que l’histoire d’une projection multiple. Fitzcarraldo veut faire passer le bateau par dessus la montagne, il cherche une méthode pour réussir un défi dont finalement on ne comprend pas vraiment la visée. La maquette que j’ai réalisée pourrait être une carte issue du film. C’est aussi une forme illusoire de remémoration du colonialisme et de la domination des occidentaux sur les cultures amazoniennes.

L’objet est donc du ressort de la présentation comme fac-similé d’une hypothétique maquette d’Herzog, mais c’est aussi un moyen de représenter cette histoire en façonnant de nouveau cette image. Faire un modèle en trois dimensions résonne comme une forme de projection dans le réel du projet de Fitzcarraldo. 

TF : Pourquoi avez vous choisi de réduire l’échelle par rapport à la scène réelle du film ?

AF : Quel changement peut induire l’échelle d’une œuvre ? … C’est ce questionnement qui m’intéresse. Je suis tout d’abord parti des plans du bateau que j’ai pu me procurer et qui m’ont donné l’idée de la pièce. J’entretenais une forme de fascination face à ce film pour son processus de mise en scène et par l’histoire qui m’intéressait. 

Finalement la maquette me permettait de le refaire ailleurs en changeant l’échelle. C’était un moyen de s’approprier l’histoire. J’ai conduit ma recherche dans un aspect presque documentaire car dans le film il n’y a jamais de plan d’ensemble. Le diorama miniature devient dès lors un point de vue impossible : c’est une forme utopique qui contredit en soi l’esthétique du film.

TF : Comme vous le disiez, même si cette forme utopique le contredit, une maquette comme la vôtre aurait très bien pu figurer dans le film. Le personnage principal aurait pu en créer une pour préparer son expédition…

AF : En effet, mais on peut également l’envisager comme un objet ethnographique qui présenterait cette folle histoire. La maquette ramène à cette idée documentaire. C’est presque une archive aux multiples histoires possibles.

TF : Pouvez vous me parler du projet de vidéo qui complète cette première œuvre ?

AF : Mon oncle et ma tante ont un document vidéo qui montre les vestiges du bateau utilisé pour le tournage. Pendant que nous regardons ce document nous les entendons conter leurs souvenirs de cette journée. Ce qui m’intéresse ce sont les paradoxes entre le film d’Herzog qui est faux; eux, qui ont vu le vrai bateau; et cette œuvre qui est une trace et une fiction sur l’origine de l’histoire. Il demeure donc une réelle ambivalence et ambiguïté entre l’original et la réplique.

TF : J’aimerais à présent vous interroger sur la reprise de jouets tels que les matériaux pédagogiques de Froebel dans The Second Gift. Pourquoi vous intéressez vous à ces objets ?

AF : Ce qui m’intéresse c’est la forme et la nature de la connaissance. J’aime cet objet de construction (Froebel) qui est très populaire en Allemagne alors qu’il est quasi inconnu en France. C’est donc un outil familier outre Rhin.

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The Second Gift , Aurélien Froment, 2010. Vidéo, son 7’53 ». Courtesy Marcellealix, photo: Aurélien Mole, collection FRAC Ile de France, Paris

TF : L’objet se présente pour lui même dans la vidéo The Second Gift 2010, d’une manière à la fois pédagogique et minimale…

AF : La question de la présentation débute avec le geste simple de l’ouverture de la boîte. Je souhaitais présenter ce travail par Friedrich Froebel, lui même. Le seul moyen de comprendre vraiment ces objets reste de les utiliser. Il faut faire l’expérience réelle car visuellement l’œuvre n’offre rien. La dimension haptique est donc essentielle dans ce cas. Ce type de langage passe par le toucher. C’est un outil pour comprendre le monde.

TF : En amenant ces objets dans le white cube faites-vous du musée une forme conceptuelle de salle d’éveil ?

AF : Dans l’usage de ces objets il y a une relation indéniable entre le maître, l’élève et l’objet. En les déplaçant du monde pédagogique vers le monde de l’exposition il y a une transposition de leur qualité culturelle. Toutefois le lieu de l’expo n’est pas un jardin d’enfant. L’œuvre demande à chacun de s’informer soi même. Chacun doit apprendre : les visiteurs mais aussi les agents d’accueil.

TF : Les commentaires de la vidéo tout en étant précis restent flous, pourquoi ?

