Jn-Louis Boissier_Bambous, pour que poussent les images


    2_Bambous à l'encre (suite)

"Avant de peindre un bambou, que celui-ci pousse déjà en votre for intérieur (12)." Cet aphorisme de Su Dongpo est amplifié contradictoirement par le peintre Zheng Banqiao (ou Zheng Xie, l'un des Huit Excentriques de Yangzhou, 1693-1765): "Pour ma part, lorsque je peins des bambous, je ne porte pas en moi le bambou achevé", "Les bambous que je porte en moi ne sont ni ceux que perçoit mon regard [...] ni ceux que trace ma main (13)."
Protestation d'indépendance poétique, mais reconnaissance de l'autonomie de l'image: le peintre calligraphe accepte et rejette à la fois ce qui est procédure créative et déterminisme des représentations. L'image-bambou est une entité mentale qui ne s'extériorise que dans l'imprévu. Dans l'imagerie numérique, on parlera des " graines" pour désigner le tirage qui rend compte des aléas de la croissance.
"La moindre plante a son esprit", avant même de prendre le pinceau, un peintre se doit de saisir les secrets de la création de la nature, "la manière dont les branches poussent, dont les feuilles se forment, dont les fleurs s'éveillent, s'ouvrent, se détournent, s'inclinent ou se fanent" écrivait Tang Zhiqi (dynastie Ming)(14).


    3_Bambous numériques

Une simulation sur ordinateur du bambou a fait récemment l'objet d'une étude qui est le prolongement des travaux du Laboratoire de biomodélisation du CIRAD associé à l'Institut de botanique de Montpellier. Ces images émergent d'un modèle mathématique pour lequel se sont alliés botanistes et agronomes, mathématiciens, informaticiens et infographistes. Au delà de la description morphologique des plantes et d'une étude qualitative, la mathématisation, la modélisation de leur mode de croissance a en effet donné lieu à un logiciel capable de rendre compte de l'architecture végétale: "La parfaite maîtrise des mécanismes de la biologie des plantes garantit que les images obtenues sont strictement conformes à une réalité possible, à un point tel qu'aucun botaniste n'y trouverait à redire (15)".



(12) Nicole Vandier-Nicolas dans Esthétique et peinture de paysage en Chine, Klincksieck, Paris, 1982.
(13) Cité par Chantal Chen "Émotion et paysage: subjectivité et extériorité au sein de l'expérience poétique de la Chine", Extrême-Orient - Extrême-Occident, 1983, numéro 3, PUV.
(14) Traduction de François Cheng.
(15) Présentation du logiciel AMAP, janvier 1987.

Les bambous du CIRAD sont donc fondamentalement réalistes. Ce sont des objets tridimensionnels, finement définis dans leurs structures et leurs surfaces, capables d'être manipulés, éclairés: sur l'écran de l'ordinateur ils s'offrent aux vues les plus variées, à des animations conformes à des propriétés physiques et dynamiques de flexibilité et articulation. Mais il faut les voir d'abord dans leur potentiel de vie et de mort, dans la capacité du rizhome à jaillir en pousses, des bourgeons à ramifier ou rester latents. Il faut prendre conscience de tout l'aléatoire qui marquera la différenciation d'individus nés de "graines" numériques de la même espèce.
Au "coeur" du système figure un "moteur de croissance" qui considère chaque entre-noeud comme unité de base et intègre une horloge, le déroulement du temps, les effets du temps sur la croissance, la ramification et la mortalité de la plante. Ces phénomènes repérés comme fondamentaux pour son architecture, son allure et son comportement, sont soumis à des nombres aléatoires rapportés à des lois de probabilité et gérés selon des paramètres géométriques propres à l'espèce considérée, en intégrant l'influence d'éléments extérieurs (forces de la pesanteur et du vent, saison, climat, terrain, etc.).
Cette image de bambou travaille par cycle, avec ce qui est préformé dans chaque méristème et la connaissance incluse des lois de son élongation. Si on la taille, elle émettra des rejets. Si plusieurs chaumes croissent proches l'un de l'autre, leurs feuillages devront s'éviter, mais leur entrechoquement virtuel produira l'accident de certains axes.
Philippe de Reffye, agronome, biomathématicien du CIRAD, oppose cette démarche de vérité botanique à la mise en oeuvre des fractales qui serait une "très grande faute philosophique". Pourtant l'autosimilarité repérable à différentes échelles dans une plante incite à une programmation récursive à l'aide de fractales, et certains objets fractals ressemblent fort à des plantes. On sait les spéculations globalisantes qui s'attachent à la géométrie fractale capable d'engendrer, en images, fougères et cristaux de neige, arbres, rochers, nuages... et autres objets naturels complexes et d'aspect chaotique. La nature serait fractale. Les militaires s'y intéressent pour la reconnaissance automatique de la trace de sous-marins ou pour la mise en mémoire de paysages dans les simulateurs, mais il s'agit alors d'algorithmes de condensation et de restitution d'images saisies sur le réel, loin de toute fiction.
La puissance de réalisation du laboratoire de Philippe de Reffye réside dans une très importante base de données dédiée aux plantes. Pour l'étude de l'espèce considérée de bambou, beaucoup d'informations proviennent de l'observation et du dessin. Le travail sur le terrain s'imposait notamment pour "relever les schémas de ramification, des données géométriques telles que la phyllotaxie, les angles d'insertion, l'évolution des diamètres et des longueurs d'entre-noeuds. Les mesures ont nécessité l'abattage d'une trentaine de chaumes. Chaque année les nouveaux chaumes sont marqués d'une couleur différente. La connaissance de leur âge a été un renseignement précieux (16)".
(16) Pascal Dabadie, Philippe de Reffye, Pierre Dinouard, Modélisation de la croissance et de l'architecture d'un bambou: Phyllostachys viridi-glaucescens Rivière A. et C., communication au Deuxième congrès international du bambou, juin 1988.
C'est bien l'analyse mathématique qui permet d'extraire les paramètres fondamentaux de la modélisation de la plante. Pourtant l'observation botanique, une représentation mentale de la croissance, sont pour les chercheurs des préalables indispensables à l'étude statistique, ne serait-ce que pour savoir "quoi mesurer".


