Isabelle Davy, « Du déplacement et de la mémoire inventés par les œuvres »

Dans Marcher, Créer (2002), Thierry Davila porte un regard sur les déplacements, flâneries, dérives dans l’art du XXe siècle. Le déplacement physique ou géographique est en effet à l’honneur dans la performance, comme en témoignent les œuvres d’Erwin Wurm (Morning Walk, 2001), de Francis Alÿs ou de Gabriel Orozco. Ce déplacement physique se doublant d’un déplacement symbolique, il est « capable de produire une attitude ou une forme » ou est lui-même « l’attitude, la forme » (1). Avec ces œuvres, s’agit-il pour autant de « se déplacer pour inventer des attitudes » (2) ? Peut-on considérer le déplacement en art dans la distinction d’un plan physique et d’un plan psychologique ? Quand il y a déplacement, il y a nécessairement mémoire, car « le flâneur est aussi celui qui se déplace dans la mémoire » (3). Il s’agirait de penser le rapport entre déplacement et mémoire. On peut voir dans The Loser / The Winner (1998) de Francis Alÿs comme dans Yielding Stone (1992) de Gabriel Orozco la trace du trajet du flâneur ; on peut voir dans The Leak (1995), du premier, comme dans Habemus Vespam (1995), Four Bicycles (There’s Always One Direction) (1994) ou Until You Find Another Schwalbe (1995), du second, la réactivation de gestes de la peinture ou de la sculpture dans leur histoire. Autrement dit, la mémoire d’un déplacement physique (ou géographique) ou le déplacement de la mémoire d’un acte technique. Mais cette lecture considère moins l’activité des œuvres que l’acte des artistes. Elle fait reposer le déplacement et la mémoire sur le geste physique ou technique de l’individu, elle ne regarde pas ce que l’œuvre fait à la notion de déplacement et à celle de mémoire.

Grâce à Walter Benjamin, nous pouvons dire que le flâneur se déplace toujours dans sa mémoire. A partir de sa réflexion sur la fouille de l’historien, nous pouvons penser le déplacement comme la construction d’un passé, et d’un présent, simultanément (4). Nous ne sommes pas dans l’obligation de faire dépendre les objets d’un lieu prédéterminé (l’espace où nous les trouvons) ou de subordonner les actes à l’histoire des pratiques artistiques, c’est-à-dire de faire du déplacement une opération de l’écart, de la différence. Nous pouvons approcher objets et actes dans l’espace-temps particulier qui les produit, considérer le geste-œuvre qui, chaque fois, invente une valeur du déplacement en même temps qu’une valeur de la mémoire. Nous proposons ainsi d’étudier le travail de Gabriel Orozco intitulé Yielding Stone dans le rythme particulier de l’œuvre, celui de la ‘sphère amusée du presque rien’ ou ‘ronde de l’ordinaire’.

1 Thierry Davila, Marcher, Créer, Ed. du Regard, Paris, 2002, p. 15.
2 Marcher, Créer, op. cit., p. 102.
3 L’auteur fait référence à Siegfried Kracauer, Rues de Berlin et d’ailleurs (1964), trad. par J.-F. Boutout, Gallimard, 1995 ; ibid., p. 67.
4 Walter Benjamin, « Ausgraben und Erinnern », « Denkbilder », Gesammelte Schriften IV, 1, pp. 400-401;« Fouille et mémoire », trad. par Catherine Perret, dans Walter Benjamin sans destin, La Différence, 1992, p.76.

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