Jean-Louis Boissier_Bambous: pour que poussent les images


    1_Images botaniques, collecte, empreinte, croquis

D'abord simplement cueillir. La notion de saisie est à rapprocher de celles de collecte et de collection. Le parcours interactif dans les banques de données et d'images d'aujourd'hui a un bel antécédent: la promenade botanique de Jean-Jacques Rousseau. L'herborisation, les herbiers de ce land-artist avant la lettre attestent sa quête d'images pour mémoire, son désir de production d'images véridiques, exprimé et déçu avec ses commandes d'estampes et portraits. Rendant hommage à Linné, Rousseau croit à une taxinomie fondée sur les caractères botaniques constants, les principes vitaux de parenté, structure et croissance des plantes. Pour lui, "suivre le fil du système végétal", c'est communiquer avec la nature. Il prône une pédagogie de la botanique fondée pour chacun sur le plaisir d'une libre observation des forêts, prés et jardins familiers; quelque chose comme l'imprégnation nécessaire au peintre-calligraphe chinois: "Je raffole de la botanique: cela ne fait qu'empirer tous les jours. Je n'ai plus que du foin dans la tête, je vais devenir plante moi-même un de ces matins, et je prends déjà racine à Môtiers (1)".
Il faut noter, dans l'histoire des représentations, la capacité des plantes à engendrer des images, et s'interroger sur le terme de photogénie, contemporain de l'invention même de la photographie, attaché précisément, chez William Henry Fox Talbot, à la mise au point de la technique des
photogenic drawings (1839). Avec ces photogrammes, des éléments naturels qui se mettent de la sorte à plat et s'auto-dessinent, on touche d'emblée aux principes ontologiques de la photographie, où ce qui n'est que pur enregistrement le dispute en efficience à ce qui est écriture descriptive. La collection, l'herbier, c'est le collage, le montage, les objets érigés en images par simple transport. Au demeurant une façon de comprendre la photographie: collecte, transfert, exhibition. Mais ce n'est pas parce que la saisie aura, pendant un temps, été dominée par l'optique, ses instruments et sa géométrie, qu'il faut comprendre la saisie comme relevant exclusivement et fondamentalement de l'optique.
Un fossile est-il l'objet conservé lui même ou sa réplique dans sa propre empreinte en creux, sa transmutation en d'autres matériaux et par d'autres supports? Dans les cabinets de curiosités et
Wunderkammern du XVIIIe siècle, à côté des tableaux et estampes, les fossiles occupaient une place centrale parmi les "productions naturelles", entre végétaux ou animaux préservés et minéraux: êtres vivants à la pérennité minérale, tentative de rendre tangible et visible, sans en épuiser le mystère, l'histoire de la terre: déjà des images (2).

(1) Lettre de J.-J. Rousseau à F.H. d'Ivernois, 1er août 1765.
(2) Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Venise: XVIe-XVIIIe siècle, Gallimard, 1987.






Il y eut donc, il reste, la saisie, la transmission, par empreinte. L'objet peut être la matrice de sa propre image, c'est vrai avec l'optique, c'est vrai sans l'optique. Entre l'herbier et le photogramme le report direct de plantes authentiques sur la plaque d'impression à l'
Imprimerie impériale de Vienne (1853) (3), procédé d'images multiples d'une précision et d'une rationalité confondantes, fait figure d'intrus archaïque mais aussi de prémonition des scanners d'aujourd'hui où l'optique est rendue à son degré zéro de vecteur vers le numérique.
Il y a bien sûr l'acquisition par le croquis, le passage par l'œil, le cerveau, le geste, la main. Tous les moyens sont bons pour connaître l'objet à dessiner. Une marge existe-t-elle vraiment entre le dessin sur le vif, sur le motif, d'après nature et le dessin de mémoire ou d'imagination? Dans le dessin lettré chinois, le réalisme ressort à cette intellection, à cette abstraction, qui fait du dessin la simulation du processus créateur de l'objet lui-même et non la copie répétitive de ses apparences. Toute la tradition du dessin botanique minutieux, tant orientale qu'occidentale, du gongpi chinois aux gravures de Nicolas Robert et de Redouté, confirme une précision anatomique qui manifeste un examen méthodique, une pratique de la dissection, et d'une façon générale des connaissances préalables qui orientent la représentation. La frontière entre images à vocations scientifique, didactique et artistique y est oubliée (4).

