Régiment 73-2

Les images de père : image « punctum » 

En 2011, j’ai découvert par hasard un album militaire chez mes parents. Il était rempli des photos des militaires sans ordre, sans précision. Sur la couverture rouge en plastique noircie par les traces du temps, je trouve le titre « M. C. Album », écrit en jaune. Les photos avec un bord jaunâtre, au format carré ou rectangulaire, en noir et blanc, datées des années 70 s faisaient une masse. Seules quelques inscriptions calligraphiées donnent des indices partielles, une date ou un nom d’événement.

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Parmi ces photos, je trouve un visage familier, mais en même temps inconnu. Parce que je n’ai jamais connu ce visage de mon père. Je n’ai jamais connu mon père de cet âge et cette époque. Il avait à peine vingt ans avec un képi à l’inverse. Il exprimait certaine fierté, légère et fraiche que je n’ai jamais lu sur son visage. C’est un garçon, un adolescent, un individu aussi éloigné de mon père. Mais en même temps c’est mon père. Ce visage d’un être « aimé », mais pas vraiment le visage aimé, cette grande distance entre la représentation de mon père et mon père me laisse une sensation troublante que je ne peux expliquer en aucun mot.

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Adolescent, que imaginerait – il pour son avenir ? Saurait – il ce qui va se passer ? Aurait – il prévenu mon arrivée ? Devant sa photo d’adolescent, je me dis : il sera mon père. Il survivra les différentes époques, des différents événements. Il aura des traces de temps sur son visage aujourd’hui. Le temps se décompose sur ce visage innocent. Il redevient inconnu pour moi.

Mon père, comme tous les pères coréens de certaine génération, c’est un homme qui ne parle pas beaucoup et qui s’exprime très rarement ces sentiments. Petite, je suis déjà habituée à lire la légère expression de ce visage, par le mouvement de sourcils, de lèvres ou légers sourires sur ses yeux. Ce visage tant observé pendant toute ma vie, devant cette photo, devient « inconnu » et distant, crée une nostalgie en me laissant une question fondamentale : qui est mon père ? Qui sont -ils tous ces gens sur les photos ? Qui sommes – nous les coréens ?

 

Photos militaires : Corée du Sud

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Les personnages sur ces photos, tous jeunes et enthousiastes, leurs visages exprimaient l’espoir de vie. Sans identité reconnue, chaque jeune visage coréen devient également celui de mon père. Intriguée par ces visages, je me suis mise en recherche de leurs traces. Par mon père et ses amis de cette époque, je trouve petit à petit des identités de ces photos. Certains sont déjà décédés, quelques-uns sont partis s’installer à l’étranger, beaucoup d’entre eux étaient introuvables. Parmi les gens retrouvés, j’ai rencontré ceux qui vivaient en Corée. J’ai enfin attribué une identité à chaque photo d’inconnu. L’inconnu redevient mes connaissances. Ces jeunes visages coréens deviennent les visages d’êtres aimés pour les autres.

La Corée est l’un des pays où les citoyens sont obligés de faire de service militaire. Tous les jeunes entres vingt et trente ans en font depuis la cession de la guerre coréenne en 1953. La situation politique contre la Corée du Nord et les intérêts internationaux font ce pays divisé en deux même soixante ans après la guerre. Le service militaire est un symbole de l’état politique et social de ce pays.

L’armée coréenne constituée en deux groupes distingués – les militaires professionnels et les jeunes en effectuant leurs services militaires -, représente un groupe social étalé à travers toutes les classes sociales. Elle reflète la société elle-même, offrant une occasion de rencontrer des diverses catégories des gens sans tenir compte de leurs différences. Sous l’uniforme, les traits de chacun s’effacent. Les jeunes prennent tous une seule identité : « coréen »

L’histoire de la Corée est celle de la croissance. Cette société capitaliste concentrant tout pour la progression, dissimule les autres facettes sociales. Les militaires sur ces photos, donc les enfants de l’après-guerre, traversant la misère de l’après-guerre, la dictature de Park, la dictature militaire et la crise économique asiatique en 1997, témoignent cette ascension économique. Ils transforment leur pays en symbole de technologie, le pays de Samsung, ou de Hyundai. Mais leur vie s’efface pour l’objectif collectif dans ces processus de croissance, dans la masse et dans l’histoire. L’identité d’un individu perd la visibilité et l’existence dans cette société. L’individu n’est qu’un élément de croissance économique et de masse.

 

Photo anonyme, son histoire et son identité

Coréenne à Paris, en travaillant sur le projet en espace public, je décide de rendre visible à nouveau ces photos militaires : les photos anonymes coréennes. Les identités supprimées dans la société coréenne reprennent leur visibilité dans la rue de Paris, loin de son pays d’origine. Elles revivent à Paris leur vie perdue dans l’histoire. Ainsi elles crée une nouvelle identité. Le jeune coréen, notre frère, notre père, notre voisin, devient finalement notre identité à Paris : individu ordinaire.