AF : Je souhaitais mettre en valeur toutes les possibilités de commentaires sur une même problématique. La vidéo se dirige vers un espace muet : du geste, du mouvement, de l’image de la main, de la vue. Le commentaire montre en cela autant qu’il cache. Il reste intéressant mais incomplet. Quelque chose échappe à ce que l’on peu en dire, et c’est précisément ce pourquoi la dimension haptique est essentielle.

TF : Une dimension relationnelle est mise en évidence, par l’échange nécessaire entre le spectateur et l’œuvre mais aussi avec les médiateurs…

AF : Ma démarche prend souvent le forme du workshop. Le temps passé ouvre une dimension autre car ces objets permettent de créer une situation d’échange. Les relations entre l’artiste, le lieu d’accueil, le commissaire, les médiateurs mais aussi, au final, avec les visiteurs et les objets exposés sont au coeur de ma réflexion.

TF : « Sans titre » 2010, se place dans cette référence multiple : à la fois au jeu, à la construction, mais aussi aux dispositifs scénographiques, sans pour autant choisir de privilégier l’un de ces pendants. Pourquoi avoir choisi, là encore, l’échelle réduite proche d’une maquette ?

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« Sans titre« , Aurélien Froment, 2010. Bois peint, 8 éléments, 33 x 37,5 x 15 cm chacun. Courtesy Motive Gallery

AF : Cette oeuvre demeure entre le prototype et le jeu de construction. C’est un assemblage de formes en « L ». Cette forme peut tenir par elle-même et est ici autonome. Le blanc à l’extérieur renvoie en effet au blanc des cimaises du white cube tandis que les couleurs intérieures sont issues d’une marque de peinture aux teintes spécifiques. L’objet se réfère donc au mur. Ce ne sont que des formes simples qui peuvent permettre de construire des choses. Avant d’être une sculpture c’est probablement un jeu dont l’utilisation n’est pas déterminée.

TF : Je voudrais maintenant en venir à la question de la mémoire que nous avons pu évoquer avec Werner Herzog, mais aussi au concept plus large de la temporalité. Vous avez créé un agenda vierge de l’année 2030 comme un objet anticipé sur ce que notre temps sera. Qu’elle est donc votre rapport au temps ?

AF : Cet objet part d’une envie de créer quelque chose qui préexiste et qui puisse se poursuivre. Il y a un rapport à la mort et à la perte. La performance « Le chiffre à la lettre » est une vraie fausse conférence sur la mémorisation où un monologue presque tautologique est récité par un acteur. La récitation suit deux systèmes de mémorisation : par l’utilisation des images pour se souvenir, ou l’anticipation de ces mêmes images. Ce travail nous parle de nous et met également en abîme le travail de mémoire effectué par le comédien.

Revenons d’ailleurs à ce que je disais au départ avec la notion de séquence. Dans mon exposition « Paysages, marines, scènes de genre » au musée de Rochechouart en 2011, un long couloir distribuait cinq salles. Il y avait une oeuvre qui se répétait d’une pièce à l’autre ce qui instituait une continuité et l’idée d’une séquence. Je faisait appel à une mémoire immédiate pour le spectateur.

TF : L’idée de la réminiscence est donc ici sur-jouée, re-présentée ?

AF : Le parcours est présent pour lui même par cette répétition en ricochet. L’idée est de faire circuler les gens, de les faire revenir d’une salle à l’autre pour qu’ils comprennent cette réminiscence qui ne se donne pas tout de suite à voir. Je questionne l’ère de la ressemblance qui conduit notre quotidien. J’essaye souvent de travailler avec des formes de présentation qui ressemblent à quelque chose que l’on connait tout en insérant un décalage qui instaure une certaine distance face l’image qui éloigne ainsi de tout asservissement ou description.

TF : Que dire enfin de Théâtre de poche, qui semble avoir anticipée une avancée technologique ?

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Théâtre de poche, Aurélien Froment, 2007. Vidéo, son, 12′. Collection du MNAM Centre Georges Pompidou.

AF : Cette vidéo à été réalisée en 2007, avant le développement des tablettes numériques. L’idée du défilement des images à l’aide de ses doigts était déjà présente dans le film Minority Report réalisé par Steven Spielberg en 2002. Le réalisateur anticipe avec un peu moins de dix ans d’avance la sortie du Ipad. J’ai travaillé sur la notion d’écran interactif qui allait venir grâce aux avancées technologiques, tout en mettant en scène un spectacle plutôt archaïque. Je rejoins aussi l’aspect un peu désuet du tour du prestidigitateur, pour parler de ce qui aujourd’hui fait ordre : le glissement des images.

Transcription Mars 2013

 

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