Laure Ledoux : l’emprise de l’extase

Corps-portrait, lente brutalité se reflètent dans l’œuvre de Laure Ledoux. Elle dissèque ; elle scrute ; elle s’attarde sur les visages comme si elle devait assouvir son appel de l’invisible. 

C’est aux Beaux-Arts de Poitiers qu’elle comprend que son réel désir artistique ne peut venir que du médium photographique. Elle passe alors tout son temps à perfectionner sa pratique de l’argentique, avant de partir pour l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles où elle réalise des portraits « avec une attention particulière sur les visages et la sensualité ». 

Laure Ledoux explique qu’au-delà de la photographie, ses sensibilités artistiques se développent par le biais de la peinture nordique de Vermeer et la fougue italienne de Titien et Caravage. Cet’Che est par exemple une série de photographies d’hommes et de femmes déguisés à l’occasion du festival de Dunkerque. Toujours sur fond neutre, nous assistons à une mise en scène silencieuse à travers la présence exagérée du « Corps ». Etranges créatures aux visages peints, recouvertes de plumes, de bijoux ou de chapeaux. Elles semblent refléter une sorte d’héroïsme contenu qui fait écho à la grande peinture d’apparat du XVIe siècle. Son œuvre bouleverse la présence du modèle que ce soit Dans la nuit de l’invisible ou dans Black Lights. Elle montre dans une mise en scène confinée et structurée, la présence du corps par le biais de boxeurs posant après l’entraînement. Ses combattants semblent totalement absents. Ils ont le corps lourd et le visage tuméfié par les coups. Une certaine sensualité se dérobe au travers des regards avides de ces boxeurs. La musculature est abandonnée ; donné sans pudeur aux spectateurs tels des Apollons foudroyés par leurs Pathos. Elle révèle ainsi l’état d’entre deux : entre conscience et inconscience faisant émaner de ses modèles une aura mystique.

"Lécher ses vertèbres", 12 photographies, 100cmx100cm, tirages jet d’encre sur papier baryté.

« Lécher ses vertèbres », 12 photographies, 100cmx100cm,
tirages jet d’encre sur papier baryté.

Il n’y a pas d’improvisation de la mise en scène ; ni dans son rapport au modèle. L’image qu’elle a en tête n’est jamais celle qui donnera le résultat final. Elle capte un « moment de perdition de l’esprit et du corps ». C’est l’état de transe qu’elle souhaite figer. Le relâchement, c’est ce qui unit le modèle à la photographie de Laure Ledoux. Il y a donc une importance de la mise en scène car elle va donner la direction de l’image. Elle ne fait pas en sorte que la personne qui est en face d’elle soit à l’aise. En effet, elle place la plupart de ses figures dans un espace sobre, dépouillé et isolé. C’est la lumière et l’atonie du modèle qui permet le résultat d’une photographie. Tel Rineke Dijkstra, il y a une volonté de déstabiliser le modèle par le médium photographique.

projet en cours

« Korê », projet en cours.

Sa vision du portrait s’affirme alors comme « un acte de résistance ». Lorsque l’on observe les photographies de Laure Ledoux notre regard est aspiré par le tactile. Dans la série Lécher ses vertèbres, on veut pouvoir sentir passer entre nos doigts les cheveux de l’homme à la crinière rousse. Cependant, on ne peut et ne pourra jamais assouvir ce fantasme qui nous est refusé par le médium photographique. Ce refus du toucher est incarné par l’intérêt pour l’haptique au travers de sa série Korê. Ce projet fut réalisé en résidence à Mulhouse, lors du partenariat avec la Kunsthalle et l’Université de Haute-Alsace. Lors de cette résidence, Laure Ledoux a réalisé des vêtements jouant avec la forme des plis et le mouvement des drapés. Puis elle les a mis en scène dans des photographies en noir et blanc. Ce qui l’intéressait, c’était donc : « de créer ce sentiment de la perception du toucher tout en sachant qu’on ne peut pénétrer l’image. C’est la notion du plan haptique. On ne pourra que tenter de satisfaire son envie du toucher par le regard ». Avec ce projet de résidence à Mulhouse, elle a continué́ « cette introspection de la sensation d’oscillation, d’échanges, d’allers retours entre le spectateur et la photographie ».