 

Comment les rendre visibles

Pour rendre visible ce visage invisible, plusieurs questions sont posées : de quelle manière, de quelle forme ? Quel est l’enjeu de mon travail, mémorial ou monumental ? Comment rentre visible cette complexité sociale et la place d’un individu dans ce contexte.

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La ville

La ville est un élément fondamental pour ce travail. Le visage de jeune coréen, effacé dans la société ressemble au notre visage dans cette ville immense. Nous rencontrons les milliers de gens tous les jours dans le métro, dans le bus, dans la rue… Mais aucun visage est finalement reconnaissable dans le sens où nous ne nous en souvenons pas. Nous vivons sous l’anonymat. Ainsi l’identité de l’individu est invisible dans cette ville comme dans toutes les grandes villes. Faire apparaitre ces visages, est un acte idéaliste et naïf. Mais si une personne en sortant de son immeuble regardant ce visage, pose une question un jour, mon opération aurait un sens.

Les rues parisiennes ont un aspect spécial : la dimension à l’échelle humaine, la distance entre mur et les passagers est proche. Cette proximité, empêchant de voir ces visages en recul, accentue ce jeu de visible-invisible. Devant le visage en proche, nous ne voyons rien qu’une masse de gris. Le visage se décompose encore une fois dans notre espace quotidien, renvoie la question sur notre identité de l’habitant anonyme.

 

L’éphémère

Le choix du support « papier » vient pour son aspect éphémère et léger. Une identité, représente une personne, ses vécus, son histoire. L’identité a un lourdeur sentimentale et historique. La légèreté de papier apporte un équilibre, ôtant cette lourdeur de sujet.

Le papier apporte également un paradoxe plastique. Comme un individu disparait avec le temps, ce papier s’abîme et disparait par le temps et par l’environnement. Le visage apparait et disparait devant nos yeux comme si nous passons les êtres autour de nous sans prêter d’attention.

 

La dimension

La photo militaire 1x1cm prend une dimension monumentale. Le visage petit et son invisibilité me donnait une envie de les agrandir pour mieux voir. Mais contrairement à mon attente, ce visage agrandi devient de plus en plus invisible comme l’individu invisible dans la société. Plus nous tentons les voir, les individus disparaissent dans la société. Il devient inconnu. Par ce processus de agrandissement, je tente de démontrer ce jeu visible-invisible. Plus on s’approche à l’image pour mieux voir, l’image disparait.

Le collage de plusieurs imprimés partiellement a un sens important dans ce travail. Les pixellisation des images traitées sont à la fois une représentation de la décomposition d’un individu et de la suppression de son identité. Le découpage de ces images laisse les traces lors d’assemblage. Chaque papier devient une fenêtre qui nous empêche une fois encore notre regard.

 

Simulation 

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Projection 

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Intervention au Palais de Tokyo

Pourquoi le Palais de Tokyo :  Pour le premier d’endroit de l’intervention, j’ai choisi le Palais de Tokyo. Le lieu est complexe, rempli de plusieurs monuments superposés. Le bâtiment, le relief, le statut forment une immense façade parisienne. La lecture de chaque monument est perturbée par le reste. Installer un visage anonyme a un sens d’opposition de premier degré. Entre le monument à la mémoire des combattants de la France libre et le relief de nymphes, le visage d’un soldat anonyme essaie de trouver sa place.

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Suite à cette baptême de l’installation dans l’espace public, je constate encore une fois l’importance de la dimension des ruelles pour ce projet. Dans l’espace mémorial et monumental du Palais de Tokyo, Le visage de soldat perd sa mystère et sa propre dimension. Cette perte perturbe la lecture du jeu de visible-invisible. L’endroit est trop bavard, s’étouffe la dialecte.

 

Suite…

Lors de mon prochain passage à Séoul, je pense à y intervenir avec ces visages de soldats coréens.

 

Objets concrets d’études 

Oeuvres

  • Pignon-Ernest, Ernest, le parcours Maurice Audin, 2003, Alger
  • Boltanski, Christian, Monuments ; les enfants de Dijon, Consortium de Dijon, 1985
  • Richter, Gerhard, Confrontation, 1988
  • JR, Favela « Morro da Providencia », Rio de Janiero. 28 millimètres projet : Women, 2008

Écrits

  • Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961
  • Barthes, Roland, La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980
  • Blanchot, Maurice, l’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969
  • Boltanski, Christian, Grenier, Catherine, La vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 2010
  • Didi-Huberman, Georges, Peuples exposés, peuples figurants, Paris, Les édition de Minuit, 2012
  • Ernest Pignon-Ernest, Face aux murs, Galerie Lelong, Paris, 2010
  • Paquot, Thierry, L’espace public, Paris, La Découverte, 2010

Régiment 73-2 ©Juae EUM – 2013