    4_De la saisie à l'esthétique du potentiel

En une journée très chaude, une pousse de bambou peut croître de manière fulgurante. Elle grandit à la vitesse de la grande aiguille d'une montre. Les lettrés du bambou comme ses informaticiens ont centré leur attention et leur attitude sur l'appréhension de sa puissance vitale. Pour restituer l'allure, foncièrement mystérieuse, de cette herbe-arbre, ils sont allés chercher son li, et son "moteur de croissance". Il ont dû organiser leurs instruments de dessin en leur donnant à connaître les secrets de la croissance d'une plante, ils leur ont appris le "langage-bambou". Alors l'architecture s'est édifiée d'elle-même. L'image est ce qu'elle est parce qu'elle a poussé.
C'est que dans la calligraphie comme dans l'image numérique le point a un potentiel. "Une ligne est faite de points. Chacun des points a une existence propre; il promet de multiples transformations. Poser un point, c'est semer un grain; celui-ci doit pousser et devenir..." écrivait le peintre Huang Binghong (1865-1955 ) (17).
Du côté de la peinture calligraphique comme du côté du numérique le dispositif est savant et complexe et cependant centré sur un principe unique, un outil apte à traiter tant l'écriture que la figure, à créer un lien interactif de la saisie à la synthèse. Le différend figuration-abstraction est contesté. La tradition chinoise dit: longue préparation, exécution rapide. L'image calculée ne peut faire autrement: saisie, acquisition de données, modélisation mathématique et informatique, calcul, après, tout n'est qu'affichage... L'image est un potentiel, elle s'extériorise, mais elle réside en latence dans le "coeur" ou la mémoire. Parler de bouton, de bourgeon, de méristème, n'est pas que métaphore. L'image se confirme comme somme d'informations, pas la simple somme de ses composants. Elle possède une existence, un fonctionnement, une vie, autonomes. Elle répond, de divers points de vues, sous divers angles, au propre comme au figuré. Elle distingue elle même ses éléments, comporte des capacités de différenciation.

(17) Traduction de François Cheng.

L'affichage sur le papier ou l'écran pourrait ne pas être indispensable, seulement une manière de se faire voir, de vérifier l'existence ou la pertinence d'une simulation. Mais l'efficience de l'image calculée est en quelque sorte camouflée derrière la trivialité de son rendu. Un telle peinture du bambou sera jugée platement figurative, figée, clinquante. Son vrai mystère poétique réside dans la conviction et l'expérience qu'éventuellement on aura de ses capacités d'apparition, de mutation, d'éclosion, d'accident ou de dormance, en un lieu quelconque de son espace-temps.
Karl Blossfeldt, avec
Urformen der Kunst, Albert Renger-Patzsch, avec Die Welt ist schön, se fascinaient à capter photographiquement pousses et bourgeons, "forces créatrices cachées". La modestie du pur enregistrement incite paradoxalement à ne pas imiter formellement les apparences, mais à travailler comme ce qui les produit, sur la voie de l'esthétique chinoise, d'un Picasso: "Il ne s'agit pas d'imiter la nature, mais de travailler comme elle (18)", ou du Klee de l'"Exploration interne des choses (19)" qui "pressent le point originel de la vie", "s'entend à faire entrer les choses dans le mouvement de l'existence et, mobilisé lui-même, à les rendre visibles".
Avec des paléobotanistes, les chercheurs du CIRAD envisagent de faire pousser des images de plantes disparues. Il est possible d'extraire de fossiles les informations propres à les modéliser. Ainsi la "saisie naturelle", historique, contiendrait en puissance une image. Un être vivant devenu l'ombre de lui même, ferait semblant de revivre, mimerait sa résurrection.
On l'a vu, la saisie reste. La saisie distingue, mesure, trie et ordonne. Elle pousse à la statistique, à l'équation, au modèle mathématique. Il faudra désormais pour l'image de synthèse, pour que "poussent" les images, un surcroît de saisie. Quand on redéfinit l'image, il faut revoir aussi la saisie. Passer de la prise de vue à la prise de vie. Cet élargissement de la saisie serait donc rendu nécessaire par l'élargissement de la notion d'image, par une représentation devenue simulation. Décidément, après avoir dit qu'une image de synthèse part "de rien ", on dira qu'elle tend au contraire à partir de "tout".


Texte publié dans Les Cahiers du CCI / Les chemins du virtuel, Centre Georges Pompidou, Paris, avril 1989.

(18) Françoise Gilot, Vivre avec Picasso, 1965, cité par Pierre Ryckmans en commentaire de Shitao, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, Hermann, Paris, 1984.
(19) Paul Klee, Théorie de l'art moderne, Gonthier, Genève, 1964.