Lors de l’exposition « Jeune Création » installée au 104 à Paris, Laure Ledoux exposait une série singulière nommée Fight Night. Accrochée sur une cimaise blanche épurée, ses « images » aux formats réduits semblaient n’être que de simples portraits dans des caisses américaines en acier. Cependant, lorsque le spectateur va faire le choix de s’approcher, il va tomber nez à nez avec ce qui semble être des « photographies » en noir et blanc d’hommes torses nus. Il ne sait pas s’il s’agit d’inconnus, de sportifs, d’acteurs… de chanteurs… peu importe. Le spectateur tout en continuant son questionnement sur ces étranges personnages va vouloir contextualiser ces images. Il veut savoir où ces clichés ont été pris ? Qui sont ces créatures ? Qu’elle est leur histoire ? Il a besoin d’être rassuré dans sa compréhension afin d’assimiler l’œuvre.

Ambrotypes, caisses américaines en acier, 13x18cm et 18x24cm.

« Fight Night », ambrotypes,
caisses américaines en acier, 13x18cm et 18x24cm.

Tout à coup il s’arrête dans sa réflexion, il y a quelque chose qui le perturbe, mais quoi ? À première vue, cette série 2.0 semble bien différente des précédentes créations de Laure Ledoux. Ces ambrotypes présentent des visages de boxeurs réalisés à partir d’un jeu vidéo de boxe intitulé Fight Night. Elle en a fait des captures d’écran à l’aide d’une tablette tactile. Elle a capturé des moments « de pause lorsque les boxeurs ne sont pas en train de se battre ». Ils sont alors figés dans l’action, attendant de pouvoir lancer leur prochain uppercut. Les captures d’écran ont été placées dans un agrandisseur photo pour pouvoir insoler des plaques de verre avec la technique de l’Ambrotype.

Ainsi, Laure Ledoux a obtenu des Ambrotypes en noir et blanc de ces boxeurs fictifs. En passant de l’aspect 3D à l’utilisation d’une technique datée du XIXème siècle, l’artiste nous transporte vers une double métamorphose. Tout d’abord, par le biais du médium : passant ainsi du virtuel du jeu vidéo au matériel de l’Ambrotype. Mais aussi par le biais du changement contextuel. C’est à dire qu’elle a pris des personnages créés pour le besoin d’un jeu vidéo. Le spectateur en jouant à « Fight Night » va comprendre que les personnages sont virtuels. Cependant, lors du passage d’une capture d’écran à un Ambrotype, Laure Ledoux tel Victor Frankenstein va insuffler une humanisation à ses personnages. Elle explique que : « Le transvasement multiple des supports amène une déperdition de l’aspect 3D et l’utilisation d’une technique ancienne permet de m’éloigner de la dématérialisation du corps proposé par le jeu vidéo. L’enjeu de ce travail est de proposer une réflexion sur le corps (…) « Fight Night » aborde la question de la limite du corps tout en évoquant le mouvement de résistance de celui-ci ; ce qui me permet de poursuivre un questionnement sur le portrait entamé dans mes précédents travaux et dont le point commun est toujours une réflexion sur un invisible ».
Elle interpelle le spectateur en lui proposant d’amener la présence humaine dans un contexte marginal, dans un contexte illogique qu’il n’a pas l’habitude de voir créant ainsi une ambiguïté dans son regard.
Que ce soit au travers de la série « Fight Night» où elle nous transporte vers la dimension humaine de ses avatars. Que ce soit dans « Lécher ses vertèbres » où elle nous confronte à des portraits de dos créant une ambiguïté déstabilisante tel « Le fils de l’homme » de Magritte. Ou bien dans la série «Dans la nuit de l’invisible» où elle nous fait basculer dans l’univers de kicks boxers qui ne sont pas montrés dans leur puissance gladiatrice.

Laure Ledoux capte avec brio le moment de non représentation dans la figure humaine. Elle a fait main basse sur ce que l’on ne peut toucher : l’invisible ; l’immatériel. Sa photographie est comme envoûtée, empreinte de pouvoirs chamaniques.

Florence Lechevallier.

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