Le croquis procède donc par prise de mesures, par reconnaissance de formes. Son dispositif est, pour une part, d'ordre mathématique: analyse, assemblage, projection, perspective, anamorphose. Les textures et couleurs elles-mêmes, pour se garder en mémoire tendent à se mettre en équations: attribution conventionnelle de teintes préfabriquées, adoption d'éléments graphiques extraits du réel mais répétés et étendus automatiquement. Un dessinateur, aussi attaché à son modèle soit-il, ne peut peindre une chevelure cheveu par cheveu, un arbre feuille par feuille, et travailler autrement qu'en adoptant un modèle multiplicateur, répétitif. C'est le mode de perception lui-même où le cerveau extrapole, intègre, pour avoir vu une tuile, deux tuiles, leur articulation et celle de la toiture entière, ou plus encore la reprise du processus même de construction ou de morphogénèse de ces objets.
La figuration végétale passe ainsi par la collecte, l'identification, le classement. Un tel enchaînement va vers un langage des textures qui tendrait à rendre compte de la morphogénèse à la fois de l'objet et de son image.

(3) Botanica, photographies de végétaux aux XIXe et XXe siècles, Centre National de la Photographie, Paris, 1987.
(4) Paul Hulton and Lawrence Smith, Flowers in Art from East and West, British Museum Publications, 1979.

    JBoissier_Bambous, pour que poussent les images


    2_Bambous à l'encre

Nous rencontrons là ce que la peinture chinoise classique nomme les rides (cun), le registre de signes qui, associés aux lignes de contours et de force, ou se substituant parfois à elles, appréhendent et inventorient reliefs et masses, surfaces et matières, brillances et couleurs. Ces éléments graphiques sont eux-mêmes littéralement empruntés à ce qui, dans la peau des choses, dans leurs textures et plissures, exprime leurs différences, leur formation, leur érosion, leur structure, leurs tensions ou vibrations: grain, veines ou fissures de la pierre, écailles, segments, feuillages. Mais ils se constituent en vocabulaire abstrait, en matériau conventionnel et ordonné, comme les traits des caractères, la graphie d'un texte.

A vrai dire ce "langage" s'apprend d'abord dans la peinture ou la calligraphie, quitte à enrichir, par le retour sur le motif, ce que l'image numérique nommerait la "bibliothèque de formes". La peinture des lettrés se désigne par xieyi, littéralement "écrire une idée": il s'agit d'écrire plutôt que de décrire, d'interpréter le sens des choses plutôt que leur aspect, même si tout se joue dans l'extérieur des apparences et sur ce qui ne peut être que la surface d'un tableau.
Propédeutique générale des sciences naturelles au XVIIIe siècle en Europe, la botanique exige la saisie des caractères pertinents qui fonde une classification systématique et par là même l'acquisition d'un langage de reconnaissance et d'identification sans équivoque. Désormais, forger une appellation, un diagramme linguistique, c'est résumer une plante, à l'intérieur d'un réseau botanique complet et cohérent. Rousseau peut rêver d'une "herborisation dans le dictionnaire" et tenter de résoudre la solution de continuité entre l'objet, l'image et la description, comme le rapporte Bernardin de Saint-Pierre, en formant "l'expression d'une plante avec neuf ou dix signes [cœur,triangle, losange, etc.] placés les uns au-dessus des autres, avec des chiffres qui exprimaient les genres et les espèces, en sorte que vous les eussiez pris pour les termes d'une formule algébrique (5)".

(5) Cité par François Dagognet, Le Catalogue de la vie, Presses Universitaires de France, Paris, 1970.
Illustration: Liliane Terrier (conception, réalisation)+Ye Xin (calligraphie "Dragon"), "Encre numérique", programme d'images numériques enchaînées, 1988.