Espaces. Déplacements. Dérives. 02

Francis Alÿs
Cet artiste est un flâneur à plein temps. Il explore la ville, collectionne des débris, opère des changements dans le flux normal des choses. Chez Walter Benjamin, le flâneur proteste contre la division du travail et contre l’activité industrieuse. Une résistance par rapport a une conception quantitative et strictement marchande de l’efficacité.

Walking a painting est un projet dans lequel l’artiste fait défiler un tableau dans la rue, porté par des gens et exposé de cette façon au publique. Il met en scène un art nomade. Alÿs crée une nouvelle façon de montrer, d’envisager la création. Ici, montrer et marcher se rejoint.
The collector
représente un chien métallique, monté sur des roulettes, enfermant un aimant puissant qui ramasse tous les débris métalliques. Cette pièce peut être considérée aussi une réplique à la condition statique de l’objet d’art. Roulée par un fil dans toute la ville, elle constitue surtout un outil d’exploration. Sa présence dans les rues annulait la prétention monumentale des sculptures publiques.
Magnetic Shoes
, des chaussures aimantées, rejoint aussi, à la lettre, l’idée du chiffonnier, celui qui collectionne les restes, les fragments.  C’est surtout une action symbolique de la marche, une métaphore sur les souvenirs de la ville et sur nos propres souvenirs perdus, enfuis, cachés, sur des moments dont on souhaite se débarrasser mais qui s’accrochent quand même, qui reviennent à la conscience. Comme le disait Karl Gottlob Schelle la promenade est une activité non seulement comme un simple mouvement du corps mais bien comme une action dans laquelle quelque chose de l’esprit est engagé.
Dans le projet Paradoxe of praxis, il pousse un bloc de glace dans la ville. Cette action est par excellence inutile, mais en même temps très poétique. Ça me rappelle d’une certaine manière le mythe de Sisyphe, qui pousse son rocher jusqu’à haut de la montagne pour qu’il retombe après. Et le travail recommence. Comme Orozco, il essaie de transformer le réel ou de l’inventer par l’interaction avec l’espace urbain. C’est un dialogue qui se crée entre la rue et l’artiste.
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Gabriel Orozco


Gabriel Orozco, Home run, 1993 (1 et 2)

Gabriel Orozco produit des variations autour du concept de déplacement et de décentrement. Il réalise des promenades dans la ville et intervient discrètement sur le paysage. Une de ses démarches réalisées pour le Moma, à New York, Home run, 1993, est une exposition d’oranges à la fenêtre. Il avait demandé aux locataires des immeubles avoisinant le Moma de poser une orange sur un verre devant leurs fenêtres. Ici, seulement ceux qui passaient par là et regardaient attentivement en haut, pouvaient apercevoir les oranges. L’œuvre de Orozco emploie surtout des artefacts liés à la mobilité: vélos soudées, chaussures, la mobylette, la DS, les billets de train ou d’avion…
Avec Habemus Vespam, il a réalisé une sculpture en pierre en forme de mobylette. Dans ce processus de «minéralisation de la mobylette», sa capacité de produire du mouvement a été abandonnée. Son sens a été complètement changé.
Four bicycles
est une sculpture déplacée, une rencontre insolite de 4 vélos dans l’espace, un véhicule impossible dans un univers où règne le principe d’efficacité et d’utilité. Leur rôle de mobile a été transfiguré.
Gabriel Orozco ressemble à la figure baudelairienne du chiffonnier, analysée par Walter Benjamin: «Les poètes trouvent le rebut de la société dans la rue et leur sujet héroïque avec lui. Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale». Ses œuvres surprennent par leur profondeur mais aussi par leur simplicité de moyens, qui n’est pas sans rappeler la tradition mexicaine.
Orozco est un artiste qui voit la poésie dans des situations communes et banales, comme le font les cinéastes Jonas Mekas et Chantal Ackerman.

Comment créer un lien entre marche et mise en images
Des cinéastes comme Jonas Mekas et Chantal Ackerman réalisent leurs films en déplacement. Soit en marchant avec la caméra à la main, comme le fait Mekas, soit avec la caméra fixe, par terre, en attente. Pour Chantal Ackermann le facteur temps est très important. Une fois qu’elle a choisi un endroit pour filmer, elle enregistre pendant des longues minutes sans bouger la caméra, avant de se tourner vers un autre cadre. Elle enregistre ainsi des paysages urbains ou suburbains (D’est) des passants dans la rue, des gens qui attendent le bus, des voyageurs dans une gare. Le temps est donné au spectateur. Elle ne cherche pas à enregistrer des situations extraordinaires, mais au contraire, donne un sens au banal, aux choses sans aucune importance et à côté desquelles on passe sans les percevoir. Ce sont les zones vides des l’existence, les choses que d’habitude on voit pas ou auxquelles on ne fait pas attention.

Ionas Mekas, se promène avec la caméra à la main et filme les personnes ou les lieux sur son chemin. On peut voir que l’image bouge un peu à cause de son mouvement. Ça donne une certaine dynamique à l’image qui se déplace ainsi deux fois: une fois en espace, et une fois par le mouvement du cinéaste. Dans la géographie du réel, intervient le jeu du mouvement et du regard. Mekas enregistre des fragments du réel avec sa caméra, une sorte de journal filmé. Ses films sont aussi comme des fragments de mémoires, mémoires de déplacement.

Masaki Fujiata, l’artiste japonais qui a exposé son œuvre lors de la première conférence Mobilisable, utilise les films enregistrés par ses promeneurs pour ses installations numériques. Le paysage se construit aussi dans la marche.

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