Clairefontaine, Mostly sunny

Œuvre de Clairefontaine, courtesy Air de Paris

Mostly sunny, ce titre qu’a choisi Clairefontaine pour son exposition, à la galerie Air de Paris, préfigure d’emblée un angle discursif. Par l’emploi d’une esthétique aux codes essentiellement minimalistes et conceptuels, l’artiste se joue de manière cynique du système – social, économique et politique – qui régit notre société contemporaine. Par ce titre, Clairefontaine attire l’attention sur la zone d’ombre qui se détache, par la négative, de l’expression « majoritairement ensoleillé ». De quoi cette zone est-elle l’ombre ?

Avant même d’entrer dans l’espace d’exposition, le ton est donné : il faudra laisser ses chaussures à l’entrée pour s’y introduire. Un rapport intime s’initie avec l’espace d’exposition, il place les visiteur.euse.s dans une position commune fédératrice favorisant le rassemblement et la solidarité. Du papier journal tapisse la totalité de l’espace d’exposition, qui apparaît ainsi comme un site en travaux, en processus de construction, un lieu inachevé.
À travers cet agencement, l’artiste prend volontairement le contrepied du White cube et de l’esthétique immaculée de la galerie, neutre et dépourvue de tout artifice. On est invité.e à parcourir prudemment cet espace volontairement semé d’embuches, ces citrons manufacturés disséminés çà et là intitulés « Migrants ». Leur placement sur le sol n’est pas sans évoquer le sort déplorable que nos pays européens réservent à ces personnes qui ont fui leur pays. La proximité physique directe de ces citrons avec ces centaines de pages d’actualité nous conduit également à questionner le traitement médiatique de la question migratoire.

Vue de l’exposition de Clairefontaine, Mostly Sunny, chez Air de Paris.
Courtesy Air de Paris

Sur les murs, la première œuvre à laquelle on est confronté.e est un deuxième indice de l’inflexion du discours au sein de l’exposition : à grande échelle, une forme en néons bleus décrit le motif d’un œil barré, motif récurrent sur Instagram pour avertir la présence d’un contenu sensible. Clairefontaine attire l’attention des visiteur.euse.s sur le choc que pourrait occasionner le discours dispensé par les œuvres de l’exposition. Le collectif se joue ainsi de cette propension à l’outrage excessif caractéristique d’une société post-spectacle et néanmoins souvent impassible face à la violence inouïe d’autres réalités non-occidentales.

Incarnant une pratique résolument néo-conceptuelle, qui se réapproprie les codes de différents mouvements artistiques pour les détourner ensuite, Clairefontaine revendique le statut d’ « artiste ready-made ». Ainsi, elle mobilise dans sa pratique nombre d’éléments et de matériaux fortement connotés à des mouvements de l’histoire de l’art. Clairefontaine inscrit en écriture LED la phrase « Women are the moon that moves the tides », traduction d’un dicton italien évoquant la connexion et le pouvoir féminins en lien avec la mer. D’un bleu électrique – la nuance artificielle contraste avec la couleur océans – ce slogan sculptural est-il à interpréter comme une référence aux schémas sociétaux qui se répètent, inamovibles ?
Au regard de l’histoire de l’art, les néons et les leds sont inévitablement associés au mouvement de l’art minimal, lui même traditionnellement affilié au genre masculin, à des artistes tels que Joseph Kosuth ou Dan Flavin. Ils sont également fortement connotés par l’esthétique publicitaire. De même, pour son tableau intitulé Endless improvement, Clairefontaine emprunte ses codes à une autre esthétique, celle du graff. Dans une naïveté picturale poussée à l’extrême, elle présente la répétition infinie d’un geste  manuel qui décrit une courbe avec une bombe de peinture. L’infinité de ces formes multicolores entre en résonnance avec le potentiel d’améliorations infinies qu’évoque le titre de l’œuvre.

Vue de l’exposition de Clairefontaine, Mostly Sunny, chez Air de Paris.
Courtesy Air de Paris

Les noms que l’artiste choisit de donner à ses œuvres participent tout autant que celles-ci à la construction de cet univers créé pour la galerie Air de Paris. Dans une visée performative, Clairefontaine se sert ingénieusement du langage, à travers ses titres d’œuvres évocateurs, mais également par une pratique de l’écriture qu’elle développe en parallèle de son œuvre picturale. On lui doit notamment le communiqué de presse de cette exposition. Rédigé sous la forme d’un manifeste poétique, il appelle à s’émanciper des œillères qui entravent les potentialités d’expansion de notre regard sur le monde. Si l’utilisation de couleurs vives et la facture  picturale franche des toiles exposées leur donne une apparence de prime abord naïves, les tableaux révèlent, lorsqu’on s’y arrête, des indices de l’essence critique, voire parodique, qui les imprègne. Sur la peinture intitulé Suca, un arc-en-ciel au tracé hésitant côtoie le terme éponyme de l’œuvre, une expression italienne injurieuse qui pourrait être traduite par l’invective « prend ça ! ». Rapproché de l’état législatif actuel sur les questions LGBTQI+, encore très réactionnaire sur certains aspects, cette association picturale donne tout son sens à l’œuvre. De même, les tableaux Lawmakers and lawbreakers et Lockdown Party semblent tous les deux présenter une composition picturale – et une lecture – à plusieurs niveaux : une structure géométrique recouvre une première strate. Dans Lockdown party, on devine, en arrière-plan, quasiment imperceptible, un paysage idyllique dont le caractère imaginaire transparaît à travers la présence de deux soleils. Ce paysage pourrait-il représenter une vision utopique du monde, rapidement rattrapée par la réalité cartésienne de notre système, incarnée par cette composition géométrique ? 

Vue de l’exposition de Clairefontaine, Mostly Sunny, chez Air de Paris.
Courtesy Air de Paris

Via une pratique artistique qui mêle écriture, peinture, création d’environnements et d’objets, Clairefontaine aime à subvertir de manière insidieuse, tant les modèles et les normes sociales incorporés. Elle se joue des idées reçues et des évidences qui n’en sont pas. Dans une critique assumée et revendiquée du système économique et des prescriptions sociales, le collectif véhicule l’idée selon laquelle il est possible – nécessaire – , de s’émanciper de ces schèmes contraignants qui réduisent nos facultés préhensives et interprétatives de l’environnement, constituant aussi un réel danger pour l’esprit critique. Créant avec ironie et humour, elle met au défi nos perceptions ; elle éveille cette prise de conscience selon laquelle des modèles alternatifs sont à imaginer en marge des héritages sociaux et autres schèmes incorporés, établis et ancrés, que nous ne pensons plus à questionner.

Texte écrit par Capucine Buri, au sujet de l’exposition de Clairefontaine, Mostly Sunny, chez Air de Paris

Vue de l’exposition de Clairefontaine, Mostly Sunny, chez Air de Paris.
Courtesy Air de Paris

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